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A la Sorbonne, la "ronde infinie des obstinés" - Catherine Simon, "Le Monde", 27 mars 2009

jeudi 26 mars 2009, par Elie

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Quand on arrive rue de la Sorbonne, on ne peut pas rater l’entrée : le bleu marine des CRS et des vigiles "maison", postés sur le trottoir, se voit de loin. Intimidé, un couple de touristes tend le cou pour essayer d’apercevoir ce qui se passe dans la cour de la vénérable université. Une émeute ? Un remake de Mai 68 ? En fait, il ne se passe rien. Pas plus, en tout cas, que dans les autres universités parisiennes, sans doute jugées moins explosives, puisque la présence policière y est nulle. Mais la Sorbonne n’est pas une université comme une autre.

Pour entrer, il faut montrer patte blanche (carte d’enseignant ou d’étudiant) puis, une fois le seuil franchi, ouvrir sacs ou sacoches sous l’oeil inquisiteur d’une nouvelle rangée de vigiles, appuyés par quatre ou cinq malabars d’une société de sécurité privée, sourires de catcheurs et uniforme noir. La carte de presse n’émeut pas les cerbères. Ainsi en a décidé, "pour éviter tout incident", dit-on, le service communication du rectorat.

Dans la cour, assis au soleil, des étudiants papotent tranquillement. D’autres filent, cartables sous le bras, vers la bibliothèque. Certains rejoignent même un amphi ou une salle de classe. Contrastant avec l’impressionnante présence policière du dehors, le calme qui règne à l’intérieur a quelque chose de saisissant.

"Tous les enseignants ne font pas grève, explique une étudiante en lettres classiques. Et ceux qui la font s’ingénient à ne pas nous pénaliser." Sa prof de latin, par exemple, bien que gréviste, fixe régulièrement rendez-vous à ses élèves pour leur donner des travaux à faire - qu’elle suit et corrige. Son cas n’est pas exceptionnel. Certains enseignants-chercheurs, s’ils n’assurent plus les cours magistraux, fournissent quand même à leurs élèves, via le réseau Internet, de quoi bûcher et s’exercer.

Quant à la rétention des notes, théoriquement appliquée par les enseignants grévistes, elle souffre de discrètes, mais régulières, exceptions. D’ailleurs, quand on leur demande s’ils sont, oui ou non, en grève, étudiants et enseignants hésitent. "En grève, oui. Mais en grève active", nuance Jean-Baptiste Joinet, maître de conférences habilité en logique, au département de philosophie de Paris-I.

"Ce qu’on fait, ça n’a pas de nom : on veut faire vivre la Sorbonne", insiste François Chausson, professeur d’histoire romaine à Paris-I-Panthéon-Sorbonne. Et c’est un boulot fou. La "conférence alternative" que le professeur Chausson a donnée, le 25 mars, dans l’amphi Turgot, portait sur "Galeria Valeria Augusta, épouse de l’empereur Galère (293-315 après J.-C.)" et, au-delà, sur la genèse de "l’empire tétrachique".

Bien que l’impératrice romaine ne figure pas dans ses manuels de cours, Nathalie, 23 ans, étudiante en histoire, est enthousiaste : "Non seulement cela permet de rester à niveau, mais on découvre, à travers ces conférences, ce qu’est le travail des chercheurs." Tatiana, 21 ans, approuve : "Toutes ces conférences sont en rapport avec le programme. Pas directement, mais elles sont un "plus". C’est une formule vraiment maligne : on est en grève, mais on travaille." Rien qu’à l’intérieur de la Sorbonne, trois ou quatre "conférences alternatives" sont organisées chaque jour. D’autres ont lieu hors les murs. Pour en connaître le détail, il suffit d’aller sur le site Sorbonnengreve.revolublog.com.

C’est ainsi que, ce même mercredi, devant les portes de l’Institut, en face du pont des Arts, un groupe de jeunes touristes est en train de boire les paroles de son drôle de guide. Celui-ci porte une écharpe grise qu’éclaire un badge bleu vif, sur lequel est écrit : "Je lis La Princesse de Clèves." C’est le professeur Jean-Luc Chappey, échappé un moment des amphis de la Sorbonne pour faire, avec ses collègues Bruno Belhoste et Nathalie Richard, un cours ex cathedra sur "Le Paris savant, au tournant des XVIIIe et XIXe siècles". Les présumés touristes - une bonne soixantaine - sont des étudiants, dont certains arborent, accroché à l’épaule, un carton où est écrit "En grève". En prime, ces "conférences alternatives", spécialité de la Sorbonne, permettent aux protestataires de médiatiser leur mouvement, distribution de tracts à la clé.

A quelques centaines de mètres de là, place de l’Hôtel-de-Ville, la "ronde infinie des obstinés" continue de tourner. Les premiers marcheurs ont commencé lundi. Ils tournent et marchent sans s’arrêter. Certains portent des panneaux, à la façon des hommes-sandwiches, qui dénoncent la réforme Pécresse et ses décrets honnis. Les badauds s’arrêtent, intrigués.

Des performances militantes, le mouvement en invente sans cesse. Après les saynètes en plein air, comme la "vente aux enchères de concepts extraordinaires et rares" ou le carnavalesque "supplice de l’université", il y a eu les happenings, comme la chaîne humaine entourant la Sorbonne ou la foule des liseurs-de-livres-à-voix-haute de la place Saint-Michel. Ce n’est pas fini : un "die-in" est prévu vendredi, place de la Sorbonne, suivi dès lundi d’un "terrible concert de casseroles" censé "réveiller les grands hommes" du Panthéon, puis, mardi, d’une "marche lente et à reculons" entre l’Etoile et la Concorde. De quoi tenir jusqu’aux vacances de Pâques - et au-delà ?

Catherine Simon