Accueil > Structures de la recherche (organismes, ANR…) > CNRS : Qu’est-ce qu’un démantèlement ? par Philippe Büttgen et Michel Espagne, (...)

CNRS : Qu’est-ce qu’un démantèlement ? par Philippe Büttgen et Michel Espagne, chercheurs au CNRS (UMR 8584, Laboratoire d’Études sur les Monothéismes, CNRS/EPHE/Université Paris-Sorbonne ; UMR 8547 Pays Germaniques, CNRS/ENS)

mercredi 18 mars 2009, par Laurence

[/DEMANTELER [demãtle]. v. t. ; conjug. geler (1563 ; de dé-, et a. f. manteler, de mantel « manteau »).
- 1° Démolir les murailles, les fortifications de. V. Abattre, démolir, raser. Démanteler un fort. « La corniche toute démantelée par l’infiltration des eaux fluviales » (GAUTIER).
- 2° (1851). Fig. Abattre, détruire.
« Les grandes guerres monarchiques qu’avaient démantelées les guerres de Napoléon » (VILLEMAIN).
- ANT. Fortifier, recontruire./]

Les Coordinations qui se sont multipliées ces dernières semaines – Coordination Nationale des Universités, des Laboratoires en lutte, etc. – appellent toutes à l’ « arrêt du démantèlement des organismes de recherche ». La formule est figée, rituelle. Il faut comprendre les chercheurs : cela fait dix ans qu’ils sont dedans. Cela vous forge une terminologie.

Dans quoi ? Là, le lexique est plus récent, déjà rituel, d’emblée compliqué : « désassociations », « désaffiliations », « délabellisations », « désopérations », et « dés-UMRisations », de loin le plus doux aux oreilles. Personne n’y comprend rien, bien sûr. C’est fait pour. Ce sont, cette fois, des mots de directeurs (de cabinet, d’organisme), les mots de la « réforme ». Qu’ils changent chaque semaine fait partie d’une guerre de communication, avec ses épisodes non moins rituels, innovations sémantiques et démentis formels.

Répétons que cela dure depuis dix ans. Les gens qui travaillent au CNRS, à l’INSERM ou à l’INED ne tiennent pas plus que les autres à torturer la langue. Ce sont des scientifiques qui, comme tout le monde, préfèrent le travail de la découverte aux subtilités des nomenclatures. Aux « désassociations », désaffiliations », etc. (arrêtons-nous là) correspond la « typologie des unités », autre élément de la guerre des mots, et grand jeu, toujours, des directions. Certaines appellations se sont imposées : Unité Mixte de Recherche (UMR), Unité Propre de Recherche (UPR). D’autres s’avancent masquées : ERL (Équipe de Recherche Liée), EAC (Équipe d’Accueil Conventionnée), « UMR sous régime d’agence de moyens », liste non limitative. Les initiés diront que ce sont les outils du démantèlement, ce démantèlement dans lequel nous sommes.

Reposons la question : dans quoi sommes-nous ? Voyez la définition : dans la démolition (sens 1° du Robert), la destruction (sens 2°). Le seul problème du « démantèlement » ‒ le mot et son usage ici –, c’est qu’il suggère que nous avons affaire à des forts, des fortifications, des forteresses. Il y a toujours quelque chose d’extrêmement réjouissant à démolir des forteresses. Mais il faudrait avoir prouvé que le CNRS et les organismes publics de recherche sont des forteresses. Nous voudrions montrer qu’ils ne le sont pas, et que les forteresses, aujourd’hui, sont ailleurs.

[|***|]

Rappelons d’abord que le CNRS a connu son développement le plus spectaculaire grâce aux impulsions que le général de Gaulle, en accord avec la plupart des acteurs politiques, souhaitait donner à la recherche scientifique en France afin de la rendre autonome par rapport aux régionalismes mandarinaux et de lui permettre d’accéder à une reconnaissance mondiale.
Pour ce faire a été créé, dès 1945, un parlement de la science, le Comité national de la recherche scientifique, composé pour deux tiers d’élus en raison de leur compétence scientifique et d’un tiers de membres nommés pour les mêmes raisons, et faisant leur place aux personnels d’accompagnement de la recherche, ingénieurs et techniciens. Depuis longtemps, les sections du Comité national comptent en leur sein davantage d’enseignants-chercheurs que de chercheurs. Forteresse ?

Le CNRS n’a jamais constitué un monde séparé de l’université mais a toujours eu pour objectif de travailler avec elle. Cette imbrication est réalisée par les unités mixtes de recherche (UMR), associant une ou plusieurs universités, établissements (grandes écoles) et organismes nationaux pour aborder une thématique scientifique. Ces unités regroupent une majorité d’enseignants-chercheurs et une minorité de chercheurs à plein temps. Forteresse ?

Jusqu’en 2007, les UMR étaient évaluées régulièrement de façon très approfondie par le Comité national, qui avait la possibilité d’en créer de nouvelles pour répondre à de nouveaux besoins scientifiques, d’en fermer, aussi, lorsque leur niveau n’était plus considéré comme satisfaisant par le parlement de la recherche.

L’imbrication CNRS-universités était enfin favorisée par l’existence de délégations, le Comité national retenant comme chercheurs pour deux ans ou plus des enseignants-chercheurs qui pouvaient écrire un ouvrage, terminer une habilitation, lancer une recherche nouvelle dans une UMR qui les accueillait. Forteresse ?

***

Évidemment ce système devait être amélioré, pour au moins deux raisons.

‒ Le nombre des UMR n’a jamais été suffisant pour couvrir, notamment dans les sciences humaines, l’ensemble des besoins et faire que la majorité des enseignants-chercheurs leur soient rattachés. Depuis longtemps déjà, les équipes ministérielles successives ont souhaité, pour des raisons diverses, réduire à la portion congrue la recherche dans des disciplines comme la littérature, la sociologie, la philosophie, les langues et cultures étrangères. Le ratio entre enseignants-chercheurs rattachés à une UMR et ensemble des enseignants-chercheurs a toujours été infiniment plus favorable en mathématique ou en physique, disciplines dans lesquelles il est, pour cette raison, naturel qu’un chercheur passe quelques années au CNRS puis rejoigne l’université, souvent en restant dans la même UMR.

‒ le nombre des délégations n’a jamais été suffisant pour permettre à tous les enseignants-chercheurs d’en bénéficier une fois dans leur carrière.

Aucune solution n’a été sérieusement envisagée pour faire face à ces réels problèmes, que les chercheurs déplorent tout autant que leurs collègues des universités.

***

Le démantèlement a connu plusieurs étapes. En voici un récit abrégé.
Il a d’abord consisté à enlever au parlement de la science tout droit de regard sur la conduite et l’organisation de la recherche scientifique. L’analyse approfondie du travail des UMR et de leur personnel par le Comité national a été supprimée et remplacée par une « évaluation » issue d’une agence, l’AERES. Les membres de l’AERES sont tous nommés par l’État. L’essentiel de leur légitimité tient dans l’application scrupuleuse de protocoles d’évaluation élaborés par une minorité. Ces protocoles sont aussi appelés « grilles ». Il se pourrait qu’il y ait un sens à parler, ici, de forteresse.

Il n’existe plus désormais d’évaluation telle que pouvait en bénéficier la recherche française depuis soixante ans. Elle reposait sur des rapports contradictoires pour le moindre dossier et la moindre demande, sur le principe de comparaisons, opérées publiquement, en session plénière, sur des propositions faites indépendamment des pouvoirs administratifs ou politiques et respectées par eux. L’évaluation réelle ne vient pas d’être instaurée mais elle vient d’être supprimée. C’est la première étape du démantèlement, à dater de la loi « Pacte pour la Recherche » d’avril 2006.

Ensuite a été remise en cause l’idée de la « continuité thématique ». La formule fait à nouveau jargon. Elle recouvre pourtant quelque chose d’assez simple. Le CNRS s’est engagé dans un mouvement de communication et de croisement des savoirs rigoureusement parallèle à celui qui s’est produit, dans les universités, avec la fin de l’organisation en Facultés. La seule différence tient à que le CNRS se soutenait intégralement de l’exigence d’interdisciplinarité, tandis que les universités mènent de front l’interdisciplinarité et la formation aux disciplines sans lesquelles il n’y a pas d’interdisciplinarité.

La « continuité thématique » est l’autre nom de l’interdisciplinarité. Pour pratiquer concrètement l’interdisciplinarité, il faut qu’une entité incarne le tout des disciplines à rapprocher, le tout évolutif de la science, l’encyclopédie. Que le CNRS incarne l’encyclopédie ne signifie pas qu’il se l’arroge. Il marque, simplement, un point de repère.

Depuis février 2008, à la demande de la Ministre de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche, le CNRS est entré dans une « réforme » interne visant à le transformer en un consortium d’« Instituts » disciplinaires séparés : Mathématiques, Chimie, Sciences de l’Univers, Sciences Humaines et Sociales (peut-être), etc. Autres forteresses.

Quand on tronçonne le continuum du savoir en « Instituts » qui n’auront plus que des liens distendus entre eux, la science cesse d’être une et se retrouve divisée en « secteurs » rentables et non rentables. Certains d’entre eux ont « vocation », comme on dit dans les Ministères, à quitter le CNRS à court ou moyen terme : les Sciences du Vivant sans tarder (l’industrie pharmaceutique est pressée), les humanités ensuite et sans doute aussi les sciences sociales si elles s’obstinent dans leur ambition critique.

***

Les Unités Mixtes de Recherche, sorte de copropriétés des universités et des organismes, font l’objet d’un double financement qui garantit leur indépendance envers tout localisme. C’est vrai, la multiplicité des « tutelles » peut accroître le nombre de factures. L’indépendance a un prix. Il n’est pas si élevé : chercheurs, enseignants-chercheurs, aidez vos gestionnaires !

L’autre solution, sinon, sera de passer au guichet : le « guichet unique » des présidents-managers LRU (on parlera aussi de « mandat unique », ou de « délégation unique de gestion », ou de « principe de la bergère » ‒ là encore, beaucoup d’inventivité au gré des circonstances). C’est un guichet très efficace, multi-fonctions. Il dispose de ce qu’il ne produit pas : l’argent des organismes de recherche devenus « agences de moyens », le temps d’enseignement des universitaires en fonction de leurs « performances » supposées dans leurs travaux de recherche. L’« agence de moyens » et la « modulation des services », c’est strictement la même chose : calculer, doser, imposer l’effort des autres, c’est-à-dire le nôtre. Chercheurs, enseignants-chercheurs, sommes-nous des « moyens » ?

Le guichet unique est un des lieux du démantèlement. L’autre, quand on parle de crédits, est bien entendu l’Agence Nationale de la Recherche. Au lieu de travailler et de recruter périodiquement de nouveaux collègues, enseignants-chercheurs ou chercheurs, les unités de recherche sont censées s’engager dans la quête frénétique des crédits détenus par l’ANR. La rédaction de projets, si possible au goût du jour, et limités à une durée de trois ans très étrangère au rythme de toute activité scientifique, remplace la recherche proprement dite. Les CDD liés à ces projets se substituent aux postes de chercheurs ou d’enseignants-chercheurs et marquent l’ensemble du dispositif du sceau de la précarité. Le « précaire » n’est pas le réprouvé de la science qu’il nous faudrait plaindre par charité : c’est le « moyen » par excellence, la préfiguration de ce que nous serons tous si nous répondons trop tard.

***

Qu’est-ce que les enseignants-chercheurs ont à perdre dans le démantèlement du CNRS ?

Ils ont à perdre une référence internationale à laquelle chacun pouvait être associé, puisque les UMR sont les lieux d’une recherche universitaire d’excellence dont on souhaiterait qu’elle recouvre l’ensemble des disciplines et la majorité des chercheurs, y compris en sciences humaines (l’encyclopédie, toujours). Ils ont à perdre leur insertion dans des réseaux internationaux. L’université française est l’une des plus accueillantes d’Europe, comme l’OCDE elle-même est obligée d’en convenir. À cela s’ajoute que le CNRS recrute chaque année un quart de chercheurs étrangers, faisant de la France un lieu de travail pour des scientifiques de haut niveau extérieurs même à l’Union européenne.

Ils ont à perdre la garantie de qualité que confère une évaluation purement scientifique, telle que celle pratiquée par les sections du Comité national et du Conseil National des Universités. Si cette garantie disparaît, la faveur locale tiendra lieu d’autonomie scientifique, la bibliométrie tiendra lieu d’évaluation.
Ils ont à perdre de nombreuses possibilités de recrutement. Les recrutements au CNRS complétaient les recrutements universitaires, fort peu probables dans toutes les disciplines qui n’appellent pas un enseignement de masse ; ils permettaient aussi d’en varier les filières et les provenances. Les contrats précaires de l’ANR sont une invitation pressante à partir à l’étranger. Les « chaires mixtes universités-organismes » actuellement en projet sont un des plus purs joyaux du démantèlement. Avec le budget des organismes, on instaure une double filière de recrutement des enseignants-chercheurs. Les chaires reviennent à créer, pour chacun des heureux lauréats, une sorte de micro-IUF intra muros, incluant suffisamment de décharges d’enseignement et de primes financières diverses pour consommer, outre le poste pris par exemple au CNRS, la plus grande partie d’un support budgétaire de maître de conférence. Les « chaires mixtes » parachèvent la mixité du démantèlement, dans les universités comme dans les organismes.

Continuons : les enseignants-chercheurs ont à perdre le cadre (au moins) national de la recherche. La différence entre les grandes universités (scientifiques) et les petites universités (littéraires) pourrait sans la régulation du CNRS devenir un gouffre. Les choix géographiques d’implantation des UMR ont jusqu’ici tenu compte des potentiels de recherche locaux, mais aussi de la nécessité d’opérer des rééquilibrages. Qu’en sera-t-il à l’ère du « Plan Campus » ?

Les rééquilibrages dont il est question ici ne sont pas une vue de l’esprit. Imaginons un instant une recherche universitaire sans CNRS. La loi dite « Libertés et Responsabilités des Universités » d’août 2007 creuse le sillon du « Pacte pour la Recherche » adopté par le Parlement en avril 2006. Le « Pacte » en question avait institué l’ANR et l’AERES. Le directeur général du CNRS, perinde ac cadaver, inscrit l’évolution de l’organisme (voir plus haut : « agence de moyens », « désaffiliations » et synonymes) dans la logique de la loi LRU, qui par un hasard politique proprement inouï se trouve coïncider avec sa propre « vision » (le mot est de lui) de la recherche publique. Ergo : les universités autonomes, une fois le CNRS désactivé, se retrouveront seules face aux Agences, qui seules évalueront et financeront leur recherche. Les mots-clés seront alors « projet », « faisabilité » (côté ANR), « grille » et « ratio de publiants » (côté AERES). Pourra-t-on encore parler de recherche ? Un CNRS « opérateur de recherche », comme dit le jargon, et pas seulement « agence de moyens », offre la garantie d’une recherche universitaire efficace et durable.

Depuis deux ans, la dialectique du local et du national épouse exactement le rythme des offensives et des reculs ministériels. La première option est de diluer le CNRS dans les universités (de préférence à « compétences élargies ») comme de la grenadine dans l’eau. La chose fut tentée, par exemple, à l’automne 2007, époque du grand mercato qui devait permettre aux universités d’absorber le « potentiel recherche » des personnels des organismes, chercheurs, ingénieurs, administratifs, techniciens. L’autre choix est celui du repli, du CNRS-bunker réorganisé en Instituts et en unités « stratégiques » (« stratégie » est le nom élégant du plan social dans la terminologie militaire en usage à la direction générale du CNRS). Rappelons que le bunker est la version bétonnée de la forteresse, rejetée à juste titre par la CPU à la fin de 2008.

Le CNRS-bunker et le CNRS-grenadine sont deux définitions possibles d’un même démantèlement. Précision : ce n’est pas blanc bonnet et bonnet blanc. C’est plus subtil : comme le savent ceux qui tiennent la chronique des relations entre la direction du CNRS, le Ministère dit de tutelle et les diverses fractions en lutte à la Présidence de la République, il y a plusieurs façons pour un bonnet d’être blanc.

Une des grandes vertus de la crise actuelle est de nous avoir fait oublier la rituelle méfiance respective des « universitaires » et des « gens du CNRS ». Il y a plusieurs corps dans la fonction publique d’État. Il y a un seul démantèlement, qui vise la fonction publique d’État.

[|***|]

Comme l’ont écrit les initiateurs d’une pétition de soutien à la Ministre de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche (200 signatures, intense mobilisation) : « on ne fait donc rien » ? On refuse les « réformes » ? On défend le statu quo ?

Le statu quo, c’est d’abord le mouvement brownien qui s’est établi depuis l’ère de Claude Allègre et qui, sous couvert de « stratégie », cherche à établir la confusion entre autonomie scientifique et « autonomie » managériale des présidents d’universités, entre évaluation collégiale et « pilotage » politique ou simplement bureaucratique, entre recherche de résultats scientifiques et recherche de financements. Le démantèlement programmé du CNRS et des organismes publics de recherche ne serait en aucun cas un progrès pour les universitaires, bien plutôt une ossification mortifère de ce statu quo-là. Au démantèlement, nous opposons le mouvement. Celui qui dure, tient et s’amplifie depuis maintenant deux mois.

17 mars 2009