Accueil > Revue de presse > Comment sont déjà évalués les chercheurs - Jade Lindgaard, Médiapart, 17 (...)

Comment sont déjà évalués les chercheurs - Jade Lindgaard, Médiapart, 17 février 2009

mardi 17 février 2009, par Laurence

Quel point commun entre Nicolas Sarkozy, Christophe Barbier (sur LCI), Sylvie Pierre-Brossolette (sur France 2 et France Info), Laurent Joffrin (sur France Info) et Yves Calvi (France 2) ? Une phrase, à quelques mots près : « les chercheurs ne sont pas évalués ». L’affirmation a semé stupeur et colère dans la communauté universitaire. Le 13 février, le chef de l’Etat a demandé que soient « rapidement explorées de nouvelles pistes pour l’évaluation des enseignants chercheurs et l’organisation de leurs services » par un communiqué. Ces derniers jours, la contestation du décret modifiant le statut des universitaires s’est étendue avec le ralliement des étudiants et la déclaration de la conférence des présidents d’université (CPU) demandant une « meilleure prise en considération » des « résultats de la recherche ». La question de l’évaluation se retrouve au centre du conflit universitaire.

Nicolas Sarkozy lors du lancement de la réflexion pour une Stratégie nationale de recherche et d’innovation, 22 janvier 2009.

« Dire que les chercheurs ne sont pas évalués, c’est mensonger ! On passe un temps fou à remplir et lire des dossiers d’évaluation », se désole René Habert, directeur de l’unité de recherche Inserm-Cea-Paris 7 qui a découvert l’automne dernier l’effet délétère des phtalates sur le potentiel reproducteur masculin : « Rapports d’activité tous les quatre ans, envois d’articles aux revues internationales à comité de lecture : on est hyper-évalués ! En ce moment, dans notre équipe – deux chercheurs et six enseignants-chercheurs –, nous avons quatre articles en cours d’évaluation par des personnes que nous ne connaissons pas. C’est ça qui nous évalue, pas les copains et les cousins. » Dans son discours du 22 janvier, Nicolas Sarkozy avait moqué les chercheurs qui s’évaluent « entre eux ».

Maître de conférences de sciences politiques à l’université de Nanterre (Paris 10), Frédéric Zalewski, entonne la liste des passages obligés de l’évaluation pour l’universitaire : « On est évalués lors de la soutenance de thèse, lors de la qualification nécessaire pour enseigner à l’Université, quand on se présente à l’agrégation, quand on passe l’habilitation à diriger des recherches, quand on présente des projets de recherche pour obtenir leur financement, quand on soumet un article à une revue à comité de lecture. » Pour Raphaël Larrère, directeur de recherche à l’Inra aujourd’hui à la retraite : « Depuis 20 ans, on passe de plus en plus de temps à se faire évaluer individuellement, collectivement, et à évaluer les autres. » En bref, « c’est un système d’évaluation continue », constate Françoise Asso, maître de conférences de littérature française à Lille 3.

Un retour à la « bureaucratie gaulliste »

Avant la loi « libertés et responsabilités des universités » (LRU), votée en août 2007, cette évaluation se faisait par les scientifiques de la même discipline regroupés dans une instance nationale, le Conseil national des universités (CNU), passage obligé de quiconque veut enseigner en fac et ensuite demander des promotions. Et au niveau de chaque établissement, par un passage devant les commissions de spécialistes élues pour quatre ans. Le CNRS et les autres organismes de recherche disposent par ailleurs d’une commission interne.

Avec la LRU, désormais, sur proposition du président d’université, des « comités de sélection » sont constitués pour chaque poste ouvert. Ils comportent des membres extérieurs à l’établissement (élus locaux, chefs d’entreprises...). Selon le décret modifiant le statut des enseignants-chercheurs, les présidents d’université peuvent attribuer plus ou moins d’heures d’enseignement aux universitaires s’ils sont plus ou moins bien appréciés (la « modulation de services »). Les mécontents peuvent saisir le conseil national des universités (CNU) mais son avis n’est que consultatif. Dans la dernière mouture à ce jour du décret, une personne bien évaluée ne peut se voir imposer plus d’heures de cours que ne le prévoit le cadre national (entre 128 et 192 heures).

Pascal Binczak, président de l’université de Saint-Denis, lisant l’appel de la Sorbonne pour le retrait de « toutes les réformes controversées dans l’enseignement supérieur et l’université », 9 février 2009.

« La question de l’évaluation est centrale car elle est là pour permettre l’application de la modulation de services, pour gérer la pénurie de postes et le manque d’argent à l’université, analyse Françoise Asso, membre du collectif Sauvons l’université de Lille 3. C’est une manière de faire des économies. »

Pour Bruno Andreotti, professeur à Denis-Diderot (Paris 7) et chercheur au Laboratoire de physique et mécanique des milieux hétérogènes, une distinction s’impose : « Le mot évaluation désigne deux choses différentes : l’évaluation de la vérité scientifique (le "referring" en anglais), et le classement des gens en rangs censés indiquer leur performance (le "benchmarking"). Le benchmarking n’appartient ni à notre vocabulaire de scientifique, ni à notre fonction de rendre publique la création de savoir. »

Pour être bien évalué, il faut être « publiant », soit avoir publié en quatre ans entre deux et quatre fois (selon les disciplines) dans une revue de rang A. Les revues scientifiques sont classées en fonction de leur influence sur la communauté scientifique, de leur importance dans leur domaine et de leur nombre de lecteurs. Ce classement des revues a soulevé énormément de protestations en sciences humaines par crainte du risque de marginalisation de certains courants et types de recherche.

Littérature scientifico-administrative d’un ennui profond

Ingénieur agronome et examinateur pour l’Aeres, Raphaël Larrère vient tout juste de présider le comité d’évaluation d’un laboratoire spécialisé en éthique à Paris Descartes (Paris 5) : « Et j’ai bien l’intention de ne plus le faire ! » confie-t-il. « On nous présente de la littérature scientifico-administrative d’un ennui profond. Ce labo, je le sais, produit des articles et des ouvrages très intéressants. J’aurais préféré les lire plutôt que les documents préparés pour l’occasion. Je suis persuadé qu’il s’y dit plus de choses à la cantine et dans les séminaires d’unité que dans les projets qui m’ont été présentés en axes 1 et 2. Les chercheurs cachent leur créativité, ils ont peur que ça ne corresponde pas à ce qu’on attend d’eux. »

Et de leur côté, les chercheurs qu’il vient d’évaluer enquillent les dossiers d’inspection : quadriennal du CNRS, maquette pour l’université, dossier Aeres. Et toujours autant de mal pour les scientifiques à maîtriser l’art du powerpoint. Autre problème pointé par ce spécialiste d’éthique : « Dans certaines disciplines, nous sommes tellement peu nombreux que nous sommes tous copains. Dans l’équipe que je viens d’évaluer, il y a quelqu’un qui a dîné à la maison, un autre à qui j’ai donné un chaton. C’est un problème structurel. »

Au sein du CNU, ce sont des enseignants-chercheurs réunis par sections thématiques qui évaluent leurs pairs, c’est-à-dire les maîtres de conférences et professeurs de leurs disciplines. Ils bénéficient pour cela de décharges dans leur temps de travail à l’université. Mais les conditions matérielles sont parfois acrobatiques. Michel Gay, secrétaire général d’AutonomeSup, a siégé 14 ans au CNU. Pas de secrétariat. Pas de salle réservée. « Il faut quémander le droit de faire des photocopies. Je me souviens d’une réunion, nous étions tellement entassés les uns sur les autres qu’il était impossible d’en partir sans faire lever tous les autres. »

Quand ce n’est pas la place, c’est le temps qui manque cruellement aux examinateurs. Antoine Roger siège depuis un an à la section sciences politiques du CNU. Il est enseignant-chercheur (à l’IEP de Bordeaux) et dirige un laboratoire spécialisé en relations internationales : « Quand on dit que le CNU va évaluer tous les enseignants-chercheurs, c’est impossible ! Ça deviendrait un travail à temps plein. Or les membres du CNU ont des recherches à faire, des tâches administratives à accomplir, des cours à préparer. Pendant qu’on examine les dossiers soumis au CNU, pas de temps pour la recherche. »

Le diable se loge dans les détails. La section sciences politiques du CNU comporte 23 membres, 15 élus, 8 nommés par le ministère. « En théorie, les membres nommés doivent compléter la palette des spécialisations thématiques et sous-disciplinaires, explique Antoine Roger. On peut par exemple nommer un(e) spécialiste de relations internationales si aucun(e) n’a été élu(e). En pratique, le système des nominations n’apporte pas entière satisfaction. Il est très opaque. Pour dresser sa liste, le ministère consulte de façon informelle des "experts" dont l’identité n’est jamais connue et qui n’ont jamais été mandatés par leurs pairs : la communauté scientifique n’a donc pas de contrôle sur les nominations. »

Du coup, selon le jeune professeur, « les résultats sont parfois aberrants : certains universitaires sont nommés au CNU alors qu’ils sont inconnus au bataillon et ont un dossier scientifique très faible ; ils se voient confier la mission d’évaluer les candidatures à la qualification de jeunes docteurs dont le dossier est déjà plus étoffé que le leur ». Le rapport Schwartz remis l’année dernière au ministère réclamait une mise en ligne du CV des membres du CNU.

Une rationalité marchande

A entendre Antoine Roger, il faudrait que la communauté scientifique contrôle entièrement la composition du CNU et renforce encore le rôle des pairs. Ce n’est pas du tout le chemin pris par la LRU. Désormais, les membres des « comités de sélection » (qui remplacent les anciennes commissions de spécialistes), formés ad hoc pour un poste et dissous ensuite, sont désignés par le conseil d’administration sur proposition du président de l’université (avec un simple avis consultatif du conseil scientifique).

Or, selon lui, « le conseil d’administration n’est pas toujours – c’est le moins qu’on puisse dire – un véritable espace de délibération. Il comporte par ailleurs des représentants de tous les personnels de l’établissement, et des membres extérieurs à l’établissement (chefs d’entreprise, élus locaux, etc.) qui ne connaissent pas les besoins pédagogiques ni le fonctionnement de la discipline et qui suivent donc aveuglement les propositions du président. En somme, le président peut contrôler la composition du comité de sélection (beaucoup plus en tout cas que dans un système d’élection par les pairs). Plus l’établissement est grand, plus le risque d’un recrutement "cadenassé" est important ».

C’est cette logique de concentration des pouvoirs et de présidentialisation de l’université que beaucoup d’opposants au décret de la LRU dénoncent aujourd’hui. Pour Frédéric Zalewski, spécialisé en science politique, derrière l’apparente technicité du débat sur l’évaluation surgit toute une vision de l’université : « L’évaluation telle qu’elle se dessine aujourd’hui glisse vers des critères quantitatifs, c’est une rationalité marchande venue du new public management qui veut faire fonctionner la sphère publique comme la sphère concurrentielle. » Le principe de l’évaluation collégiale « par les pairs, sur les seuls critères d’excellence académique, tend se diluer dans une logique de mise en concurrence et d’individualisation des carrières ».

Une logique qui s’apparente à une gestion d’entreprise en situation de pénurie. Car l’évaluation quantitative et récurrente peut alors apparaître comme une tentative de naturalisation du manque de moyens budgétaires. Une manière de faire le tri. Raphaël Larrère se souvient de l’introduction des critères bibliométriques à l’Inra, il y a presque vingt ans : « C’est à la commission scientifique spécialisée en économie et sociologie rurale de l’Inra qu’on a commencé à évaluer au début des années 1990 les chercheurs en fonction de leurs nombres de publications. En deux ans, les rapporteurs ont plus ou moins cessé de lire les articles des évalués. On finit par juger des gens sans lire ce qu’ils font. Ça permet d’évaluer à moindre coût. »


Mobilisation soutenue par les secteurs les plus traditionnels de l’université

Quelle évaluation alternative aux réformes en cours ? C’est tout le problème pour ce professeur de science politique à Saint-Denis (Paris 8) : « Le décret de la LRU serait pire encore s’il passait tel quel mais je suis très critique sur le statu quo à l’université », explique-t-il. « Au CNRS, il y a une évaluation par les pairs mais elle a peu de conséquences. A l’université, dans la plupart des cas, les enseignements ne sont pas évalués. Un prof un peu installé qui ne fait pas grand-chose, personne n’ira l’embêter. A l’inverse, la pluralité des tâches des enseignants-chercheurs n’est pas reconnue : s’investir dans un programme Erasmus ou dans l’accueil des lycéens, ça ne fait qu’une ligne dans l’évaluation alors que c’est de la recherche en moins. »

L’Aeres charge une personne par discipline de constituer son pôle d’examinateurs. Un pouvoir considérable. Sandra Laugier est déléguée scientifique adjointe pour la philosophie : « J’ai toujours défendu les champs minoritaires, explique la jeune philosophe, j’essaie d’avoir une variété de points de vue et de ne pas privilégier les courants dominants. On peut mettre en valeur le travail de petites unités de recherche très innovantes et encore peu reconnues. On peut aussi juger de l’attractivité véritable des équipes : des recherches a priori dépassées peuvent donner des résultats féconds et mobiliser des jeunes ».

Chaque année, un quart des universités renouvellent leur contrat. C’est à cette étape que l’Aeres les évalue : Unités mixtes de recherche, équipes d’accueil universitaires, masters, écoles doctorales... Aujourd’hui Sandra Laugier se dit « parfois un peu décalée par rapport à mes collègues en révolte. Je suis très heureuse que ce mouvement existe et se révolte contre le mépris du pouvoir et sa haine de l’intellectualité. Mais quand on reçoit des crédits publics, il n’y a pas de raison de ne pas rendre des comptes. L’évaluation purement quantitative est idiote. Mais quelle est l’alternative aujourd’hui ? Pour qu’existe une évaluation qualitative, il faut donc que certains décident ce qu’est cette qualité. Et certains, dans les institutions existantes, se considèrent spécialement qualifiés pour juger. A l’université, au CNRS, on souffre beaucoup de l’existence de normes édictant ce qui est bon ou pas, ce qui définit une discipline.

En philosophie, le CNU est censé représenter la tradition. Pendant longtemps, il a écarté de l’université les disciplines et les sujets qui ne lui correspondaient pas : certains courants de la philosophie analytique, les théories féministes, les questions de genre. C’est une institution souvent conservatrice. Cela m’interroge de voir que la mobilisation aujourd’hui est à ce point soutenue par les secteurs les plus traditionnels de l’université. »

L’entrée en contestation de l’association pour la qualité de la science française et du collectif pour la défense de l’université regroupant notamment des juristes d’Assas et le vote de la grève à Dauphine, a priori inattendues, ont scandé le début du mouvement dans les universités. « Ce qui me questionne dans le mouvement actuel c’est qu’alors que les gens avaient à peu près accepté l’Aeres, qui propose une évaluation indépendante, ils en reviennent à contester l’idée même d’évaluation. Aujourd’hui, et c’est normal suite aux insultes de Sarkozy, plus personne ne supporte rien. »

C’est l’effet que beaucoup redoutent désormais : du fait de l’agressivité du discours présidentiel, une hystérisation collective et une crispation figeant les universitaires sur la défense d’un statu quo dont beaucoup ne voulaient plus. Croyant mettre en pièce « l’immobilisme » dans son discours du 22 janvier, Nicolas Sarkozy pourrait bien au contraire lui avoir donné corps.