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Verbatim du 5e séminaire de "Politiques des sciences" : "La novlangue du nouveau management public", 27 janvier 2011

mardi 8 février 2011, par Elie

Le texte et le son de l’intervention de Pierre Encrevé on été retirés à sa demande par l’administrateur du site Politiques des sciences, qui a également supprimé en conséquence le débat qui avait largement porté sur les propos du linguiste.

La version audio de ce séminaire peut être écoutée ici.

Introduction : La novlangue managériale à l’université - Sophie Desrosiers

Pour lire sur le site de PDS.

Sophie Desrosiers : Aujourd’hui, notre séance va être probablement assez mouvementée. Elle porte sur la notion et les usages de la « novlangue ». Pour en parler, Christian Topalov avait invité Pierre Encrevé, de l’EHESS, et Anne Both, qui travaille à l’Idemec, université d’Aix-Marseille, et qui a sorti un livre de sa thèse, intitulé : « Les managers et leur discours » [1]. Cela m’intéressait de savoir comment ces mots, qui nous embêtent et nous froissent dans le milieu de la recherche, étaient reçus, puisque c’est l’ouvrage même du livre d’Anne Both, dans l’environnement même où ce lexique est a priori le plus à sa place, c’est à dire dans une agence de com.

Je vais d’abord donner la parole à Pierre Encrevé et ensuite à Anne Both. Je précise qu’il avait été conclu un accord préalable entre Christian Topalov et Pierre Encrevé, qui consistait dans le fait que je lui fournissais un certain nombre de documents dans lequel on trouvait ces termes

Pierre Encrevé : Christian m’a roulé, m’a roulé dans la farine

Sophie Desrosiers : qui nous indisposait. J’ai essayé d’envoyer des documents, en commençant par les plus récents, parce que je me disais que c’était plus à jour, plus actualisé. Pierre n’a trouvé aucun terme dans ces documents récents

Pierre Encrevé : Ah non, peu

Sophie Desrosiers : très très peu. J’ai donc cherché des documents plus anciens, les limites de mes archives et de ce que je trouvais sur internet – parce que je n’arrivais pas à remonter avant 2009. Probablement, je n’ai pas su faire – m’ont beaucoup limité dans la constitution du corpus. Pierre se jette à l’eau

Pierre Encrevé : Oh non, je travaille sur tes documents. Je tiens compte du fait qu’il n’y a rien.

Sophie Desrosiers : Ecoutez, je leur laisse la parole, je crois que ce sera plus simple.

« "ça, faut pas le dire comme ça". Retour ethnographique sur la symbiose entre communication et management » - Anne Both

Je précise que je ne suis pas linguiste. J’ai fait une thèse et j’ai travaillé sur le discours managérial et pas la langue. Je me suis fait embaucher dans une agence de communication interne qui est spécialisée dans les journaux internes d’entreprises. J’ai occupé un poste de salarié pendant plusieurs années en qualité de secrétaire de rédaction, c’est à dire à la jonction entre la rédaction et la fabrication du journal.

Le discours managérial : un produit normalisé [2]

Je vais rebondir sur la distinction qu’a faite tout à l’heure Pierre Encrevé entre la langue et les procédures. De mon côté, je ne parle pas de langue – je ne suis pas linguiste comme je l’ai dit -, mais je m’intéresse au vocabulaire et au discours managérial. Celui-ci provient essentiellement d’une normalisation, qui a commencé par celle des produits. Progressivement on est passé à la normalisation des pratiques, qui a été accompagnée par la communication. L’enjeu de la normalisation des pratiques est l’obtention de la certification du management par la qualité avec les fameuses normes ISO-9001, 9002, 9003. A l’époque de mon travail de recherche, il y a une dizaine d’années, les gens se référaient au compendium des normes [3], les normes ISO internationales. Il s’agit d’un ouvrage d’environ 400 pages. Il y a 21 points à remplir, qu’on retrouve aujourd’hui dans les certifications pour le développement durable, avec l’agenda 21 [4]. C’est la même chose.

Une des premières choses qui est donnée à lire à la personne qui veut être certifiée, c’est l’appropriation de tout un vocabulaire, auquel le compendium des normes consacre un chapitre entier je cite « qui est consacré à la définition et au bon usage des termes, avec des recommandations très précises. Il convient que le terme « qualité » ne soit utilisé isolément, ni pour exprimer un degré d’excellence dans un sens comparatif, ni pour des évaluations techniques dans un sens quantitatif. Pour exprimer ces deux sens, il est bon qu’un qualitatif soit utilisé. P.e., on peut employer les termes suivants : qualité relative, niveau de qualité, etc. ». Et dans ce compendium des normes, il y a toute une partie qui définit des termes et notamment l’usage et dans quelles conditions doit-on utiliser tel mot. Les personnes que j’ai rencontrées pour cette enquête, qui étaient responsables qualité dans les entreprises qui étaient censées mettre en place les marges de certification, s’étaient heurtées à des problèmes de vocabulaire et de mots qu’ils ne comprenaient pas et qu’ils ont été obligés de traduire par la suite à l’intention des salariés. Il y avait des mots comme poka yoke [5], kaizen [6], qui viennent de l’industrie japonaise et américaine et qui suscitaient une incompréhension des gens sur le terrain.

Le discours managérial accompagnant le changement de méthode d’organisation dans une entreprise publique : le journal interne

Dans cette agence de communication vous avez des entreprises publiques et privées. Je me suis focalisée sur une entreprise publique, puisque dans le cadre des directives européennes, il y avait une ouverture progressive des marchés et cette entreprise publique, multiséculaire, devait changer son organisation et passer dans le cadre de la nouvelle organisation, avec de nombreuses certifications. Donc, les pauvres managers qui ont toujours travaillé d’une certaine manière, on leur apprend qu’ils doivent travailler autrement. Ils font donc appel à des consultants qui leur expliquent, via une quantité de PowerPoint, comment s’y prendre et qui partent après faire la même démonstration ailleurs, en faisant « enregistrer sous » et en changeant le nom, et laissent un peu ces pauvres managers se débrouiller comme ils le peuvent. Ceux-ci se retrouvent donc dépositaires d’une organisation du travail, mais à la conception de laquelle ils n’ont quasiment pas participé. Dans les recommandations des managers il y a la tâche de mettre en place une communication interne, sachant que son objectif est d’être un outil d’accompagnement du changement vers la nouvelle organisation. Jusqu’alors, dans cette entreprise, il y avait plein de petites feuilles de chou avec des recettes de cuisine, des blagues, mais qui étaient lues et qui ne ressemblaient visiblement pas à grand-chose. L’agence dans laquelle je travaillais a répondu à un appel d’offres en présentant une recommandation, en expliquant qu’on allait leur faire un vrai journal interne qui valoriserait les salariés et qui accompagnerait le changement, qui donnerait le sens de l’avenir, la direction à suivre. L’appel d’offre a été gagné. La phase suivante est le lancement du journal dont le but est d’accompagner le changement et la certification. Le journal interne et le manager de l’agence prennent le relais des consultants. C’est à dire que les directeurs de cette entreprise publique, qui se retrouvent avec un mode d’organisation qu’ils n’ont quasiment pas choisi, ne sont pas complètement abandonnés puisque le directeur général de l’agence, qui est également manager, et qui maîtrise bien le discours managérial, prend le relais pour assurer la continuité.

Les articles sont commandés à des pigistes sans que soit spécialement précisé qu’il faut adopter un certain discours, une certaine tonalité. Les pigistes en question ont souvent beaucoup d’esprit critique. Parmi ceux avec lesquels j’ai travaillé, il y en avait au moins deux qui travaillaient pour le Canard enchaîné, dont un qui s’est lancé plus tard dans le journalisme d’investigation. Il posait des questions et reformulait de telle sorte que personne ne soit heurté, qui allait dans le sens de l’idée qui était supposée attendue, sans qu’on n’ait même besoin de lui expliquer ce qu’on voulait. Ensuite, cet article et en fait les sommaires des numéros, reproduisaient régulièrement les informations sur la nouvelle organisation. Ce qui posait des problèmes puisque, au niveau de la maquette, le directeur artistique avait beaucoup de difficultés à trouver à chaque fois des images différentes pour illustrer un même thème. Il fallait qu’il briefe notamment un illustrateur – je précise que c’est un très beau journal avec beaucoup d’argent pour le réaliser -, lequel, au bout d’un moment, ne parvenait plus à se renouveler. De mon côté, j’avais le même problème avec le renouvellement des titres. C’était toujours la même chose qui revenait, au point que le maquettiste se demandait si ce n’était pas le numéro précédent qu’il était en train de mettre en forme.

Communiquer n’est pas faire sens

Pour lire la suite.


[1Anne Both, Les managers et leurs discours : Ethnologie de la rhétorique managériale, Presses universitaires de Bordeaux, 2008

[2Les intertitres sont de la rédaction