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"Quand un politologue est assigné par un conseiller de Sarkozy", Tribune du bureau de l’Association des Enseignants et Chercheurs en Sciences Politiques, Libération, 15 février 2010

mardi 16 février 2010

Alain Garrigou, professeur de sciences politiques à l’université Paris-X-Nanterre, socio-historien du suffrage universel, vient de se voir assigner pour diffamation publique par l’un des conseillers politiques de Nicolas Sarkozy, Patrick Buisson. Ce dernier, qui est par ailleurs le dirigeant du cabinet d’études Publifact, lui reproche d’avoir tenu des propos diffamatoires dans une interview accordée à un journaliste de Libération le 6 novembre 2009.

Cette interview était intégrée à un dossier consacré à la consommation et aux usages que l’Elysée fait des sondages. Une phrase aurait particulièrement provoqué l’ire du conseiller du président de la République. Répondant à des questions du journaliste qui demandait ce que cela disait des listings de l’Elysée et du monde des sondages, Alain Garrigou répondait : « Pourquoi l’Elysée paie-t-il beaucoup plus cher en passant par lui (Patrick Buisson et Publifact) au lieu de les acheter (les sondages) à moindre prix directement ? Et pourquoi laisser Buisson se faire une marge de 900 000 euros sur son dos ? Soit c’est un escroc, soit c’est un petit soldat qui constitue un trésor de guerre pour payer des sondages durant la prochaine campagne électorale sans que ce soit visible dans les comptes de campagne du futur candidat Sarkozy. »

Ainsi, Alain Garrigou s’est-il permis de répondre à un journaliste qui enquêtait sur les pratiques sondagières de l’Elysée et sur le niveau de crédibilité des études réalisées par l’entreprise OpinionWay. On notera que le ton employé par notre collègue était celui de l’oralité, et qu’il en aurait été tout autrement s’il s’était agi pour lui de s’exprimer dans une revue scientifique.

Cette plainte n’aurait pas attiré notre attention ni provoqué notre indignation si ce qu’elle révèle en creux ne portait pas atteinte à ce qui nous est le plus cher en tant que scientifiques et universitaires, à savoir la volonté de savoir et la démarche critique ; ce mauvais coup porté à l’un des nôtres, plus généralement, ne vaudrait pas non plus une heure de peine s’il n’illustrait et ne présageait pas en France de sérieuses menaces sur les sciences humaines et sociales.

D’une part, cette plainte entend sanctionner un spécialiste de la fabrique de l’opinion qu’un exégète des sondages, de toute évidence, ne veut pas entendre. Etonnant, au passage, quand on sait que les promoteurs de l’opinion par sondages, comme George Gallup (lire The Pulse of Democracy, 1940), avaient érigé cet outil en instrument de régénérescence de la démocratie. Le sondage, disait-on dès l’origine, est censé inoculer une plus grande transparence dans le débat public.

Par un curieux retour des choses, il semblerait que cet impératif de transparence ne puisse s’appliquer aux conditions d’élaboration, d’usage et de circulation desdits sondages. Aussi, par son dépôt de plainte, le conseiller à l’Elysée intime en fait à notre collègue l’ordre de se taire et, à l’avenir, de ne plus répondre aux sollicitations des journalistes d’investigation. Notons que le moyen de dissuasion est aussi efficace que sordide. Patrick Buisson ne réclame pas moins de 100 000 euros de dommages et intérêts, ce qui correspond à plusieurs années de salaires universitaires ! Il faut dorénavant redouter que la moindre plainte dissuade les politistes d’émettre des hypothèses sur les rapports éventuellement douteux entre responsables politiques et sondeurs. Or l’objet de la science politique, parmi bien d’autres terrains d’étude qu’elle s’est appropriés avec méthode et réflexion, consiste à comprendre quelle illusion peut commander éventuellement la gourmandise sondagière des gouvernants mais aussi par quels détours la vie politique se finance parfois.

Cette plainte, d’autre part, révèle toute la part d’imposture qu’il y a dans la position et le discours du plaignant. Ce dernier croit en effet devoir dire qu’il a pour lui notoriété et expertise pour attaquer en justice, ce qui le conduit alors à se déclarer « politologue ». Loin de nous l’idée d’interdire à chacun de s’autodéfinir au gré de ses fantaisies. Quoi qu’il ne viendrait à l’esprit de personne de se revendiquer cardiologue pour la seule raison qu’il croit savoir interpréter les rythmes du cœur. Mais dans la polémique qui nous intéresse ici, le comble, pourrait-on dire, c’est que l’autoproclamé politologue, qui n’a jamais soutenu de thèse en science politique ni jamais mis les pieds en tant qu’intervenant dans un colloque français ou international de science politique, s’autorise à assigner en justice pour diffamation un enseignant chercheur reconnu par sa communauté scientifique. Cela suppose, quand on y réfléchit bien, que le conseiller politique à l’Elysée croit avoir suffisamment de connaissances politologiques pour dénier à son adversaire une compétence à émettre des hypothèses sur le mauvais usage qu’il fait des sondages. Son attaque judiciaire montre, en vérité, qu’il n’en est rien.

Max Weber disait que le responsable politique est celui qui a « le droit d’introduire ses doigts dans les rayons de la roue de l’histoire ». Le politiste contemporain ne changerait pas un mot à cette belle formule. Il laisse les politiques agir et proposer des visions du monde. Il n’a rien à dire des convictions politiques des uns et des autres. Par exemple, que Patrick Buisson ait été journaliste dans le journal d’extrême droite Minute, en ce cas, n’importe pas. Ses pairs jugeront, les électeurs de Nicolas Sarkozy trancheront éventuellement. On aimerait dès lors que les professionnels de la politique et leurs conseillers aient autant de respect envers les scientifiques et qu’ils ne s’aventurent pas à leur mettre des bâtons dans les roues quand ils sont au travail. Aussi longtemps qu’Alain Garrigou sera traîné en justice, il pourra compter sur le soutien de ses collègues politistes ainsi que sur celui de très nombreux scientifiques français et étrangers.