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Pourquoi nous refusons l’épreuve « Agir en fonctionnaire de l’État et de façon éthique et responsable », tribune parue dans "Libération", 16 juin 2010

mercredi 16 juin 2010

Pour lire la présentation du texte par V. Soulé sur le site de Libération. Vous pouvez aussi la lire, ici, sous le texte de cette tribune.

Membres du jury de l’agrégation externe de philosophie, nous n’accepterions pas d’être reconduits dans cette fonction si n’était pas supprimée la nouvelle épreuve, intitulée « Agir en fonctionnaire de l’État et de façon éthique et responsable », introduite par arrêté ministériel pour la session 2011 dans les Capes et les agrégations de toutes les disciplines. Nous en dénonçons le principe et refusons catégoriquement de la faire passer. Elle tend à réduire l’éthique à l’application mécanique et servile de règles apprises. Elle dénature l’esprit des concours de recrutement des fonctionnaires. Ce faisant, elle porte atteinte à la conception républicaine du service public.

Il s’agit d’une épreuve orale susceptible de recevoir une note éliminatoire, que pourraient faire passer des membres du jury « aux compétences particulières », nommés à cette fin par le ministère, et non par le Président du jury. Selon les exemples de sujets publiés sur le site du ministère, les candidats seront interrogés sur des situations pratiques de la vie scolaire et devront se prononcer sur le comportement correct à adopter. Dans certains cas, il s’agit simplement de connaître les lois et les règlements, le fonctionnement de l’institution : cela n’a rien de choquant. Mais, de quelque façon qu’on la prenne, cette épreuve ne se réduira pas à la vérification de telles connaissances factuelles. L’intitulé de l’épreuve, qui contient explicitement la notion d’« éthique », les exemples de sujets donnés par le ministère ainsi que les « compétences » qui, selon le texte d’un autre arrêté, doivent être évaluées à l’occasion de cette épreuve : tout montre qu’il s’agira bien, dans de très nombreux cas, de juger des valeurs et des dispositions morales des candidats, voire de leurs convictions politiques.

Un sujet porte ainsi sur la discipline : jusqu’à quel point un enseignant aura-t-il le droit d’exiger celle-ci, quels moyens pourra-t-il employer ? D’autres sujets invitent à s’interroger sur les tâches complémentaires (outre l’enseignement) qu’il devra assumer, sur le degré de courage et de dévouement dont il devra faire preuve pour affronter la souffrance et la violence sociales qui minent l’institution scolaire. À quelle utilité sociale, pourra-t-on encore lui demander, est soumise cette institution : doit-elle former des individus adaptés au monde socio-économique, adhérant avec confiance aux institutions existantes, ou doit-elle en priorité cultiver la pensée critique, l’esprit de libre examen et de doute, fût-il corrosif ? Un dernier exemple : comment arbitrer, ayant en vue la réussite des élèves, entre le devoir d’appliquer les programmes, réformes, circulaires, projets d’établissements… et l’exercice de l’indépendance intellectuelle et pédagogique ?

De deux choses l’une. Ou bien ces questions importantes, qui donnent lieu à controverses et peuvent mobiliser des arguments solides en faveur de thèses opposées, sont réellement posées au candidat, comme des questions : un tel questionnement a-t-il sa place dans le cadre d’un concours ? Certes, chaque enseignant devra les affronter dans l’exercice de son métier. Mais précisément, pour qu’elles ne donnent pas lieu à de simples exercices rhétoriques portant sur des situations désincarnées, la réponse qu’elles appellent exige une immersion réelle et durable dans le milieu professionnel (faut-il le rappeler ? le contexte de cette nouvelle épreuve est celui de la suppression de l’année de stage pratique qui suivait la réussite au concours). Et plus fondamentalement, il s’agit de décisions personnelles et intimes, qui relèvent d’un examen de conscience. En effet, la seule modalité légitime d’un « examen éthique » est la décision en conscience, qui prend appui sur une expérience et une démarche personnelles. Or devant la conscience s’arrête tout pouvoir qu’un individu prétend exercer sur un autre. Ce serait une prétention absolument exorbitante, de la part des examinateurs, que de se prévaloir de leur position pour juger les réponses du candidat ; donc de décider de son avenir professionnel en se fondant sur leurs propres convictions personnelles – à supposer qu’ils soient d’accord entre eux !

Ou bien, autre hypothèse, tout aussi inacceptable : ces questions n’ont pas vocation à être posées comme de véritables questions. Un indice est sur ce point révélateur. Le ministère a indiqué dans des textes officiels, avec les suggestions de sujets (dits « sujets zéro »), les « pistes de réponses attendues ». Ainsi, pour ces questions, il existerait des réponses correctes. Si tel est l’esprit de l’épreuve, il ne sera certes pas techniquement impossible de la faire passer. Mais elle sera tout à la fois indigne et désastreuse dans ses effets. Le candidat sera soumis à l’obligation de fournir la réponse éthiquement correcte. Soit il reconnaîtra un sujet publié par le ministère : il aura donc la chance de connaître par avance la « bonne réponse », la réponse institutionnelle. Soit il tentera de tirer celle-ci des généralités d’une doctrine apprise. Soit enfin il cherchera à deviner la réponse qu’attend le jury. Dans tous les cas, loin que le candidat soit incité à faire la preuve de son discernement et de son libre jugement, l’enjeu immédiat du concours le contraindra à donner une réponse convenue et hypocrite. Cet oral deviendra ainsi un véritable jeu de dupes. Si l’on voulait ruiner le sens même de l’exigence éthique, on ne s’y prendrait pas autrement.

Des associations de professeurs, des sociétés savantes, des départements universitaires, des jurys d’autres disciplines, des syndicats ont déjà exprimé avec force leur opposition à cette épreuve. Une pétition exigeant son retrait (voir www.controle-moral.fr) a en quelque semaines recueilli plus de 5300 signatures d’enseignants, d’éducateurs, de psychologues, de candidats aux concours, de chercheurs de toutes disciplines, dont de nombreux juristes et spécialistes de philosophie éthique et politique, reconnus au plus haut niveau académique. Le ministre, pour l’instant, est resté sourd à ces appels. Nous prendrons nos responsabilités en nous démettant s’il nous est demandé d’agir contre des principes sur lesquels nous ne pouvons pas transiger.

Signataires :

Blaise Bachofen,
Jean-François Balaudé,
Joël Biard,
Anissa Castel-Bouchouchi,
Jacques Darriulat,
Christian Dubois,
Vanessa Nurock,
Antoine Grandjean,
Jean-François Lavigne,
Éléonore Le Jallé,
Marie-Frédérique Pellegrin,
Sylvie Robin,
Alexandra Roux,
Gérald Sfez,

Agrégation : les philosophes recalent l’épreuve d’éthique

Il est rare qu’un jury d’agrégation, le concours phare de l’enseignement, parte en campagne. C’est pourtant ce qui arrive aujourd’hui : près de la moitié des membres du jury de philosophie sont prêts à démissionner (lire ci-contre), car ils refusent de faire passer, l’an prochain, une nouvelle épreuve appelée « Agir en fonctionnaire de l’Etat et de façon éthique et responsable ». Le jury de lettres modernes s’est lui aussi déclaré hostile. Retour sur une polémique qui enfle.

Une épreuve pas si nouvelle que ça

Un arrêté du 19 décembre 2006 a défini les dix compétences que doivent acquérir les enseignants lors de leur formation. La première est : « Agir en fonctionnaire de l’Etat… » A ce titre, depuis 2007, les candidats à certains concours - celui de professeur des écoles, les Capes d’histoire-géo ou de sciences économiques et sociales (SES) - sont interrogés sur cette compétence. On ignore pourquoi tous les concours ne sont pas concernés. Mais personne n’y trouvait à redire car il s’agissait avant tout de vérifier les connaissances du système éducatif, du statut de fonctionnaire, etc. Le candidat était interrogé dix petites minutes à la fin d’une épreuve orale.

A partir de 2011, l’épreuve « Agir en fonctionnaire de l’Etat et de façon éthique et responsable » sera introduite dans tous les Capes et toutes les agrégations. D’une durée de vingt minutes - dix minutes de préparation, autant d’entretien avec le jury -, elle sera notée sur 6 points (sur 20 au total) au Capes et sur 4 à l’agrégation. Un zéro sera éliminatoire. Au vu des sujets diffusés par le ministère, les candidats pourront être interrogés sur la scolarisation d’un enfant handicapé ou sur l’attitude à avoir devant un élève insolent.

Un prof doit se comporter en fonctionnaire responsable

Le ministère de l’Education, mais aussi certains syndicats plutôt favorables à l’épreuve, estiment qu’il est tout à fait légitime d’évaluer les futurs profs sur leur éthique et leur sens des responsabilités. S’ils sont reçus, ils deviendront fonctionnaires. De plus, enseigner n’est pas un métier comme un autre. D’autres professions de la fonction publique - policiers, gardiens de prison, juges - passent déjà ce type d’épreuve. Le problème est qu’avec la réforme, les candidats n’ont presque plus de formation professionnelle et de stages. Du coup, ils vont être interrogés sur des situations qu’ils n’ont pas connues et des questions qu’ils ne se sont jamais posées, faute d’y avoir été confrontés. Plutôt que de réfléchir, ils se retrouveront réduits à chercher la « bonne » réponse attendue par le jury. Le Sgen-CFDT, qui défendait l’épreuve, la trouve aujourd’hui vidée de son sens.

Peut-on juger l’éthique en dix minutes ?

Ce n’est pas un hasard si les philosophes et, dans une moindre mesure, les enseignants de lettres - les humanités - ont pris la tête de la rébellion : l’éthique et la responsabilité sont au cœur de leur discipline. Le fait qu’il s’agisse de jurys d’agrégation s’explique aussi : les agrégés défendent un haut niveau de formation disciplinaire et mettent au second plan la dimension professionnelle. Ils ne sont toutefois pas contre le fait d’interroger les futurs profs sur des règlements qu’ils doivent connaître. Mais pour eux, il y a confusion, car on demande aussi au jury d’évaluer l’éthique du candidat. Or face à des questions comme les finalités de l’école ou comment assurer la discipline, les réponses renvoient à des convictions, à des expériences, et sont même souvent affaire de conscience. Sur la laïcité par exemple, il y a des positions diamétralement opposées et parfaitement défendables. Tout dépendra alors du jury, s’il a lui-même une position commune.
Olivier Tinland