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Masterisation, piège à … ? - Christophe Pébarthe, blog de Médiapart, 27 novembre 2009

dimanche 29 novembre 2009, par Laurence

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Comme l’a rappelé il y a peu la Ministre de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche, "il n’y a pas d’innovation sans esprit critique" (discours prononcé lors de l’installation du Conseil pour le développement des humanités et des sciences sociales, le 2 septembre 2009). Avouons sans fausse honte qu’il peut nous arriver d’être d’accord avec Valérie Pécresse et reconnaissons que nous souscrivons à ce propos. Et même que nous souhaitons prendre au mot la Ministre. Puisqu’elle se propose, avec son collègue Luc Chatel, Ministre de l’Éducation Nationale, d’"améliorer la formation des maîtres" (Le Monde, 18 novembre 2009), appliquons notre esprit critique à cette innovation. Pour cela, confrontons les déclarations énoncées dans le texte de cette tribune et le document remis aux organisations syndicales le vendredi 13 novembre.

Les ministres affirment que "la mastérisation est d’abord une chance pour les enseignants et leurs élèves". Leur argumentation repose sur un présupposé qu’ils énoncent. Auparavant, "L’apprentissage disciplinaire et la formation professionnelle restaient […] cloisonnés", une année de préparation au concours, une année devant une classe avec une formation complémentaire "d’enseignement pédagogique". Or, le cloisonnement qui est postulé est absurde. Car aujourd’hui, la préparation au concours est un élément de la formation des enseignants, tout en étant un moyen de recrutement. Il est de ce fait absurde d’affirmer qu’aujourd’hui les universités sont écartées "écarter de la préparation de nos futurs enseignants". En passant presque sous silence le concours, les ministres semblent considérer que cet héritage républicain n’en a plus pour longtemps. En outre, l’année de fonctionnaire stagiaire qui suit la réussite au concours ne se réduit pas à la formation professionnelle. Elle comporte des éléments disciplinaires, ne serait-ce que parce que une formation à la didactique est indispensable pour "savoir transmettre". Mais il est vrai que le texte ne dit rien des IUFM et se contente de considérer qu’un enseignant se forme "au contact des élèves, bien sûr, mais aussi de collègues plus expérimentés".

Dès lors, le projet présenté aux organisations syndicales présente une forte cohérence avec le texte de la tribune. Premier élément et non des moindre, "Les programmes scolaires devront constituer l’univers de référence des savoirs évalués. Les programmes des concours traduiront de manière adaptée cet objectif" (p. 5). Ce principe change la nature des concours de recrutement. Jusqu’à aujourd’hui, il s’agit d’une évaluation de savoirs universitaires, d’une maîtrise disciplinaire qui ne réduit pas aux connaissances à enseigner. Les futurs enseignants disposent ainsi de connaissances en lien avec la recherche. Ce changement radical implique que désormais les enseignements universitaires se réduisent aux programmes scolaires, ce qui met en péril le nécessaire changement de ces derniers en fonction des évolutions scientifiques. Les deux ministres ne s’en cachent du reste pas. À propos des futurs étudiants-stagiaires, ils écrivent : "Leur formation disciplinaire se nourrira de l’expérience acquise dans les classes". Désormais, toute la formation se réduit aux impératifs de la classe : "Quant aux enseignements de nature pédagogique, ils seront désormais ancrés dans la réalité du terrain".

Mais, un lecteur attentif du document distribué aux organisations syndicales objectera que l’année de M1 sera "à dominante disciplinaire" (p. 11) et que "les masters ne doivent pas être construits en fonction des épreuves des concours" (p. 9). Que signifie alors le principe de "masters ‘disciplinaires’ adaptés aux concours du second degré" (p. 10) ? Acceptons de mettre de côté une impression tenace de lire un tissu de contradictions et essayons de comprendre. La première année sera donc disciplinaire tout en commençant la formation au métier par des stages (c’est la fin du cloisonnement évoqué ci-dessus) et les modules complémentaires de "culture générale et d’histoire de la discipline". Bref, de simples raisons pratiques amènent à considérer que cette année de M1 n’aura de disciplinaire et de scientifique que le nom car les volumes horaires considérés ne permettront pas de dispenser un enseignement universitaire digne de ce nom. Que les nostalgiques du mémoire de maîtrise ne voient pas là un moyen de le réintroduire ! Quel étudiant aura le temps de tout faire et, surtout, de se former réellement au métier qu’il entend exercer ?

Et puis, il y a la préparation au concours proprement dite. Le cadre est ici rigide car il est fortement contraint par les dates proposées. Pour les écrits des concours régionaux de professeur des écoles (CPRE), la réforme impose le début du mois de septembre. Comment dès lors l’année de ce master là – on l’imagine pluridisciplinaire – ne pourrait-elle pas se réduire à peu de choses près à la préparation du CRPE, c’est-à-dire aux deux épreuves "français et culture humaniste" d’une part et "mathématique et sciences" d’autre part (p. 5) ? Les candidats aux concours de recrutement du second degré ne seront pas mieux lotis. Avec un écrit début décembre, qui peut envisager sérieusement de réduire leur préparation à deux mois et demi ? À moins que soient proposées des sessions estivales de préparation… Et ne disons rien de la possibilité d’organiser des stages d’observation et de pratique en début de M2 (p. 13) ! Une fois encore, l’indicible de cette réforme apparaît. Dans cette superposition du concours et du master, il y a un intrus, le concours. Du reste, en proposant des résultats d’écrit à la mi-janvier pour les concours du secondaire, il n’est guère envisageable pour des enseignants dignes de ce nom de corriger sérieusement les copies des candidats, à moins de multiplier le nombre des correcteurs ou de réaliser "des gains de productivité" (l’un des objectifs de la réforme selon le projet de loi de finance de 2010). On cherche vainement à comprendre du reste pourquoi la période de correction pour les copies des CRPE est de deux mois…

Les épreuves d’admission témoignent également d’affirmations contradictoires et des mêmes ambiguïtés quant à la pérennité du concours. Le principe général est de vérifier "l’aptitude à enseigner" (p. 6). Au nombre de deux, pour les concours du secondaire, la première ressemble fortement à la leçon que présentent actuellement les candidats admissibles (p. 6). Sans doute, la reconnaissance forcée que les épreuves actuelles n’était pas sans intérêt… La seconde apparaît bien plus mystérieuse. Il s’agit de l’analyse d’un "dossier proposé par le jury dans un champ disciplinaire comportant des documents (écrits, sonores, iconographiques…)" (p. 6). Quelles sont les finalités d’une telle épreuve ? Il faut encore attendre car, en tant que tel, cette formulation ne garantit pas la vérification d’une aptitude à enseigner. Comme hypothèse, on suggérera que les deux ministères entendent rassurer ceux qu’ils considèrent être des "disciplinaires". Autrement dit que l’essentiel réside dans le "temps spécifique d’interrogation sur la maîtrise de la compétence ‘agir en fonctionnaire de l’État et de façon éthique et responsable’". Outre qu’on attend avec impatience le cadrage de cette partie de l’épreuve, faute de mieux, on se contentera de sourire en remarquant qu’il est donc possible d’agir en fonctionnaire de l’État de façon irresponsable et non éthique…
Plus sérieusement, la contradiction du projet devient explicite et souligne la fragilité du concours dans une telle architecture. Citons de façon extensive. Premier principe : "Les stages suivis par les étudiants ne peuvent pas être une condition pour se présenter à une épreuve et ne peuvent lui servir de support" (p. 12). Si les stages ne sont pas obligatoires – c’est la conséquence logique de l’affirmation – que devient la réforme qui, selon les ministres, affirme que "l’entrée dans le métier de professeur se fera en trois ans et sera progressive" ? Autrement dit que "pendant leurs deux années de master, les étudiants prépareront le concours, mais effectueront également des stages" ? Peuvent-ils aussi tranquillement affirmer que "nos professeurs seront désormais prêts à aborder leur première année d’enseignement dans les meilleures conditions" ? Ce premier principe n’a de sens que si une partie de la sélection, donc du concours, est intégrée dans le master, en M1 ou en M2. Pendant une période transitoire, il permet aussi de régler la question de l’incapacité pratique dans laquelle sont placés les rectorats pour proposer un stage à tous les candidats, du moins un stage digne de ce nom.

Le deuxième principe confirme cette hypothèse : "les stages effectués en milieu scolaire, indispensables à la formation progressive au métier, représentent un atout certain pour les épreuves orales d’admission" (p. 12). Indispensables ? Un atout certain ? Cette recommandation laisse donc entendre que les stages seraient obligatoires, conformément à l’esprit de la réforme tel qu’il est présenté dans la tribune de presse, et évalués dans le cadre de la seconde épreuve. Dès lors, tous les admissibles doivent pouvoir disposer d’un stage en responsabilité. Cette conséquence est partiellement admise puisque ces stages sont "offerts majoritairement aux candidats admissibles" (p. 11). Mais alors – retour de la contradiction –, que recouvre le deuxième semestre de M2, par principe non construit en fonction des épreuves des concours (p. 9) ? Comment, en pratique, permettre la "poursuite du cursus universitaire classique (formation disciplinaire et préparatoire du mémoire de master) comme le suggère le cadrage national (p. 11)" ? De quel mémoire parle-t-on ? Quel contenu ? Doit-il se réduire à un rapport de stage, qui, par ailleurs, ne sont pas obligatoires ? Et où placer la nécessaire "préparation aux épreuves orales à caractère disciplinaire et professionnel" (p. 11) ?

Par rapport à la situation actuelle, une telle réduction de la formation disciplinaire et de la préparation à l’entrée dans le métier, avec l’accroissement du temps d’enseignement pendant l’année effectuée par le fonctionnaire stagiaire (p. 14), ne saurait se dérouler sans effet. On comprend aisément que les ministres écrivent : "Pour [nos jeunes enseignants lauréats du concours] comme pour nos élèves, cela changera tout". Qui peut croire en effet qu’un professeur débutant de collège ou de lycée peut brutalement enseigner douze heures par semaine sans effet sur la qualité de son enseignement, car les stages proposés n’apportent pas de réponse au "choc" que peut représenter "la découverte de la réalité des classes" ? Ceux qui n’ont pas enseigné à ces niveaux doutent peut-être de la pertinence de cet argument. Et, jouant d’une opinion publique qui aime à fustiger les enseignants, toujours en vacances ou bientôt en vacances, sans doute laissent-ils planer ainsi le doute sur ces douze heures, avec à l’esprit les trente-cinq heures des autres. En doublant le temps d’enseignement de ces professeurs stagiaires, qui aujourd’hui effectuent entre six et huit heures, la réforme augmente, pour les enseignants du secondaire, le nombre de classes, le nombre de copies à corriger, le nombre d’élèves à connaître, le nombre de bulletins à remplir, le nombre de réunions entre collègues et avec les parents, le nombre de conseils de classe… Voudrait-on dégoûter ces futurs jeunes professeurs qu’on ne se proposerait pas de les former autrement.

D’autant qu’ils devront encore suivre "des compléments de formation commune à tous les professeurs" (p. 14). Du moins la possibilité leur en sera-t-elle offerte, le mercredi après-midi puisque c’est le seul moment où ils pourront rejoindre leurs collègues titulaires ("commune à…"). Le caractère optionnel ("des possibilités") est encore plus scandaleux pour les professeurs des écoles puisque que le document évoque "les formations en langues, la pratique du sport, des arts et de la musique…". Qu’ils devront également pratiquer "un retour sur [leurs] pratiques professionnelles, "découvrir les autres niveaux d’enseignement". Que dire des "formations" promises, "des échanges entre pairs, des conférences… pour répondre à des demandes plus personnelles : complément didactique, approfondissement d’un thème" (p. 15) ? Si effectivement, "notre société a changé" comme le rappellent intelligemment les deux ministres, les journées continuent, conservatrices qu’elles sont, à ne comporter que vingt-quatre heures. Cet implacable constat amène à considérer que les enseignants-stagiaires ne recevront pas de réelles formations. Et comme, ironie mise à part, il ne saurait être question de soupçonner Luc Chatel et Valérie Pécresse d’incompétence, il faut donc voir dans ce projet une entreprise délibérée de destruction massive de l’Éducation Nationale.
Mais ce n’est pas tout. Car, comme ils l’écrivent tous deux, "cette réforme est aussi une chance pour nos universités". Leur affirmation a de quoi séduire, en particulier les universitaires qui ne relèvent pas des IUFM. Comment nier que c’est "au contact de la recherche et d’enseignants-chercheurs expérimentés que nos étudiants pourront le mieux apprendre leur métier" ? Que "la pratique de la recherche aiguise l’autonomie intellectuelle et l’imagination conceptuelle" ? Que "c’est le meilleur des atouts pour adapter sa manière d’enseigner aux évolutions des savoirs, de la société et des élèves, sans pour autant transiger sur les exigences de niveau" ? On sent même poindre une forme de regret personnel lorsque Valérie Pécresse et Luc Chatel écrivent : "Dans la vie professionnelle, une telle aisance intellectuelle est un talent exceptionnel". On laissera ici de côté la question des services d’enseignement. Car une telle réforme implique mécaniquement une réduction massive du temps consacré à la préparation au concours (deux mois et demi pour le CAPES) et, en particulier dans les Lettres et Sciences Humaines et Sociales, une concurrence mortifère avec les masters "Recherche". On se contentera d’observer que si c’est à l’université, au contact des enseignants-chercheurs, que les futurs enseignants apprendront le mieux leur métier, il n’est plus besoin de formation spécifique, donc des IUFM. Il n’est même plus besoin de concours, un master suffira.

Alors, bas les masques, madame et monsieur les imposteurs ! Le rideau est tombé et cette ridicule comédie n’a plus lieu d’être. C’est un drame qui nous est proposé. Mais que les ministres y prennent garde. Dans tout drame, il y a plusieurs actes. Si le décor est planté – deux des personnages principaux veulent détruire les concours de recrutement, la formation des maîtres, donc l’Éducation Nationale – la pièce n’est pas terminée. Aux autres acteurs, enseignants du primaire, du secondaire et du supérieur, parents d’élève, élèves, citoyens soucieux d’un des piliers de la République, d’entrer en scène. Cette sinistre farce ne fait plus rire. Mais il n’est pas temps de pleurer non plus. Il est temps d’agir. Le drame, c’est l’action en grec (drama). La tragédie consisterait à les laisser faire.

Christophe Pébarthe, maître de conférences en histoire ancienne.