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Education : la manip des chiffres - Véronique Soulé, "Libération", 9 mai 2011 (màj 10 mai)

lundi 9 mai 2011, par Laurence


Luc Chatel aime brandir les statistiques pour justifier ses mesures. Il semble en réalité faire diversion, afin que personne ne s’attarde trop sur ses échecs.

Dans le monde merveilleux de Luc Chatel, plus on supprime des postes d’enseignants, mieux le système se porte, avec des classes moins chargées, un système de remplacement plus efficace, une aide plus ciblée aux élèves en difficultés… A l’inverse, lorsque l’on crée des postes comme la gauche l’a fait, les résultats des élèves s’effondrent et c’est un beau gâchis. Chaque jour, le ministre de l’Education se fait fort d’en apporter la « preuve », avec des statistiques venant toutes conforter la justesse de la politique suivie et des réductions de postes.

Ratages. Rarement un ministre aura autant utilisé les chiffres dans sa communication. Xavier Darcos, son prédécesseur, en était déjà friand, pour montrer les dérives d’une école primaire trop permissive ou les avantages d’enseignants accrochés à leurs prétendus privilèges et à ce titre hostiles aux changements. Luc Chatel en fait un élément clé de sa politique. A un an de la présidentielle, il doit convaincre que son action n’est pas dictée par la révision générale des politiques publiques (RGPP) et par le « dogme » du non-remplacement d’un départ à la retraite sur deux, mais bien par l’intérêt d’un système scolaire dépassé qui attendait la droite pour être enfin modernisé. Or, si tout n’est pas à jeter en bloc, le bilan de l’ère Sarkozy s’annonce négatif, avec plusieurs grands ratages, comme la semaine des quatre jours en primaire, dénoncée de toute part comme nuisible au rythme des enfants, la réforme de la formation des enseignants (la « mastérisation »), qui a parachuté des jeunes profs devant les élèves sans formation pédagogique. Ou le creusement des inégalités et l’échec de la libéralisation de la carte promise par Nicolas Sarkozy, qui devait garantir davantage de mixité sociale.

Déçu. Même les réformes a priori les plus consensuelles, comme celle du lycée, et les expérimentations, qui resteront une des marques de ce quinquennat, ont déçu, soupçonnées de n’être que des prétextes à de nouvelles suppressions de postes. Faute d’avoir convaincu, le ministre brandit donc des chiffres mirobolants, censés masquer une série d’échecs.

A lire, quatre manips décryptées :

1. Un budget trompeur

« Depuis 1980, le budget moyen par élève a augmenté de 80%. »

Luc Chatel, le 17 avril au Grand Rendez-Vous Europe 1 - « le Parisien-Aujourd’hui en France »

C’est la statistique choc du dimanche des Rameaux. La dépense moyenne par élève - on additionne les salaires des enseignants et autres personnels, les frais de fonctionnement des écoles, les transports scolaires, les manuels, etc. - est passée, en primaire, de 2 920 euros en 1980 à 5 620 euros en 2008, en euros constants. « Et tout cela pourquoi ? » se demande le ministre, dont le but ultime est de montrer qu’on peut faire mieux avec moins : « Depuis 1995, le nombre d’élèves accédant au bac n’augmente plus. »

Mais ce que Luc Chatel ne dit pas ici, c’est que la France est pingre pour l’investissement dans le primaire et qu’elle se trouve nettement en dessous de la moyenne de l’OCDE. Avec cinq enseignants pour 100 élèves, elle a même un des taux d’encadrement les plus faibles dans le primaire, soulignait récemment le Centre d’analyse stratégique, un organisme rattaché au Premier ministre.

En fait, la hausse de 80% a deux grandes explications. D’abord, la revalorisation des salaires des enseignants sous le gouvernement Jospin en 1989. Le primaire en a été le grand bénéficiaire, car les professeurs des écoles ont été alignés sur les profs certifiés du secondaire. « Cela a représenté une hausse salariale de 20 à 25% pour 400 000 enseignants, ce qui a un impact financier important », calcule Guy Barbier, secrétaire national du syndicat SE-Unsa. Ensuite, le « temps de service » des profs de lycées pros a été réduit - de vingt-quatre heures de cours par semaine à dix-huit, comme leurs collègues du lycée général. Dernière évolution coûteuse : la réduction du nombre d’élèves par classe.

2.Des dépenses enjolivées

« Le Parlement a voté cette année le budget le plus important qui n’ait jamais été voté : 65 milliards d’euros. »

Luc Chatel, le 17 avril au Grand Rendez-Vous Europe 1 - « le Parisien-Aujourd’hui en France »

Il est difficile de discuter d’un fait : le montant du budget de l’enseignement. Mais le ministre use d’un superlatif un peu exagéré. Avec la hausse du coût de la vie, il est normal que le budget soit légèrement en hausse. Mais on comprend pourquoi il préfère employer cette donnée financière plutôt qu’une autre. Dans son dernier rapport, « Regards sur l’Education », l’OCDE épingle la France pour avoir diminué sa part de dépense publique consacrée à l’éducation. De 6,5% du PIB en 1997, elle est passée à 6% en 2007, une baisse supérieure à la moyenne des pays de l’OCDE.

Pus gênant encore pour le ministre, en décembre 2010, le Centre d’analyse stratégique avait repris ces chiffres, pointant la portion congrue réservée au primaire. Mis en difficulté, Luc Chatel était alors parti sur de nouvelles statistiques, assurant que le taux d’encadrement (le nombre d’élèves par prof) allait diminuer à tous les niveaux - en arrivant rue de Grenelle, son cabinet clamait pourtant que ce chiffre, bien trop général, ne voulait strictement rien dire…

« Il faut que le ministre arrête de regarder dans le rétroviseur et de comparer au passé, explique Sébastien Sihr, responsable du Snuipp, principal syndicat du primaire. Le système a montré ses faiblesses : 20% des élèves en difficulté en fin de CM2, des élèves qui décrochent… Au lieu de fermer des classes comme aujourd’hui, il faut au contraire relancer l’investissement dans le primaire. »

3. Des profs dénigrés

« 18 000 professeurs dans le secteur primaire ne sont pas directement en relation d’enseignement avec les enfants. »

Georges Tron, secrétaire d’Etat chargé de la Fonction publique, le 27 avril sur Lemonde.fr

C’est un chiffre invérifiable, voire farfelu, clairement destiné à impressionner. Interrogé par Libération, le secrétariat d’Etat a vaguement expliqué « l’avoir repris d’un rapport de la Cour des comptes de 2005 et l’avoir actualisé ». Pour les syndicats, il s’agit plutôt d’une « provocation » pour conforter le cliché de profs qui profitent du système et, au bout du compte, pour mieux faire passer les suppressions de postes.

Un rapport de la Cour des comptes avait fait scandale en 2005 en parlant de 32 000 enseignants qui n’étaient pas devant des élèves, sous-entendant qu’ils ne faisaient rien. Ses détracteurs avaient dénoncé l’amalgame, entre des heures de décharge syndicale, des congés maladies, des enseignants en surnombre, etc. Le directeur des personnels enseignants du ministère avait même protesté et le rapport avait été enterré.

Pour les syndicats comme pour la principale fédération de parents d’élèves, la FCPE, s’il y a bien des enseignants qui ne sont pas affectés à une classe, ils sont parfaitement utiles au fonctionnement de l’école - comme les conseillers pédagogiques qui accompagnent les débutants, les Rased, ces profs qui aident les élèves en difficultés. « Monsieur Tron veut un chiffre ? demande la FCPE. Il faudrait recruter 180000 enseignants pour atteindre le taux d’encadrement du Danemark dans les écoles françaises ! »

4. Des effectifs inadaptés

« En septembre 2011, il y aura 35.000 professeurs de plus qu’au début des années 1990, alors que l’on compte 500.000 élèves de moins. »

Luc Chatel, le 17 avril au Grand Rendez-Vous Europe 1 - « le Parisien-Aujourd’hui en France »

C’est une phrase qui frappe les esprits et que le ministre, sûr de son effet, va répétant au gré des interviews. Les syndicats contactés ne le contestent pas, même si l’année de référence étant vague, ils ne parviennent pas exactement aux mêmes chiffres. Luc Chatel veut ainsi montrer qu’en supprimant 16 000 postes à la rentrée prochaine, il y a encore de la marge et que cela devrait donc être indolore. Mais la réalité n’est pas si simple. En vingt ans, la France a changé, et l’école aussi. La scolarité moyenne des élèves s’est allongée, ce à quoi la gauche comme la droite ont applaudi, soucieux de faire accéder toujours plus de personnes au bac.

Cela a un coût. Davantage d’élèves ont poursuivi au lycée, dans la filière générale ou professionnelle. Or celui-ci coûte cher en France. Avec une moyenne de trente heures de cours par semaine - un record en Europe -, il est un grand consommateur d’enseignants, notamment en raison des nombreuses options.

Il y a aussi eu un développement des sections de techniciens supérieurs (STS) et des classes prépas, qui comptent de nombreuses heures de cours, la création de décharges pour les directeurs d’écoles ayant plus de quatre classes, la multiplication de remplaçants titulaires sans poste fixe, des classes moins chargées, l’apparition d’intervenants en langues ou en informatique, etc. Autant d’évolutions plutôt bien accueillies. « On veut aujourd’hui donner l’impression qu’on en aurait trop fait, estime Guy Barbier, du SE-Unsa, les enseignants le ressentent comme une claque. »