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Nicolas Sarkozy, coucou des Archives nationales - Antoine Perraud, Médiapart, 9 octobre 2010

dimanche 10 octobre 2010, par Laurence

Pour lire cet article sur le site de Médiapart.

Pour lire le texte de l’Association des Usagers du Service Public des Archives Nationales et signer la pétition de l’intersyndicale des Archives Nationales.

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Dans un opuscule à paraître le 14 octobre, À quoi sert l’histoire aujourd’hui ? (Bayard/France Culture), Emmanuel Laurentin rassemble les réponses d’une quarantaine d’universitaires à cette question que Marc Bloch prêtait à son fils (« un jeune garçon qui me touche de près »), dès l’introduction de son livre Apologie pour l’histoire ou métier d’historien (1941).

Pour Daniel Roche, l’histoire « sert moins à enseigner la vérité que la capacité d’atteindre la vérité ». André Burguière cite Lucien Febvre : « L’histoire qui sert est une histoire serve », avant d’estimer que la discipline en question doit nous arracher à nos certitudes et donc renforcer « notre capacité à critiquer l’ordre du monde ». Jacques Le Goff rappelle que « l’histoire n’est pas faite pour combler les malheurs du temps présent, pour compenser les déceptions que l’on peut vivre en se retournant vers les splendeurs et la force du passé ».

Ni entretien d’un souvenir collectif, ni construction d’une mythologie nationale. À ce propos, Jean-Noël Jeanneney ironise avec gourmandise sur une citation de Gabriel Monod, fondateur en 1876 de la Revue Historique : « L’histoire travaille, d’une manière secrète et sûre, à la grandeur de la patrie. »

« C’est d’abord le plaisir de l’archive », répond Christine Bard. Les archives, « pain de l’historien », insiste Annette Wieviorka dans sa réponse : « Le combat que nous (archivistes et historiens) avions mené dans le cadre de l’Association “Une Cité pour les archives nationales”, dont j’avais assumé la présidence, avait porté quelques fruits : le centre de Pierrefitte sort de terre ; une nouvelle loi a été adoptée par le Parlement. Mais dans le cadre de la réforme des politiques publiques, le directeur des Archives de France a été remplacé par un simple “directeur chargé des archives à la direction générale des patrimoines”, niant la spécificité des archives, en faisant derechef un objet patrimonial parmi d’autres. »

Le retournement évoqué par Annette Wieviorka est brutal. Tout avait bien commencé en 2004, avec la décision par Jacques Chirac et son ministre de la culture Jean-Jacques Aillagon, de construire le centre de Pierrefitte-sur-Seine (Seine-Saint-Denis). Doté d’un auditorium pour accueillir les symposiums du public savant, il devrait conserver, à partir de 2012, les archives d’après la Révolution, tandis qu’un troisième site, à Fontainebleau (Seine-et-Marne), est depuis 1969 dévolu aux archives contemporaines des services centraux de l’État (pour les archives coloniales, un quatrième site existe à Aix-en-Provence dans les Bouches-du-Rhône, consacré à l’« outre-mer » ; tandis qu’un cinquième site regroupe, à Roubaix dans le Nord, tout ce qui concerne « le monde du travail »).

Installées depuis Napoléon dans le Marais, à Paris, les Archives nationales, enfin désengorgées, rêvaient de redéployer leurs collections d’Ancien Régime pour les chercheurs. Elles rêvaient aussi d’attirer davantage le grand public, avec des expositions stimulantes et l’ouverture de ses joyaux architecturaux. Un projet s’échafaudait, sous la houlette des directeurs scientifiques des sites de Paris et de Fontainebleau, Bruno Galland et Sylvie Le Clech. Le ministère de la culture l’avait validé, pas à pas, jusqu’en décembre 2009.

Mais le 12 septembre 2010, retentit tout à coup cette étonnante nouvelle : le président de la République, à l’occasion d’une visite de la grotte de Lascaux, adopte les mœurs du coucou. C’est décidé, il nichera aux Archives nationales la chimère de son quinquennat, sa « Maison de l’Histoire de France ». Ce projet envahissant planait depuis 2007 au-dessus des établissements et de leurs fonctionnaires, qui semblaient faire le gros dos en scandant, tels des enfants d’autrefois dans les cours de récréation : « Ce-n’est-pas-moi-qui-abriterai-le-dada-de-Sarkozy. »

Avec l’âpreté d’un Nicolae Ceauşescu

Longtemps, le landerneau patrimonial crut que l’armée encaisserait le musée présidentiel aux Invalides, à moins qu’elle n’en écopât en son hôtel de la Marine, quasiment vide, place de la Concorde. Il fut aussi question du château de Vincennes. Mais les militaires savent se défendre. La piste des Hauts-de-Seine fut également explorée, avec le fourre-tout évolutif de l’île Séguin, qui avait l’avantage d’une création ex nihilo, n’expulsant donc personne. Cette solution était onéreuse. La crise a sonné le glas des rêves dispendieux.

Alors l’architecte suprême de l’Élysée, sans concertation ni études, avec l’âpreté d’un Nicolae Ceauşescu décidant de l’avancée du « boulevard du triomphe du socialisme » à Bucarest, dégaine son bon plaisir. Il jette son dévolu sur les deux hôtels princiers des archives nationales, Soubise et Rohan. Un tribut de 10.000 m2 (sur 36.000) est exigé pour loger sa marotte, annoncée ouverte au public en 2015.

Le ministre caudataire Frédéric Mitterrand, avec des grâces de voiture-balai, chante les louanges de la Maison de l’Histoire de France, dans une lettre de mission en date du 27 septembre 2010, à destination du « président de l’association de préfiguration » de la toquade, Jean-François Hebert : « L’annonce de ce grand projet constitue une formidable opportunité. » Étymologiquement, « formidable » signifie effrayant. Quant à « opportunité », voilà un anglicisme employé à tort pour « chance » ou « occasion ».

Le personnel des Archives trouve le dessein redoutable et inopportun. Des magasiniers aux conservateurs, de la CGT à la CFTC, la mobilisation se révèle déterminée. L’occupation des lieux dure depuis le 16 septembre, l’intersyndicale fait front.

Isabelle Foucher veille sur le fonds du Châtelet (l’équivalent, à Paris sous l’Ancien Régime, de la préfecture de police, des tribunaux de première instance, du tribunal de commerce et de la chambre des notaires). De telles archives ont permis à l’historienne Arlette Farge d’écrire Vivre dans la rue à Paris au XVIIIe siècle (1979). Isabelle Foucher a elle-même publié, à partir d’ardentes lettres d’amour d’une donzelle de Bayonne qui dormaient depuis 1786, un livre poignant.

Actuellement à l’étroit sous les combles, le fonds du Châtelet devait être logé dans les salles du rez-de-chaussée, réquisitionnées par la lubie du président de la République. « Il en allait de même des registres du Parlement, ou des chartes scellées, pour le moment pliées dans des cartons, qu’il faudrait déployer pour en permettre la lecture et protéger les sceaux », regrette Isabelle Foucher (CGT).

Elle ajoute qu’en plus de la mise en valeur du patrimoine, les espaces dégagés grâce au prochain site de Pierrefitte devaient permettre de récupérer les minutes des notaires parisiens. Jusqu’en 1885, elles sont conservées aux Archives nationales, qui avaient prévu de recueillir celles allant jusqu’en 1935 et gisant pour le moment dans chacun des offices de la capitale, aux bons soins d’intérêts privés dont ce n’est pas la vocation : « La collecte de documents est essentielle. Un service public rendu incapable de s’approvisionner est mort », affirme Isabelle Foucher.

D’autant, explique-t-elle, que les données publiques, qui doivent être gratuites pour tout citoyen selon la loi de messidor An II, sont en passe d’être commercialisées par des sociétés de généalogie : « Notrefamille.com, par exemple, se fondant sur une directive européenne de 2005, fait pression pour que nous lui livrions nos données numérisées. Je suis pour l’ouverture des archives, à condition que le service public en garde la maîtrise. Certains fichiers ne sont pas à mettre entre toutes les mains. Des indexations de séries d’informations privées ne peuvent qu’appâter certains employeurs prompts à la surveillance, ou certains secteurs commerciaux, telles les assurances pour ce qui touche aux indications médicales entre autres... »

Les établissements s’épuisent, les agents suffoquent

Michel Thibault, de la CFDT, conservateur en chef du patrimoine qui fut près de trois décennies durant responsable d’archives départementales, se souvient de la grande misère de l’hôtel de Soubise au début de sa carrière : « Le personnel n’avait pas le droit de visiter les locaux dévolus à la conservation tellement ils étaient sales. L’installation électrique datait d’avant-guerre. La toiture laissait parfois passer l’eau. » Les efforts budgétaires consentis à partir des années 1980 ont permis d’en finir avec la misère.

Toutefois, les vaches maigres de la RGPP puis de la crise ramènent le dénuement aux Archives nationales : « Nous comptions sur 620 postes pour les trois sites de Paris, Fontainebleau et Pierrefitte. 516 furent accordés. 147 postes ont été créés en 2007, mais seuls 77 sont aujourd’hui pourvus. L’accroissement de la charge de travail se fait terriblement sentir alors qu’il nous faut réinformatiser les archives, mettre en ligne pour le nouveau site internet des centaines de milliers de pages constituées d’un inventaire hétéroclite, qui rend complexe la dématérialisation, confiée à un prestataire extérieur, mais qui nécessite donc d’importants moyens en interne », indique Michel Thibault.

Le manque criant d’effectifs, la précarisation des statuts, la volonté de ne plus laisser des missions permanentes à un personnel ainsi désorienté, la loi sur la mobilité, le recours à des entreprises extérieures qui en tirent de véritables mannes (notamment pour la numérisation, alors que des séries s’abîment faute d’un reconditionnement suffisant), la course aux ressources propres au détriment des missions de service public... De tels griefs reviennent sans cesse, notamment dans la bouche du magasinier Pierre-Yves Chiron, de la CGT. Comme partout en France du côté de l’hôpital, de l’université, ou de la poste, le déséquilibre est désormais patent. Les établissements s’épuisent. Les agents suffoquent.

Aux Archives nationales, personne n’admet d’être étranglé entre quatre murs, réduit au silence parmi les enluminures médiévales, confiné au mépris d’une mission culturelle mise en sourdine voire niée par le ministère de tutelle, rue de Valois : « C’est pourtant le point fort de nos activités, soutient Michel Thibault, même si nous vivons actuellement dans un entre-deux dont le pouvoir a su tirer profit. »

Le musée des documents français établi en 1867 pour glorifier le Second Empire, transformé en musée de l’Histoire de France en 1939, quand la montée des périls nécessitait un prétendu sursaut national, relancé après la guerre par Régine Pernoud dans l’exaltation de la reconstruction, ce musée a fermé en 1995. Sa conception avait vieilli et, paradoxe inadmissible, les documents trop longtemps exposés se détérioraient au sein du temple censé les conserver...

Cependant, rappelle Béatrice Herold, conservatrice en chef du patrimoine et représentante de la CFTC, l’institution connaît une longue tradition de « médiation culturelle et pédagogique », dans le sillage de la Révolution française, qui a donné aux citoyens le contrôle des archives publiques. Dès 1950 était créé le premier service d’action éducative en France, à destination des scolaires mais également des artisans et de la population encore ouvrière du Marais. Ce messianisme pédagogique est la fierté d’un personnel unanimement remonté : « On nous retire les espaces, les moyens et les missions qui nous tiennent à cœur », fulmine Béatrice Herold.

« Les archives semblent là pour nous ôter nos œillères »

Pierre Fournié, qui n’est pas délégué syndical et se trouve donc soumis au devoir de réserve du fonctionnaire, jamais ne fulmine au grand jour. Il est responsable de l’action culturelle et éducative. Il a porté le beau titre de « chef du département des publics ». Il refuse d’abord de parler à Mediapart. On le convainc qu’il n’est pas sollicité pour dire du mal du projet de Nicolas Sarkozy, mais pour dire du bien de la valorisation qu’il pratique, ce « V » qui s’ajoute aux quatre « C » propres au lieu : collecter, conserver, classer, communiquer.

Le journaliste n’a pas besoin de trop forcer son mauvais esprit pour comprendre que se joue ici le contre-pied de la Maison de l’Histoire de France exigée par le président de la République. « Nous entendons profiter de nouveaux espaces attendus en 2013, pour montrer la cohérence et l’épaisseur historiques d’archives non pas théâtralisées ou fétichisées, mais présentées comme relevant de fonds très vastes, qui ne se livrent pas automatiquement. Nous voulons sensibiliser le public à partir des contenants, ces boîtes et ces liasses qui suivaient les princes au Moyen Âge, jusqu’à la politique d’archivage en œuvre au XIXe siècle, avec des visites de nos dépôts, dont les premières commenceront dès novembre prochain », s’enthousiasme Pierre Fournié.

« Aujourd’hui, le public ne fait plus forcément la différence entre un livre et une archive. Nous rêvons de faire comprendre à nos enfants, désormais adeptes de “la culture de la chambre” devant leurs écrans, comment on écrit l’histoire à travers et à partir d’archives (un acte de baptême, par exemple), qui sont le produit de l’autorité d’un groupe. Les pouvoirs écrivaient sur et pour les gens, avant que ceux-ci ne prennent la plume jusqu’à devenir – et c’est un facteur de modernité – producteurs d’archives eux-mêmes », précise Pierre Fournié.

« Nous voulons revenir aux registres originels, aux séries qui permettaient aux autorités d’enregistrer les individus, sous prétexte d’état civil ou de fiscalité. En 2011, nous allons organiser, avec l’historien Gérard Noiriel, une exposition sur les processus d’identification, du Second Empire à la guerre d’Algérie, grâce au clou du fonds revenu de Moscou après la chute du communisme. Il s’agit de 10 millions de fiches intactes que les Soviétiques avaient confisquées, en 1945, aux Allemands, qui les avaient eux-mêmes soustraites à la France en 1940. Sans cette spoliation de guerre, la plupart de ces documents n’existeraient plus, tant les administrations se débarrassent de ce qui les encombre.

Les archives remettent en cause les certitudes les mieux ancrées, déplacent les marqueurs chronologiques. On découvre ainsi que la carte d’identité ne date pas de Vichy mais que de tels documents, facultatifs, avaient été mis en place à Nantes en 1935. Sur les photographies, les femmes de la classe moyenne sourient. Elles sont heureuses d’être fichées pour obtenir, enfin, des papiers à leur nom (le mari trustant tout jusqu’alors, du passeport familial au permis de chasse). »

Et Pierre Founié de conclure : « Les archives s’inscrivent à rebrousse-poil, n’épousent pas le récit national, bousculent ce que tentent de fixer les musées. L’an mille n’existe plus, la France n’est surtout pas née avec Clovis mais à partir de Louis IX (Saint Louis) au XIIIe siècle. Et les nomades ont l’air contents sur les carnets anthropométriques imposés par le président du conseil Georges Clemenceau en 1908... Les archives semblent là pour nous ôter nos œillères. »

Régression vers une instrumentalisation de l’histoire

Le « campus pour l’histoire », que Nicolas Sarkozy appelle de ses vœux dans les murs des Archives nationales, sera une machine à produire des certitudes. Un musée tentera, par le truchement de quelques objets vénérables brocantés dans différents établissements (ah ! le trône de Dagobert !), d’arrêter un abrégé patriotique faisant fi de l’histoire quantitative et sérielle, pour revenir aux ornières positivistes. Des exempla montreront un progrès en marche. À l’heure où le pouvoir claironne qu’il y a une panne d’intégration en France, la « Maison de l’Histoire » du pays se privera-t-elle de raconter la force du creuset tricolore, la fabrique de citoyens soumis aux impératifs nationaux, la belle humilité moutonnière d’un collectif patriotique, où aucune communauté n’en venait à se hausser du col ?...

Bien entendu, la lettre de mission de Frédéric Mitterrand affirme le contraire, dans une langue de bois dont voici quelques copeaux : « Cette Maison aura pour ambition de rendre toutes les facettes de notre histoire accessibles à chacun, afin de questionner, faire réfléchir, et débattre autour des épisodes fondamentaux de l’histoire de France, dans une approche ouverte sur les enjeux européens et internationaux de notre histoire. Ouverte sur tous les champs de la recherche historique sans prétendre à l’écriture d’une histoire normative, cette Maison de l’Histoire de France aura à cœur de créer un pont entre les chercheurs, dont la France est si riche, et le grand public, dont la demande d’histoire ne se dément pas. »

Isabelle Foucher (CGT) se réfère au rapport Lemoine, qui envisageait en 2008 le projet présidentiel (à lire également sous l’onglet « Prolonger »). Ce document insistait sur la nécessité de donner un sens national face à une vision désormais brouillée du public, pour en finir avec les groupes économiques, sociaux, ou ethniques. Une telle optique tracasse, dans le contexte actuel, avec ce pouvoir qui manipule l’identité nationale et qui agite la déchéance de la nationalité : « Une histoire mise au musée verse dans la linéarité d’un perfectionnement national symbolisé par quelques objets, alors que toute notre action culturelle consiste ici à montrer comment, dans la masse des archives, il en est toujours une pour contredire l’autre... »

Cette régression présidentielle vers une instrumentalisation de l’histoire, en un lieu qui entend insister au contraire sur la complexité foisonnante explorée depuis quatre-vingts ans par l’école des Annales, choque des citoyens visiblement remontés contre l’hôte de l’Élysée. « Beaucoup de gens signent notre pétition, raconte Isabelle Foucher, dès qu’ils apprennent que cette Maison de l’Histoire de France, qui vient menacer nos missions, est une initiative présidentielle. Les 25 et 26 septembre, les participants peu suspects de gauchisme d’un forum de généalogie, nous ont soutenus sans réserve contre ce vol de notre lieu de travail. »

Le 14 octobre, le jour même où sort en librairies À quoi sert l’histoire aujourd’hui ?, le petit livre dont il est question au début de cet article, l’intersyndicale (CFDT, CFTC, CGC, CGT) des Archives de France organise une réunion publique sur le thème : « Faut-il une maison de l’histoire de France ? Et les Archives ? » Y participeront les historiens Arlette Farge, Michèle Riot-Sarcey, Daniel Roche, Christophe Charle et Nicolas Offenstadt, ainsi que l’archiviste Yann Potin. Mediapart en rendra compte...