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"A Caen, l’université craint d’être sacrifiée par l’Etat, dans l’indifférence générale", Le Monde, 27 avril 2009

lundi 27 avril 2009

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A Caen, l’université craint d’être sacrifiée par l’Etat, dans l’indifférence générale
LE MONDE | 27.04.09 | 14h57 • Mis à jour le 27.04.09 | 14h57
CAEN ENVOYÉ SPÉCIAL

A première vue, l’université de Caen est fermée à double tour. A l’intérieur, une barricade de tables et de chaises interdit le passage. A l’extérieur, la direction a mis le verrou, pour des raisons de sécurité. La situation semble donc bloquée, mais c’est un trompe-l’oeil. Depuis le 2 février, quand a démarré sur le campus le mouvement contre les réformes Pécresse, le savoir a continué à couler comme une fonction vitale. L’enseignement prend des voies détournées : cours du soir ou amphis en plein air. Le lieu fonctionne par à-coups, selon l’humeur des assemblées générales qui, tantôt durcissent le ton contre les décrets maudits, tantôt votent la libération des locaux pour ne pas obérer les examens.

Plusieurs facultés sont à l’arrêt. D’autres fonctionnent. D’où le sentiment d’un mouvement illisible, voire irrésolu. Les enseignants sont nombreux, comme ce maître de conférence, à s’estimer piégés : "Comment dire notre opposition sans pénaliser les étudiants et passer pour irresponsables ?" Dans les couloirs, fleurissent déjà des affiches vantant les mérites de grandes écoles privées...

Par tradition, par son ancrage dans un bassin populaire, l’université de Caen s’est toujours montrée rebelle. Elle risque d’être parmi les plus pénalisées par les réformes. Syndicats et membres du conseil d’administration font les mêmes calculs. Selon l’ancien système d’allocations des moyens, l’université de Basse-Normandie était sous-dotée. Selon le nouveau, elle deviendrait surdotée. Plus de 150 postes pourraient être supprimés à terme. Les versements de l’Etat plongeraient dès 2010. L’effort financier sera inégalement réparti entre les facultés, d’où une colère à géométrie variable.

Eric Gilbert, directeur du département des langues vivantes étrangères, redoute de devoir fermer les langues nordiques, au nom de la rentabilité. "Est-ce la vocation de l’université de n’enseigner que l’anglais et l’espagnol ?", interroge-t-il. Le nouveau système d’évaluation des enseignants-chercheurs le hérisse tout autant.

PERFORMANCE

Armé d’une infinie patience, le pédagogue décrypte à un Candide cette équation à multiples inconnues : nombre d’étudiants, taux de réussite, quantification des publications, désindexation de certaines revues, application de coefficients selon les matières traitées. "Un professeur en sciences humaines doit publier plus pour être reconnu aussi performant que son homologue des sciences de la vie", assure-t-il. M. Gilbert y voit là une ultime diablerie de son ministère de tutelle : "C’est diviser l’université pour régner. Et ça fonctionne."

Réprouvant les décrets, les universitaires divergent sur le mode d’action. "Nous sommes contre les réformes en cours. Mais nous souhaitons mener le mouvement de contestation sans bloquer le système", assure Josette Travert, présidente de l’université. Et d’admettre : "Notre attitude n’est pas facile." "Face à un gouvernement qui ne cède en rien, une frange d’étudiants et d’enseignants se radicalise", constate Eric Gilbert. Jean Rivière, un doctorant en géographie, syndiqué de Sud-Education, soutient le blocage. "Le gouvernement est autiste, estime-t-il. Valérie Pécresse veut sacrifier la culture du service public à celle du résultat." Il en veut aux caciques qui s’investiraient trop peu. "Ce sont les précaires du supérieur qui se battent pour défendre des statuts qu’ils n’auront peut-être jamais", juge-t-il.

Au-delà de la réforme, point un malaise plus profond, le sentiment d’une incompréhension, pire d’une indifférence. "L’université est une réalité mal connue de beaucoup de Français, de même que de nombre des décideurs politiques, regrette Josette Travers. Nous n’intéressons que lors des grèves."

Benoît Hopquin
Article paru dans l’édition du 28.04.09