Accueil > Revue de presse > Patrick Fridenson, chat sur le site du Monde, Universités : "La compétition (...)

Patrick Fridenson, chat sur le site du Monde, Universités : "La compétition au plan international, c’est maintenant qu’elle se joue", 25 mai 2010

mardi 25 mai 2010, par Chabadabada

Patrick Fridenson, historien à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS)

Prof d’ici : Pour quelles raisons la France devrait-elle s’inspirer de l’Allemagne pour le grand emprunt ?

Patrick Fridenson : L’Allemagne n’a pas couvert tous les domaines du grand emprunt. Elle a cherché à développer des stratégies pour ses universités. Mais il y a dans l’exemple allemand plusieurs éléments intéressants pour la France.

Premièrement, l’Allemagne a reconnu qu’elle ne finançait pas suffisamment ses universités par rapport à la compétition internationale. Il est important de voir qu’au bout de tant d’années, la France a elle aussi reconnu qu’elle n’accordait pas à son enseignement supérieur, et à sa recherche, le financement nécessaire pour faire face aux besoins d’innovation et à l’émulation intellectuelle.

La deuxième raison, c’est que le processus de sélection par l’Allemagne des dossiers qui ont été financés, que ce soit des dossiers d’écoles doctorales, des dossiers de projets de recherche, ou des dossiers d’universités à stratégie d’avenir, a été fait de façon indépendante et internationale.

Si j’insiste sur ces deux points, c’est parce que la France n’est pas coutumière d’un choix qui est fait par 80 % d’étrangers, et seulement 20 % de nationaux. Et d’un choix où, à la fin des fins, ce sont les scientifiques qui ont le dernier mot par rapport aux politiques.

Le troisième point est qu’en Allemagne, l’argent a été donné complètement aux universités pendant cinq ans, c’est-à-dire qu’il n’y a pas eu cette distinction, qui existe dans le grand emprunt français, entre ce qui est "consomptible" [terme juridique qui s’applique à ce que l’utilisation dégrade ou détruit] et ce qui n’est pas "consomptible". Et d’autre part, que l’argent a été versé de façon régulière pendant cinq ans.

Prof d’ici : Comment les Allemands ont-ils choisi leurs "universités d’excellence" ?

La réponse à cette question est précisément que ce ne sont pas les Allemands qui ont choisi, ce sont des jurys internationaux en majorité, et ces jurys ont eux-mêmes été choisis par une structure, la DFG, structure représentative des établissements d’enseignement supérieur.

En d’autres termes, pas d’écoles scientifiques privilégiées, pas d’appartenance politique privilégiée, et parmi les experts internationaux, des Américains certes, mais, si je puis dire, pas plus qu’il n’en faut. Dernier élément qu’il faut bien avoir en tête : l’étage final, qui comportait des politiques et des scientifiques, lui, était assurément allemand. Cet étage final s’est occupé essentiellement du calibrage des sommes accordées à chaque projet.

Et dans cet étage final, alors que les scientifiques étaient à l’étage premier, il y avait des représentants des régions allemandes. C’est un point tout à fait important : c’est un jeu où il n’y a pas seulement l’Etat et les experts, il y a aussi les régions.

Toto : Au lieu de donner de l’argent à seulement quelques universités, il faudrait en donner un peu à toutes pour qu’elles aient toutes les moyens de réussir. Avec ces politiques "d’excellence", on va finir avec un système universitaire à deux, trois vitesses...

C’est une bonne question. La meilleure façon de l’aborder, c’est de regarder la carte de l’initiative d’excellence allemande, qui a été publiée en 2008 par la DFG, et qui est en ligne toujours en ce moment. Cette carte est page 14 du rapport de 2008.

On constate qu’il y a eu 39 projets d’excellence, 38 écoles doctorales et 9 universités à stratégie d’avenir qui ont été primés. Par conséquent, même un mécanisme assurément sélectif a permis de distribuer un financement très important de manière très large sur le territoire allemand.

Il y a cependant une limite dont nous, les membres de cette initiative d’excellence, étions conscients : seulement trois universités de l’est de l’Allemagne, c’est-à-dire la partie qui a rejoint l’Allemagne fédérale en 1990, ont reçu de l’argent. Ces trois universités étant Dresde, Leipzig et Iéna.

Donc il est tout à fait vrai qu’il y a un problème de déséquilibre sur un plan purement géographique et nous l’avons dit tout de suite.

Sur le fond, de quoi s’agit-il ? Il s’agit non pas de saupoudrer, il s’agit de distribuer largement en fonction de projets novateurs. Et de ce point de vue-là, ce que montre la carte, c’est qu’il peut y avoir des projets novateurs dans quantité d’établissements, que l’un des établissements qui ont le plus été primés, c’est l’université de Karlsruhe, une université de technologie qui ne répond pas aux critères de l’enseignement supérieur le plus traditionnel.

En d’autres termes, il s’agit d’apporter un financement qui soutiendra des activités qui ne sont pas déjà financées par les crédits récurrents.

Marcot : Qu’entend-on par excellence ? La France a déjà un modèle d’excellence ultra élitiste sans nul autre pareil dénommé grandes écoles, comment peut-on créer un modèle d’excellence pour les universités en conservant le système grandes écoles-universités ?

La véritable question est de savoir comment être "excellent" à l’échelle internationale. Ce qui veut dire des idées, des femmes et des hommes, de la formation d’étudiants, des rapports avec la société, la culture, l’économie...

De ce point de vue-là, les grandes écoles n’ont pas une surface suffisante à l’échelle internationale et il me paraît personnellement utile qu’une coopération s’accroisse entre les écoles et les universités, ainsi qu’avec les organismes de recherche publics, de manière à être reconnus comme porteurs d’avenir par des jurys indépendants et internationaux.

Karim : Le problème de déséquilibre qui a été rencontré avec l’Allemagne de l’est sera probablement retrouvé en France avec Paris et le reste du pays.

Il y a toujours un risque quand on fait quelque chose de nouveau. De ce point de vue, l’Allemagne a deux intérêts pour notre réflexion. Premier intérêt : la sélection a été faite en deux fois, ce qui a permis, la deuxième année, de présenter de nouveaux projets et de corriger une partie des déséquilibres de la première fois.

Il est intéressant de voir que la première année, pour les sciences de l’homme et de la société, les universités de Berlin, la capitale, n’avaient pas été primées. C’est comme si, pour la France, des jurys internationaux ne primaient aucune des universités et des grands établissements de Paris.

En second lieu sont arrivées en tête du classement allemand, outre Karlsruhe que j’ai signalé tout à l’heure, les deux universités de Munich. Il est vrai qu’elles sont fortes, mais elles l’avaient emporté sur Berlin, qui était la tradition.

En d’autres termes, la part de Paris et de l’Ile-de-France dans le potentiel scientifique français est très forte, mais les critères d’une initiative française et la composition des jurys peuvent éviter la concentration sur Paris.

Ce n’est pas la peine, en effet, de faire venir des jurys internationaux si c’est uniquement pour donner des sous à des gens que tout le monde connaît. Dans ce cas-là, il suffit de mettre ensemble les technocrates de Bercy et les dirigeants de l’Elysée...

Yoyo : Le problème n’est-il pas plutôt ce que veut dire "excellent" à l’échelle internationale ? Les critères d’attribution ne risquent-ils pas de dépendre des grandes orientations internationales plutôt que des qualités et des spécificités françaises ?

Dans le cas allemand, on a tenté de parer à ce risque, qui se traduisait par un alignement sur les seuls critères américains, en faisant en sorte que les spécificités allemandes soient prises en compte. Par exemple le fait qu’il puisse y avoir encore aujourd’hui des revues scientifiques, des publications scientifiques qui soient dans la langue du pays, et pas uniquement en anglais.

Ou bien en accordant un financement spécial pour les écoles doctorales, c’est-à-dire la formation de jeunes sur des projets qui étaient différents des projets existants antérieurement, que ce soit en Allemagne ou à l’étranger.

Il ne s’agit pas de provoquer un alignement, parce qu’un tel alignement ne serait pas compétitif par rapport à ce qui existe déjà, il s’agit d’encourager des actions qui soient fondamentalement neuves.

Atalaric : Peut-on envisager une université française capable de rivaliser en termes d’excellence avec ses homologues américaines, quand elle-même ne serait financée que par l’Etat, alors qu’outre-Atlantique l’apport financier de la part des étudiants est très conséquent ?

Je ne connais aucune université française qui soit uniquement financée par l’Etat. Les universités françaises, outre les ressources de l’Etat et les droits d’inscription versés par les étudiants, vivent de contrats avec les organismes de recherche, les entreprises, les demandeurs de formation continue et avec les régions et autres collectivités territoriales.

Ne sortons pas de la question : la question, c’est le développement de projets de recherche et d’une formation liée à la recherche qui soit internationale. Et c’est en Allemagne à des universités qui avaient exactement le même type de financement que les universités françaises qu’a fait face l’initiative d’excellence de 2005 et 2006, et cette initiative va recommencer en 2012. L’exemple allemand, de ce point de vue, nous amène à ne pas avoir de complexe.

Chloé : Pensez-vous le corps enseignant français prêt à accepter une réforme de fond des universités et à adopter un système plus compétitif ?

D’abord, le grand emprunt ne s’adresse pas seulement aux universités. Le potentiel scientifique français couvre aussi les organismes de recherche publics. La question doit donc porter à la fois sur les universités, les écoles, les grands établissements et les organismes de recherche.

Ensuite, nous sommes dans une période qui est extrêmement tendue sur le plan budgétaire et financier. Je pense donc sincèrement qu’il y a aura des projets, et je crois même qu’il y aura beaucoup de projets. C’est du moins ce que j’entends chaque fois que je vais dans un établissement français en ce moment. La question sera de savoir s’il y a suffisamment de bons projets au niveau international.

Bien sûr, il est possible qu’il y ait des membres du corps enseignant qui soient hostiles à une initiative qui n’est pas du tout dans la tradition française. C’est exactement ce qui s’est passé en Allemagne, où une partie des collègues, par exemple des sociologues, ont critiqué une distribution qui n’est pas uniforme.

Personne n’a pour autant dit que le corps enseignant allemand était, par définition, incapable d’accepter des réformes.

Bastien : Pourquoi ne pas l’avoir fait plus tôt, tant l’excellence est un concept attirant ?

Je ne suis pas un homme politique. En outre, depuis 2006, la recherche et les universités françaises connaissent une grande quantité de réformes et il pourrait y avoir, n’est-ce pas, un risque de vertige...

Monique : Existe-t-il d’autres modèles intéressants d’excellence universitaire en Europe ?

Si on parle de l’attribution d’un financement exceptionnel très important visant à accroître la capacité de recherche des établissements d’un pays entier, je ne connais pas personnellement d’autre précédent que le précédent allemand. Il est question pour l’avenir d’une initiative analogue en Espagne.

Marcot : La recherche devra jouer un rôle important dans ce dispositif. Comment mettre en musique des organismes de recherche n’ayant pas toujours les mêmes objectifs ? N’ y a-t-il pas une réforme à prévoir pour remettre la recherche au coeur de l’université pour réussir l’excellence au niveau international ?

Il me semble qu’il ne serait pas très opportun de mettre la charrue avant les bœufs. En d’autres termes, la compétition au plan international, c’est maintenant qu’elle se joue. Le fait de savoir si des étudiants étrangers viendront faire leur thèse en France ne se joue pas dans cinq ou dix ans. Le fait d’avoir davantage d’argent pour des équipements de recherche, c’est une condition de base pour faire de la meilleure recherche.

Par conséquent, il ne faut pas remettre l’attribution des crédits du grand emprunt à une hypothétique réforme de structure. Ce qui a fait l’efficacité de l’initiative allemande est le fait que, pour 2012, elle va recommencer avec des crédits supérieurs à ceux de 2005 et 2006. Et qu’elle n’a exigé aucun préalable.

Il a pu y avoir des projets communs à deux universités ou à trois universités. Il a pu y avoir des projets avec des organismes de recherche autour du Max-Planck Institut. On juge sur les propositions, on ne juge pas sur des critères administratifs, organisationnels. Ou bien le projet est considéré comme porteur d’avenir, ou bien il est considéré comme n’étant pas exceptionnellement novateur et susceptible de tirer l’université ou les universités qui l’ont soutenu.

Guest : Comment un étudiant allemand accède-t-il à ce type d’établissement ? S’agit-il d’un concours ? Cela concerne-t-il uniquement le niveau master et plus ?

L’Allemagne est accessible à tous pour ses universités, sans sélection. Une situation qui ne surprendra pas les internautes français, qui ont l’habitude du système français. En revanche, toutes les études doctorales sont, comme en France, accessibles seulement sur sélection.

Et cette situation est à vrai dire universelle. Un étudiant ou français ou allemand, ou de toute autre nationalité, ira regarder la carte de l’initiative d’excellence à la page 14 que je citais tout à l’heure. Après avoir vu la carte, il regardera la table des matières, et il ou elle cherchera l’université ayant des formations et des programmes de recherche en adéquation soit avec son propre projet, soit avec les idées qu’il ou elle se fait de l’avenir de la recherche, de la société ou de la culture.

Et ensuite, ce seront les équipes de l’université à laquelle il ou elle se sera adressé qui lui diront s’il est pris. Une des caractéristiques de ce système est de renforcer la visibilité internationale des universités d’un pays.

Il est ainsi clair que les étudiants étrangers ne sont pas un fardeau, ne sont pas un boulet, comme un certain nombre d’hommes politiques français l’ont dit dans le passé, y compris pour les étudiants venus du tiers-monde.

De ce point de vue, les Allemands ont reconnu que la présence d’étudiants étrangers – bien entendu je ne parle pas des étudiants étrangers qui pourraient hypothétiquement chercher à obtenir des diplômes de manière frauduleuse comme cela s’est produit dans un cas qui a défrayé la chronique – remplissant toutes les conditions pour mener des activités de recherche est une grande ressource pour un pays qui développe ses universités et sa recherche. La communauté scientifique est de tout temps et par essence une communauté internationale.

Chat modéré par Philippe Jacqué