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Le performatif sans condition, ou de l’université, par Philippe Büttgen et Barbara Cassin (Appel des appels, 17 mars 2010)

vendredi 19 mars 2010, par Mathieu

I. « Responsabilité » et homonymie de l’autonomie

«  Prenez votre temps mais dépêchez-vous de le faire, car vous ne savez pas ce qui vous attend », disait Jacques Derrida, philosophe français, en 1998 à Stanford .

En effet. Lui-même ne se serait sans doute pas attendu à être cité de la sorte, par Valérie Pécresse, Ministre française de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, en janvier 2009 : « Nous prenons toutes les garanties pour qu’une nouvelle éthique fonde l’autonomie gagnée par la communauté universitaire dans la conduite de son propre destin. [...] “Professer, c’est s’engager”, écrivait Jacques Derrida dans L’Université sans condition. L’heure est venue de reconnaître pleinement cet engagement à la fois individuel et collectif, de faire confiance à l’université et aux universitaires ».

On peut tronquer une citation, déformer un propos, en pervertir l’esprit. Mais peut-être faudrait-il d’abord se réjouir qu’une ministre française connaisse Jacques Derrida, à la différence d’un Président de la République qui ignore la Princesse de Clèves.

Derrida disait que quelque chose nous attendait, on n’aurait pas su quoi en 1998. Maintenant on le sait. La loi supposée instaurer l’« autonomie » des universités s’intitule « libertés et responsabilités des Universités » : tout un vocabulaire. « Éthique », « autonomie », «  communauté », « destin », «  engagement », «  confiance ».

Ces mots sont de Valérie Pécresse.

On lit certains d’entre eux aussi dans Derrida, les mêmes, et en même bonne part : « Et ce qui compte ici, c’est cette promesse, cet engagement de responsabilité ». « Je me réfère donc ici à une université qui serait ce qu’elle aurait toujours dû être ou prétendu représenter, c’est-à-dire, dès son principe, et en principe, une ‘chose’, une ‘cause’ autonome, inconditionnellement libre dans son institution, dans sa parole, dans son écriture, dans sa pensée » . Rien de plus malhonnête, mais rien de plus facile, que de confondre l’« autonomie » sarkozyste avec le « sans condition » de Derrida. Visiblement, les deux s’engluent dans l’éthique de la responsabilité.

C’est l’éthique de la responsabilité qui frappe de façon réellement pétainiste aujourd’hui, quand les candidats à des postes de professeur sont évalués sur leur compétence à «  agir en fonctionnaire d’Etat et de façon éthique et responsable ».

Pas la même responsabilité cependant. Car le « sans condition » de Derrida est pris dans l’éthique du désaisissement, de la non-maîtrise, de l’événement toujours excédentaire , bref, de l’hystérie masculine.

En revanche, l’ « autonomie » (celle de nos ministres en tout cas) est prise dans l’éthique de la performance, autrement dit la culture du résultat. « L’autonomie, c’est essentiel pour l’université parce que l’autonomie c’est la culture du résultat. Si c’est le ministère qui décide, c’est l’irresponsabilité » ; «  il faut qu’aujourd’hui nous admettions que la culture du résultat rentre dans l’université ».

Cerise sur le gâteau, Valérie Pécresse ajoutait : « Pour la première fois, un gouvernement va juger les universités, les financer, les doter en fonction de leurs performances réelles. » L’autonomie, c’est donc une « culture du résultat » en tant qu’elle est hétéronomiquement jugée : l’Université est autonome quand elle convient au gouvernement, seul juge en Elle-même des «  performances réelles » ; elle est très littéralement « irresponsable » (dépendante du ministère) là où elle est dite autonome.

L’autonomie est donc le masque, aujourd’hui et en Elle-même, sous lequel s’avance tout ce dont nous ne voulons pas, à savoir l’évaluation de la performance. Et si nous avons commencé par Derrida-Pécresse, c’est qu’il est très difficile hic et nunc de mettre en doute l’éthique de la responsabilité, y compris quand elle aboutit à l’exigence de l’évaluation. Refusez-vous d’être évalués ? Voulez-vous être non-performants, ou, comme dit notre Agence d’Évaluation de la Recherche et de l’Enseignement Supérieur, « non-produisants » ?

Une tresse à défaire donc : responsabilité, évaluation, performance. Derrida la dénoue à l’avance, en parlant non pas de la performance, mais du performatif. Le performatif intervient trois fois dans L’Université sans condition. Une première fois, dans le principe d’une Université inconditionnée, franche, c’est-à-dire affranchie de tout, et en particulier de tout « enracinement territorial (donc national) » . C’est elle-même qui se performe en s’auto-affirmant, dans « ce lieu de présentation de soi du principe d’inconditionnalité qu’on surnommera les Humanités » . Affirmation, «  présentation de soi » : on serait tenté de dire Selbsbehauptung, mais à la nationalité près, ce qui n’est pas peu. Ecce Heidegger : « Der Kampf allein hält den Gegensatz offen und pflanzt in die ganze Körperschaft von Lehrern und Schülern jene Grundbestimmung, aus der heraus die sich begrenzende Selbstbehauptung die entschlossene Selbstbesinnung zur echten Selbstverwaltung ermächtigt » . Une deuxième fois, dans la profession de foi du professeur. « Professer ou être professeur », c’est «  promettre de prendre une responsabilité qui ne s’épuise pas dans l’acte de savoir ou d’enseigner » ; l’« affirmation » de la profession de foi « ressemble bien, en effet, à un acte de langage performatif » . Nous le saurons, « professer, c’est s’engager », disent la ministre et nos deux philosophes, Derrida comme Heidegger, sereins, crispés.

Une dernière et contemporaine fois, «  au moment où l’on prend en compte non seulement la valeur performative de la ‘profession’ mais où l’on accepte qu’un professeur produise des ‘œuvres’ » . C’est-à-dire lorsque, en prenant pour modèle Derrida lui-même, au sein des « Humanités transformées » , entre littérature et philosophie, on pense en poète, comme dirait derechef Heidegger.

Après Derrida-et-Pécresse, Derrida-et-Heidegger ? Vieux poncif, évidemment faux. On peut en démonter la fausseté dans plus d’une langue philosophique : en kantien, en austinien, mais aussi en lévinassien.

En kantien : Derrida, enfant de la République décret Crémieux, est kantien quand il parle d’autonomie. Il est moral et universaliste, là où Heidegger, en disant Selbstverwaltung, est national-bureaucrate. Du reste, il existe une pensée kantienne de l’autonomie des Universités. Elle n’est ni morale ni bureaucratique, mais industrielle et commerciale, et s’exprime dans les premières pages du Conflit des Facultés, celles justement que Derrida ne commente pas. « Es war kein übeler Einfall desjenigen, der zuerst den Gedanken faβte und ihn zur öffentlichen Ausführung vorschlug, den ganzen Inbegriff der Gelehrsamkeit (…) gleichsam fabrikenmäβig, durch Vertheilung der Arbeiten, zu behandeln, wo, so viel es Fächer der Wissenschaften giebt, so viel öffentliche Lehrer, Professoren, als Depositeure derselben angestellt würden, die zusammen eine Art von gelehrtem gemeinen Wesen, Universität (auch hohe Schule) genannt, ausmachten, die ihre Autonomie hätte (denn über Gelehrte können nur Gelehrte urtheilen » .

En austinien, presque jusqu’au bout. La distinction entre speech acts performatifs et speech acts constatifs, en jeu dès la profession du professeur, « aura été l’un des grands événements de ce siècle – et il aura d’abord été un événement académique », « dans l’Université », via «  les Humanités qui l’ont fait advenir et en ont exploré les ressources » . Il ne s’agit évidemment pas de la même chose « quand performativement on professe » , comme Derrida, et quand on répond à l’appel de l’Être.

En lévinassien : « devant ce qui m’arrive, et même dans ce que je décide [...], devant l’autre qui arrive et m’arrive, toute force performative est débordée, excédée, exposée » . C’est l’Autre, au lieu et place de l’Être, qui pour Derrida fera « événement » (Ereignis, quand même – Lévinas en Heidegger juif ?), motif pour finalement abandonner le performatif. On y reviendra. Nous allons trop vite, et pour jouer. Mais par ces remarques à l’emporte-pièce, nous avons voulu montrer, dans le tremblement Heidegger/ Kant, que l’autonomie est une notion foncièrement homonyme, dès qu’elle prédique l’université.

Nous voulons maintenant montrer que le performatif est un bon moyen de déjouer l’impératif de performance et la « culture du résultat », à condition de le penser jusqu’au bout, sans s’arrêter comme Derrida à l’éthique douteuse de l’« événement ».

II. « Éthique » et homonymie de la performance

Après l’homonymie de l’autonomie, nous prendrons comme nouveau point de départ l’homonymie de la performance. Les nouvelles politiques européennes évaluent l’Université ; elles l’évaluent sur ses « performances réelles ». Telle est la « culture du résultat » dans laquelle l’Université est invitée à entrer. C’est dire, très officiellement, que ceux qui évaluent l’Université lui sont extérieurs, étrangers, et qu’ils entendent bien le rester. Le Président de la République française, Nicolas Sarkozy, n’est pas un universitaire. En revanche, c’est un très grand théoricien du lien entre évaluation, performance et culture du résultat. L’Université lui a un temps servi d’exemple privilégié . La crise économique mondiale lui a à peine fait retoucher ses formules ; peut-être les a-t-elle-même durcies .

Quant à nous, moins spéculatifs, nous demanderons : qu’entend-on, ici et ailleurs, par « performance » ?

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