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"On classe les chercheurs comme Google classe les sites", entretien avec Barbara Cassin par Julien Martin, Rue89 (9 février 2009)

mardi 10 février 2009, par Laurence

Pour lire et entendre cet article sur le site de Rue 89.

La philosophe Barbara Cassin, auteure de "Google-moi", dénonce un mode de notation au coeur de la grève de ce mardi.
Université de Nanterre, en novembre 2007(Audrey Cerdan/Rue89)

L’évaluation des enseignants-chercheurs, ou l’un des principaux motifs de la crise qui agite actuellement les universités. En cause, notamment, la méthode employée, qui devrait encore être renforcée par le projet de décret actuellement contesté. Philosophe et directrice de recherche au CNRS, Barbara Cassin dénonce sur Rue89 le "scandale" de cette méthode de notation qui, à l’instar de Google, fait que "la qualité devient une propriété émergente de la quantité".

L’auteure de "Google-moi" (Ed. Albin Michel, 2007) souligne "l’analogie" entre "la manière dont Google fabrique ses réponses à vos questions, c’est-à-dire hiérarchise les items qui apparaissent dans une page" et "la manière dont on hiérarchise les chercheurs" :

"Pour Google, ce qui est mis au-dessus, c’est ce vers quoi le plus de sites renvoient, c’est-à-dire une pratique de citations. C’est comme ça que ça se passe pour les chercheurs. Plus vous écrivez de textes dans des revues répertoriées, plus ces textes sont cités, plus vous êtes bien classés." (Ecouter le son)


"Ce que dit untel, c’est vraiment de la connerie"

Au coeur du problème, le "facteur H". Cet indice développé en 2005 par le physicien américain Jorge Hirsch, visant à mesurer l’impact d’un chercheur en fonction de l’importance des citations de ses publications. D’où deux écueils majeurs, selon Barbara Cassin :

* "Les revues anglophones sont les mieux classées, donc quand vous philosophez en français, par exemple, vous avez assez peu de chances d’avoir un bon facteur H."

* "Les recherches nouvelles sont hors de ce classement, puisqu’il n’y a aucune raison qu’elles soient immédiatement connues et citées. (Ecouter le son)

Jeunes chercheurs, écoutez bien la suite ! Barbara Cassin révèle "la meilleure façon d’avoir un très bon facteur H". Quelques conseils caricaturaux pour montrer l’absurdité de l’indice de classement des chercheurs, qui "vous demande encore de faire du people" :

"Publiez ’dirty’, publiez sale, c’est-à-dire publiez vite, publiez en petits bouts, de manière à faire beaucoup d’articles dans les revues anglosaxonnes, même s’ils se ressemblent tous.

Et publiez un article absolument ’controversal’, c’est-à-dire très paradoxal et stupide, (...) tel que tous les gens du domaine seront obligés de prendre position, en disant par exemple ’ce que dit untel, c’est vraiment de la connerie’." (Ecouter le son)


"C’est l’évaluation qui est en train de triompher"

Le facteur H, "c’est l’évaluation qui est en train de triompher", se désole la philosophe. A l’Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (AERES), à l’Education nationale, à Bruxelles... En témoigne l’interview de Valérie Pécresse accordée en août dernier au Figaro.

Pour la ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, qui réagissait à la mauvaise place de la France dans l’édition 2008 du top 100 des établissements supérieurs (avec trois établissements contre quatre en 2007) établi par l’université de Shangaï, hors de question de dénoncer la méthode, il convient plutôt de s’y adapter :

"Ce classement a des défauts mais il existe. Les chercheurs et les étudiants du monde entier le lisent attentivement. Nous devons le prendre en compte et faire en sorte de donner plus de visibilité aux universités françaises. (...)

Elles ont un déficit en matière de culture de recherche et d’insertion professionnelle, mais elles sont prêtes à se battre pour le rattraper. Elles veulent entrer dans la culture du résultat."

Dans le décret contesté par les enseignants-chercheurs, la ministre entend en effet donner plus d’importance encore au facteur H. En faisant passer l’évaluation des mains des pairs à celle de leur hiérarchie administrative, elle favorise le poids des critères durs, donc de cet indice.

"C’est extrêmement angoissant et nocif"

Une "culture du résultat" qui constitue "un goulot d’étranglement pour obtenir de l’argent afin de faire des recherches", déplore Barbara Cassin. "C’est extrêmement angoissant et nocif."

La seule lueur d’espoir, pour la directrice de recherche au CNRS, provient de "très bonnes revues anglosaxonnes, comme Nature", qui "ont demandé de sortir du pool des revues qui servaient à l’évaluation", "considérant qu’il est absolument stupide d’évaluer de cette manière-là". (Ecouter le son)