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Verbatim de la 10° séance du séminaire, 28 avril 2011 : « La connaissance comme bien commun »
lundi 23 mai 2011, par
La version audio de la 10° séance du séminaire Politiques des Sciences est accessible ici : http://tinyurl.com/6co3hau
1 - Michel Barthélémy. Présentation : les collectifs dans les mouvements de l’enseignement supérieur et de la recherche
Le mouvement universitaire du printemps 2009 a été considéré comme un événement marquant par son ampleur, par sa durée et parce qu’il a été le premier mouvement depuis longtemps à être le fait d’universitaires et de chercheurs et pas uniquement d’étudiants, comme c’est le plus souvent le cas des mouvements qui naissent périodiquement au sein de l’université. Les mots d’ordre du reste représentaient des préoccupations d’enseignants-chercheurs, qui se sentaient menacés dans leur statut et leur indépendance, et qui se souciaient également de la qualité de la formation donnée aux enseignants stagiaires de l’enseignement secondaire dont ils ont la tâche d’assurer la formation disciplinaire initiale.
Mais avant et après cette date particulière, d’autres mouvements ont eu lieu. Dans cette séance consacrée au thème de la mobilisation en milieu universitaire, nous avons choisi de revenir sur certaines d’entre elles. Elles présentent l’intérêt de former un moment particulier de réflexivité au sein de la communauté universitaire, entendue comme l’ensemble des personnes œuvrant dans le champ de la recherche et de l’enseignement supérieur – personnel non-enseignant et étudiants compris.
Une réflexivité qui porte sur l’examen des conditions concrètes d’exercice de l’activité de ses membres en relation avec les pressions qu’exercent sur celles-ci les initiatives les concernant qui sont prises par les pouvoirs, politiques ou économiques, en vue de les orienter et les transformer pour mieux les adapter à leurs propres attentes et besoins présentés comme légitimes en relation à l’intérêt général ou à un principe de justice.
La forme de réflexivité qui nous intéresse ici a ceci de particulier qu’elle n’est pas le fait d’instances constituées à cette fin, avec des domaines de compétence reconnus statutairement, comme peuvent l’être les conseils centraux des établissements de recherche et d’enseignement supérieur, les comités spécialisés, les organisations syndicales, à l’instar de tous les acteurs et structures en charge de la vie institutionnelle de ce secteur d’activités. Dans les faits, les tâches relatives à la gestion de ce domaine sont considérées comme extérieures à l’activité proprement dite de recherche et d’enseignement. Pour ce qui nous concerne, nous nous intéresserons plus précisément à ces circonstances et modalités d’émergence d’une réflexivité pratique, située, émanant de la base, selon l’expression consacrée, par laquelle et un état de fait dont les effets non envisagés au préalable ou non reconnus après coup sont jugés problématiques voire potentiellement nuisibles, et un mode de mobilisation approprié naissent ensemble, pour cette occasion, c’est à dire dans la mise au jour et pour le traitement public du problème identifié dans les transformations projetées ou réalisées dans la situation en question. Ceci est le cas au sens où ces actions, généralement non concertées et influant sur les conditions d’exercice et la nature même des activités visées, seraient susceptibles de se traduire par une dégradation de ces mêmes conditions, c’est à dire in fine des moyens et des garanties dont les professionnels concernés disposent individuellement et collectivement pour accomplir les missions de service public qui leur ont été confiées. Ce qui est perçu en définitive comme une atteinte à la préservation de ce que la communauté considère être un « standard » de ce qui est attendu de l’activité de la profession par ses membres et à l’ égard de ses destinataires. Un débat peut alors potentiellement s’ouvrir sur les traits, principes et propriétés qui sont constitutifs d’une activité sociale et ceux qui peuvent être modifiés sans porter atteinte à l’identité même de cette forme d’activité, i.e. à sa place reconnaissable dans la société. Au cours de ces moments, la routine d’une activité professionnelle et la naturalité de son environnement se trouvent mis en suspens au profit de l’émergence d’une réflexion collective impromptue sur le sens même du métier, de ce qui est fait et de la manière même dont cela est effectué, par qui et comment, des principes, conditions et moyens divers qu’il exige pour espérer être à la hauteur des attentes dont il est l’objet, etc. Par là-même s’élabore la prise de conscience et la revendication que les questions de structures et de fonctionnement des instances de l’enseignement supérieur et de la recherche ne sont pas si détachées que cela des conditions d’exercice de ces activités au quotidien. Cette problématisation d’une situation, souvent associée à une indignation, à la prise de conscience d’une possible atteinte à une liberté professionnelle ou publique, à la démocratie, à un principe de justice, dont serait porteuse une initiative de la puissance publique, vient pointer de nouveau, pour cette occasion, le fait que la légitimité de l’action publique n’est pas une « propriété » d’une action définie en fonction de sa relation à une catégorie d’acteur, mais une caractéristique qui doit s’établir dans le débat local et la confrontation d’arguments, d’enjeux et d’intérêts pluriels. De tels moments se distinguent, depuis quelques années, par la création d’instances ad hoc, de collectifs de chercheurs, d’universitaires et de personnels de l’enseignement supérieur et de la recherche, qui se forment en-dehors des cadres institutionnels.
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2 - Alain Trautmann. « SLR (Sauvons la Recherche), du collectif à l’association (2004-5) »
Éléments du contexte d’émergence de Sauvons La Recherche !
Je vais essayer de vous parler de la trajectoire de SLR (Sauvons La Recherche !) qui a commencé il y a huit ans. Je pense que, aujourd’hui, huit ans plus tard, on peut dire que le conflit entre les acteurs de l’enseignement supérieur et de la recherche et le Pouvoir, conflit qui a abouti à la création de SLR, trouve très certainement son origine dans l’évolution de l’organisation de l’enseignement supérieur et de la recherche depuis le début des années 2000 et en particulier en 1999, le processus de Bologne, en 2000, le traité de Lisbonne, eux-mêmes dépendant de la transformation du capitalisme industriel en capitalisme financier en marche depuis les années 70.
Ça c’est ce qu’on peut dire aujourd’hui. Mais je crois que très peu de ceux qui étaient à l’origine de SLR l’auraient formulé en ces termes en 2003, et certainement SLR n’a pas été créée par des spécialistes de l’analyse sociale qui essayaient de mettre en pratique les conséquences de leurs analyses.
Le récit de la genèse de SLR en quelques mots-clés
Je vais essayer de dégager un certain nombre de mots clés qui me paraissent importants dans la genèse de SLR. Et puis ensuite, dans un deuxième temps, j’essaierai de voir quelles ont été les évolutions dans les premières années de fonctionnement de ce collectif devenu association.
Les fautes du gouvernement
Le premier mot-clé, pour moi, c’est les fautes du gouvernement. La première faute, en 2003, a été la réduction très brutale du budget des EPST (Établissement Public à caractère Scientifique et Technologique), puisque, pour prendre un exemple, il était alors question d’une réduction de l’ordre de 35% du budget du CNRS. Je précise que cela n’a pas été une faute dans sa propre logique, puisque cette baisse des crédits exprimait une volonté gouvernementale qui n’était pas une erreur de calcul ; c’est bien ça qu’il voulait faire. Mais simplement, c’était une faute dans la mesure où ce n’était pas tenable de demander à des acteurs de la recherche, tout d’un coup, de continuer à fonctionner dans ces conditions. D’ailleurs, la directrice générale du CNRS à cette époque-là s’est contentée de dire qu’elle ne voyait pas comment il était possible de continuer de travailler dans ces conditions, et elle a immédiatement été démise de ses fonctions.
La deuxième faute, c’était la réduction brutale du nombre de postes pour les jeunes en novembre 2003, qui faisait que pour la première fois depuis la libération il y avait une baisse du nombre total de chercheurs et d’enseignants-chercheurs. Là encore, faute politique de la part du gouvernement qui, à ce moment-là, était dans la logique, qui se poursuit aujourd’hui, de réduction d’effectifs dans la fonction publique et qui pensait qu’il valait mieux essayer de sabrer dans un secteur qui ne bougeait pas, qui, quoi qu’on (lui) fasse, se laissait tondre, et que les chercheurs certainement ne bougeraient pas. Il y est donc allé. Erreur d’estimation.
Troisième faute, ce fut celle de Chirac au moment des vœux en janvier 2004 quand il a, peut-être, senti que les gens n’étaient pas très contents et qu’il a eu le culot de dire que la recherche était une des priorités du gouvernement. Et pour nous, les acteurs du secteur, c’était un mensonge tellement évident que ça confinait à l’humiliation. Or, c’est une faute politique de penser qu’il est possible d’humilier des catégories sociales, surtout lorsqu’elles sont susceptibles de s’organiser.
Internet (et SLR)
Le deuxième mot clé, c’est internet et le site web, puisque ce qui est apparu d’abord dans SLR, c’est en mars 2003, la création du site web, par Bertrand Monthubert et moi-même. L’idée de départ m’est venue après le conflit de 1998 entre les chercheurs et Allègre, alors ministre de l’éducation, de l’enseignement supérieur et de la recherche. En 1998, il y avait une mathématicienne, Michelle Schatzman, qui est décédée en 2010, qui avait fait, d’une façon totalement artisanale et individuelle un site web, qui avait aidé à la mobilisation contre Allègre et qui avait abouti notamment à une auto-saisine du Comité national du Cnrs en décembre 1998, qui avait eu un effet. Donc Michelle Schatzman, toute seule, avait fait un superbe boulot et à l’époque je m’étais dit que si jamais à l’avenir on devait avoir un gros problème, il fallait absolument que l’on ait un site web. J’étais incapable de le faire moi-même, faute de compétences appropriées. J’ai demandé à des gens autour de moi. Ils m’ont indiqué Bertrand Monthubert, que je ne connaissais pas, et puis pendant plusieurs mois on a correspondu. Il a créé le site sans qu’on ne se soit jamais rencontré. Ce site a existé, mais tout seul, c’est à dire qu’il n’y avait ni mouvement ni collectif. La seule chose en relation avec cela a été, le 10 avril 2003, une manif spectacle qui avait pour thème l’enterrement de la recherche au Panthéon. On était un millier de personnes à y participer. C’était donc clairement le même groupe : les biologistes, les gens de Cochin où je travaillais. On n’était donc pas nombreux mais il y avait une mise en scène qui a fait que la chose était visible. Elle a été répercutée sur le web et reprise par les médias. Ce qui fait que cela a eu un certain écho. Et puis plus rien du point de vue mobilisation. Mais ce site web, on l’a vu, était prêt à l’emploi. Au moment où les choses ont éclaté, au mois de janvier, il a pu servir tout de suite.
Colère
Le troisième mot-clé important pour moi, c’est le mot « colère », qui fait écho évidemment au premier mot-clé, faute du gouvernement, humiliation, qui provoque une colère de certains. En fait, la première colère que j’ai éprouvée, en décembre 2003, était bien-sûr contre le gouvernement, mais aussi contre mes collègues, qui se laissaient tondre. Et d’ailleurs, un texte que j’avais écrit à un certain nombre de collègues à ce moment-là s’appelait « le silence des agneaux » où je leur disais : « mais comment est-ce possible que vous laissiez faire, en particulier sur la question des postes ? Si vous ne dites rien, si vous ne faites rien, cela veut dire que vous êtes complices, que vous approuvez ça ». Et puis, c’est à partir de ça qu’on a commencé à discuter de la possibilité d’une action collective et que cela a débouché sur l’appel du 7 janvier 2004[1] et la création du collectif.
Discours critique
Le mot-clé suivant, qui me parait important, c’est l’existence d’un discours critique audible et non syndical. Concernant le discours critique, on critiquait ce qui était en train d’être mis en place par le gouvernement. Le discours en question n’était pas particulièrement original, il reprenait des choses qui existaient. Il était devenu audible, d’une part, parce qu’il y avait l’outil que représentait le site web, parce qu’il était simple, mais cette simplicité pose problème, j’y reviendrai. En tout cas, il a été entendu et parce que cet argumentaire que nous développions a été repris par les médias. Ce dernier point est un peu un mystère : pourquoi est-ce que les médias à un moment donné s’intéressent à un sujet et pas à un autre ? La composante spectaculaire doit avoir sa part, mais pour le reste, je ne sais pas. Il s’agissait d’un mouvement « non syndical », au sens où la plupart des acteurs de Sauvons La Recherche au départ ne faisaient pas partie d’un syndicat. Il y en avait quelques-uns, comme Henri Audier, qui étaient des militants syndicaux connus et qui ont contribué dès le début et apporté leurs compétences, leurs analyses au mouvement. Mais, globalement, ce n’était pas un mouvement syndical. Non syndical, ça veut dire aussi que dans SLR il y avait des gens qui étaient carrément antisyndicaux. Je me souviens que c’était quelque chose d’assez difficile à gérer de faire travailler ensemble des gens qui étaient proches des syndicats, carrément syndiqués ou syndicalistes, comme Henri, d’autres qui s’entendaient facilement avec eux, c’était mon cas, et puis d’autres qui leur étaient hostiles. Cela a été problématique dès le début, mais progressivement il y a eu clairement un rapprochement avec les syndicats. Les gens qui étaient très antisyndicaux ont fini par quitter le collectif, et puis maintenant on continue à travailler ensemble. Je pense qu’Annick Kieffer reviendra sur ce point dans son intervention.
Un autre élément qui me paraît important, c’est l’utilisation de formes d’action spectaculaires. Pendant la première année d’existence de SLR et au-delà, il y a eu la recherche, dans ou en-dehors des manifestations, de formes d’actions qui aient une dimension de spectacle. Il y a donc eu l’enterrement de la recherche au Panthéon, et après dans SLR, quelqu’un comme Georges Debregeas, qui était particulièrement inventif dans ce domaine, et qui à plusieurs reprises a fait des suggestions d’utilisation d’éléments spectaculaires, mais chaque fois très chargés politiquement. Par exemple, je me souviens de la manifestation du 19 mars 2004, qui était la plus grosse manifestation de chercheurs qui ait eu lieu en France, étaient portés des grands portraits, de photos, d’anciens – Marie Curie, etc. -, côte-à-côte avec des portraits de post-doctorants qui étaient quelque part à travers le monde et qui essayaient d’avoir un poste un jour, ou peut-être pas, pour eux, et il y avait ce mélange des anciens et puis des futurs qui adviendraient ou non, qui avait, pour moi comme pour d’autres, une signification forte. Donc, dans les discours qui ont été tenus à cette époque, il y a eu des analyses sur le site web ou ailleurs. Mais il y a eu aussi après l’Academic Pride, l’occupation du siège de l’ANR, et d’autres lieux, toutes formes d’action collective qui changeaient un peu des manifestations classiques.
Perspective
Un autre mot-clé qui me paraît important est celui de « perspective ». Cette année là on s’était donné deux perspectives précises : la première était celle de récupérer les postes qui avaient été supprimés par le gouvernement ; la deuxième était l’organisation des États-généraux. Puisqu’on savait que le gouvernement voulait préparer une loi, tant qu’à faire, on s’est dit qu’on allait préparer des éléments qui pourraient être utilisés pour cette loi. Quant au fait de savoir si ces perspectives étaient réalistes, on peut dire qu’au début elles ne l’étaient pas. Parce que, face à un gouvernement qui vient de décider de supprimer 500 postes, dire que l’on espère les récupérer et en rajouter 3000, ce n’était pas réaliste. Mais il se trouve que cela a été obtenu. Et la chose importante, en tout cas, c’était que l’on s’était donné ces perspectives et que l’on y allait avec une certaine naïveté mais volonté aussi.
Un autre élément qui a été important dans cette genèse, c’était la volonté et l’apparence d’unité des acteurs de la communauté scientifique. Volonté : il est clair que parmi les gens qui étaient engagés, on essayait de rassembler d’une part aussi bien les chercheurs que les enseignants-chercheurs, les différentes catégories, que ce soient les hors-statuts, les chercheurs, les ITA, etc., et que, pendant un moment, on a pu avoir l’impression que ces différentes catégories travaillaient ensemble dans la réalité. Je dis apparence d’unité, car dans la réalité, les intérêts des uns et des autres ne pouvaient pas être, et ne sont pas exactement convergents et que certains se battaient pour la défense d’une recherche un peu abstraite, d’autres pour une recherche à cause de son lien avec l’enseignement supérieur, d’autres – pas mal, au début, parmi mes collègues biologistes qui étaient nombreux – se battaient pour avoir plus de moyens pour leurs laboratoires. Ils estimaient que leurs laboratoires n’avaient pas de quoi travailler et que ce serait bien qu’il y ait plus d’argent qui arrive. Et puis, une fois que l’argent est arrivé dans leurs laboratoires, ils étaient moins motivés pour continuer le mouvement. Donc, c’était un peu les moyens demandés par les patrons. D’autres étaient davantage concernés par la défense des personnels, statutaires ou pas statutaires. Et en fait ces différentes façons de comprendre : « nous défendons la recherche », à des moments finissaient par poser problème. Mais enfin il y avait assurément une volonté d’unité, et une apparence d’unité qui a été utile un moment.
La popularité du mouvement
Et le dernier point clé, c’est l’écho populaire, c’est à dire que le fait que ce mouvement ait grossi très vite et a eu un côté spectaculaire a fait que les médias y ont fait écho, que ça s’est fait de telle façon que le mouvement était populaire et que l’obstination du gouvernement à s’y opposer a fait que cela a fini par peser sur les élections régionales et que l’échec aux régionales de fin mars 2004 a beaucoup aidé. C’est juste après cela que Chirac a cédé.
Voilà pour moi les éléments qui ont été très importants dans la genèse de Sauvons La Recherche.
Le parcours ultérieur de SLR
Le bilan de l’action de 2004
Maintenant, pour parler rapidement des évolutions qui ont eu lieu depuis le début du mouvement, comme je l’ai dit, en 2003 il y avait seulement un site web sans une équipe derrière. En 2004, ça a été très important de disposer de ce site web qui a permis d’articuler très bien pendant un moment un discours critique, plus ou moins théorique, et la pratique, la pratique dans la rue, qu’il s’agisse de manifestations publiques ou de réunions où les acteurs de la recherche se réunissaient et élaboraient leur point de vue et leur stratégie. Toute la préparation des États-généraux a été, quoi que l’on puisse penser de ce que sont devenus ces Etats-généraux, quand même un moment d’effervescence intellectuelle collective où beaucoup d’échanges ont eu lieu et donc où théorie et pratique étaient vraiment exceptionnellement liées. Mais après les États-généraux, il s’est produit un net reflux, d’abord il n’y avait plus de perspective. Les deux premières perspectives avaient été atteintes. Donc, l’absence de perspective nouvelle change beaucoup de choses dans l’existence d’un mouvement. Il y a eu un net découragement quand on a senti que le gouvernement n’avait absolument aucune intention de prendre en compte réellement les conclusions des États-généraux.
SLR et les enseignants-chercheurs
Il y a eu aussi une évolution nette des acteurs. C’est à dire que, au départ du mouvement, il s’agissait clairement de chercheurs en biologie. Et puis très rapidement il a été écrit que ce n’était pas un mouvement de chercheurs en biologie et que tous ceux qui travaillaient dans la recherche, qu’ils soient dans ce champ disciplinaire ou non, qu’ils soient chercheurs ou enseignants-chercheurs ou ITA, avaient leur place à SLR. Mais ces portes ouvertes ont fonctionné plus ou moins bien, en particulier par rapport aux enseignants-chercheurs. J’ai beaucoup entendu dire que SLR était au départ un mouvement de chercheurs, qui n’était pas tourné vers les enseignants-chercheurs. Je trouve cela parfaitement injuste. Je rappelle qu’en avril 2004 on a obtenu ces 3000 postes supplémentaires d’enseignants-chercheurs que nous, à SLR, avons arrachés non seulement au gouvernement mais à la CPU. Dans les négociations avec Fillon, alors en charge du ministère, les présidents d’université ont été franchement globalement lamentables et ils étaient prêts à laisser tomber, à ne pas se battre pour ces postes d’enseignants-chercheurs. C’est nous, SLR, qui les avons arrachés, avec l’aide d’une présidente d’université qui participait aux négociations et était avec nous. Par conséquent, l’enseignement supérieur ne nous était pas du tout indifférent à SLR. Il n’empêche que c’est vrai que l’intitulé du mouvement, c’était Sauvons La Recherche, et on parlait tout le temps des chercheurs. Il se trouve que le mot de chercheur, quand je l’employais, comme d’autres l’employaient, était une façon de signifier le tout par l’une de ses parties et ça nous paraissait plus facile de dire les chercheurs, que de dire les chercheurs, les enseignants-chercheurs, les ingénieurs, etc. Et ce raccourci on peut le comprendre, mais il n’empêche que ceux qui n’étaient pas nommés se sentaient oubliés. Je suis parfaitement conscient du fait qu’il y a eu un problème et que c’est à cause de ce défaut de prise en compte, notamment des enseignants-chercheurs, que SLU (Sauvons L’Université !) est apparu dans le paysage en 2007. Je me souviens que, à cette époque là, à SLR il y a eu des réactions différentes, certains considérant que si des gens avaient cru nécessaire d’organiser cela, c’est que l’on n’avait pas couvert le terrain complètement suffisamment et que tant mieux que d’autres s’y intéressent et qu’on allait travailler avec eux. Et puis d’autres encore qui étaient assez hostiles à cela et qui voulaient exclure de SLR les gens qui adhéreraient à cela.
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3 - Annick Kieffer. « Syndicats et collectifs : une collaboration possible »
Ce que dit Alain Trautmann souligne la capacité du politique à se réapproprier nos mots et à les détourner de leur sens. Je pense notamment que le mot « excellence » à ce moment là, dans ce texte, n’avait pas le sens que le Pouvoir politique lui donne aujourd’hui.
Les trois points relatifs à la contribution du syndicat au mouvement de 2004
J’interviendrai sur trois aspects. Le SNTRS-CGT n’est pas le seul syndicat à s’être battu aux côtés de SLR. Le SNCS tient une place au moins aussi grande et le SGEN-CFDT s’est également engagé dans le mouvement de 2004. Mais j’aurais voulu traiter la place des syndicats dans ce mouvement sous deux angles : le problème spécifique que posait SLR comme collectif et les rapports qu’on peut dire difficiles entre syndicats et collectifs. Le second aspect à signaler est que le SNTRS-CGT est avant tout un syndicat d’ITA. Par conséquent il avait un regard spécifique dont on parle peu, d’ailleurs. Le troisième aspect est qu’en tant que syndicat CGT, nous sommes confédérés, nous avons des liens avec la recherche privée. Je pense que notre participation au mouvement a été l’occasion d’un apport original dans la mesure où elle a permis d’élargir la réflexion sur la recherche aux relations entre la recherche publique et la recherche privée, avec la participation de syndicalistes de la recherche privée.
Les relations entre syndicats et collectifs
Tout d’abord, il faut préciser que les syndicats ont une expérience ancienne des collectifs. Vous vous rappelez sans doute des collectifs des hors-statuts, à la fin des années 70 et au début des années 80. Ensuite, après la titularisation, le collectif des mi-temps. Il y a eu des collectifs d’infirmières du CNRS, il y a eu, plus récemment, les associations de doctorants ; tous avaient en commun le fait qu’il s’agissait de regroupements de personnels autour de la défense de leurs intérêts spécifiques. Les collectifs posaient, dans chaque cas, un problème important pour les syndicats dans la mesure où ils révélaient leur carence dans la prise en compte des revendications de ces catégories spécifiques (par exemple les syndiqués statutaires, à l’époque rappelons-le des contractuels sous statut dit « CNRS », avaient du mal à envisager une procédure collective spécifique d’intégration des « hors-statuts » qu’ils percevaient comme risque d’affaiblissement de leur statut). En même temps, les mouvements qui étaient portés par des collectifs en général développaient des revendications qui étaient déjà intégrées par les syndicats (fin des hors-statuts, intégration des mi-temps dans le statut de titulaire après la titularisation). Ils révélaient également notre déficit d’organisation. L’émergence des collectifs est liée étroitement à la chute continue de la syndicalisation dans les années 1980 et 1990. Les syndicats ne disposaient plus du même maillage des laboratoires et des services dans cette période. Enfin, les collectifs exprimaient une certaine méfiance à l’égard des syndicats dont ils tenaient à être indépendants. Nos rapports étaient donc difficiles avec les collectifs pour toutes ces raisons. Pourtant, bien souvent, une partie de nos militants en étaient partie prenante et, de ce fait, nous avons toujours essayé de travailler avec eux. Mais je dois dire que l’on n’a jamais travaillé aussi étroitement qu’avec le mouvement de SLR.
Un positionnement complémentaire plus que concurrent
La spécificité de SLR, c’est qu’il ne portait pas sur une revendication catégorielle, mais qu’il posait d’emblée le problème de l’avenir de la recherche. Et je crois que cela facilitait les relations entre un syndicat et un collectif. Au-delà de revendications traditionnelles, notamment de la défense des postes de chercheurs et d’enseignants-chercheurs, il a posé la question de la relation entre la recherche et les citoyens. Et sur ces questions-là, les syndicats sont beaucoup moins bien armés que ne l’a été le collectif SLR. Je crois que cela a beaucoup contribué à notre engagement auprès de SLR. Cela dit, ça ne s’est pas passé du tout facilement et les débats ont été importants dans le syndicat. Je dois dire que ça a été un coup de force dans le syndicat. Il faut comprendre qu’un syndicat est d’abord une organisation dite démocratique, donc avec une conception de la démocratie où des instances se réunissent, élues à différents échelons, et où chaque instance est contrôlée. Pour ce qui concerne la CGT, le bureau national est par exemple l’émanation de la commission exécutive qui le contrôle et à laquelle il doit rendre compte régulièrement de son activité et de ses décisions.
Un engagement syndical qui s’apparente à un coup de force contre ses propres habitudes et procédures
Quand le mouvement de SLR est né, on a vite compris qu’il fallait que l’on s’engage dans ce mouvement et que l’on devait tout faire, au moins pour la restitution des postes supprimés par le gouvernement et pour le succès de la pétition. On n’avait pas le temps de lancer un grand débat dans tout le syndicat pour savoir si on avait raison ou non de nous engager. Cela a donc été un coup de force d’un certain nombre d’individus, je dirais une dizaine, qui se sont engagés, que ce soit au niveau national ou au niveau local, et qui ont malgré tout imposé un engagement fort du syndicat auprès de SLR. Dans un premier temps, nous nous sommes engagés à soutenir la pétition et à assurer la réussite de toutes les actions qui avaient été décidées par SLR. Ce n’est pas évident pour un syndicat de dire qu’il va tout faire pour qu’une action décidée par d’autres réussisse. Pourquoi avons-nous décidé d’agir ainsi ? Comme l’a rappelé Alain Trautmann, SLR portait une colère à l’égard de la politique du gouvernement que partageait l’ensemble des personnels de la recherche, et par conséquent les syndiqués. Notre engagement était donc une nécessité. Il fallait par conséquent que l’on assure la réussite des actions. Je dois dire que localement aussi bien que nationalement un grand nombre de camarades ont apporté leur soutien, leur savoir-faire, leur capacité d’organiser des manifestations, leur capacité à mobiliser (à Bordeaux, Toulouse, Marseille, Nice, Lyon, Montpellier, Rennes, etc.).
Cependant, cela a occasionné des résistances dans le syndicat qui sont très claires. Les débats ont porté sur plusieurs points. Le premier point est le fait que cette action était portée par des chercheurs. Elle cherchait à mobiliser avant tout les directeurs d’unité. Quelle est la place des ITA dans ce mouvement ? Il faut reconnaître que les ITA ne s’y retrouvaient pas du tout. Le mouvement n’a pas donné lieu à une réflexion sur l’organisation du travail, sur la place des ITA dans la recherche, à un moment où justement les doctorants et des post-docs prenaient de plus en plus de place dans les laboratoires, ce qui était ressenti par les ITA comme une dépossession d’une partie de leur travail et un transfert vers les doctorants et post-doctorants. Il y avait un malaise chez les ITA qui n’était pas traité par le mouvement. D’un autre côté, les syndiqués voyaient bien que les directeurs d’unité étant sur le devant de la scène, les ITA participaient au mouvement et notamment des ITA qu’on n’avait jamais vus dans aucun mouvement, parce que c’était tout le laboratoire qui participait et qu’ils devaient participer à ce mouvement avec le laboratoire. De là, le malaise ressenti par des gens qui se battaient depuis des années et des années souvent seuls dans un laboratoire et qui voient tout d’un coup leurs collègues devenir les fers de lance de la lutte alors qu’ils n’avaient pas réagi avant. Il y avait donc un malaise important. L’autre problème évidemment, est le fait qu’un collectif est quelque chose d’informe, dont les gens font partie à un moment donné, mais quand le collectif n’existera plus, plus personne ne se sentira responsable des accords qui auront été signés. Or on voit bien que quand se met en place un mouvement comme celui-là, il débouche sur des engagements et des responsabilités des organisations pour que ce qui a été obtenu soit transcrit dans les faits, soit appliqué, et ce sont les syndicats, en tant qu’organisations pérennes, qui assurent cela.
Il faut rappeler également que Claudie Haigneré, alors ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche, avait lancé des assises de la recherche qu’elle pensait organiser avec des experts qu’elle aurait nommés. SLR et les syndicats, à cette époque, ont dit : « non, nous allons faire des États-généraux de la recherche, mais ce seront les chercheurs qui prendront en main la réflexion sur l’avenir de la recherche en essayant aussi de nous ouvrir au-delà de la recherche ». Pour comprendre notre position à cet égard, il faut rappeler que le SNTRS est organisé au sein de l’union générale des ingénieurs, cadres et techniciens (UGICT) qui regroupe l’ensemble des fédérations et syndicats de cadres et dans laquelle on retrouve les chercheurs de la recherche privée. L’UGICT est responsable dans la CGT de la réflexion sur la recherche (le pôle recherche confédéral). La CGT avait constitué depuis longtemps ce pôle recherche auquel nous participions, mais qui vivotait essentiellement avec des chercheurs du CEA, d’EDF et du SNTRS. La préparation des États généraux a été l’occasion de redonner vie au pôle recherche de la CGT et on a essayé d’avoir une réflexion propre de la CGT sur les liens entre la recherche publique et la recherche privée. Des camarades comme Thierry Bodin de la CGT-Aventis, d’EDF, de Thalès, de Total, de GDF, du centre de recherche de Renault, se sont fortement impliqués. Ils ont apporté un point de vue que je pense être tout à fait original à ce mouvement. Ça a été, je pense, une contribution tout à fait importante de notre syndicat.
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4 - Jean-Louis Fournel. « Des universitaires contre la loi LRU : la naissance imprévue de SLU »
Tenter un questionnement sur les raisons de la création d’une association comme SLU comme un des prismes possibles d’une interrogation plus large sur les formes que peut prendre l’engagement des enseignants-chercheurs et des chercheurs dans la contestation des politiques des pouvoirs en place ne va pas de soi. En l’occurrence, il ne s’agit pas évidemment de s’engager dans une défense et illustration déplacée de tel ou tel acteur d’un mouvement social qui eut une certaine ampleur, encore moins dans un ridicule discours auto-satisfait d’« ancien combattant », fût-il agrémenté d’une déploration sur les défaites subies. Cela suppose aussi et surtout de se méfier de toute téléologie. Il serait bien hasardeux notamment de tenter de comprendre fin 2007, soit la date de la création de SLU, uniquement à la lumière de ce qui s’est passé au premier semestre 2009. À chaque fois la conjoncture spécifique rend la quête des causalités plus complexe et doit nous inciter à ne pas nous prêter trop aisément à des reconstitutions de longue durée où l’enchaînement des événements, ainsi que des pratiques individuelles et des formes de constructions collectives s’encastreraient merveilleusement comme dans un puzzle parfait où la conscience – toujours éveillée et aiguë bien entendu – d’intellectuels organiques néo gramsciens se mettrait au service d’un mouvement collectif de lutte contre une injustice identifiée parfaitement par les uns et les autres en inventant de nouvelles formes d’engagement ou en intégrant celles qui sont à sa disposition.
L’action politique inédite et imprévue (pas celle qui relève de la quotidienneté de la vie politique institutionnelle, qui a sa dignité et sa valeur mais qui s’inscrit dans d’autres logiques) se développe toujours au croisement – souvent improbable - d’initiatives individuelles, de réactions collectives et d’une situation touchant les uns et les autres (Machiavel appelait cela le riscontro). Et une association, un parti, un collectif, ne peuvent vraiment voir le jour que si – grâce à une alchimie dont les secrets se trouvent rarement écrits dans les livres de théorie politique – ces actions individuelles à un moment donné cessent d’être individuelles, renoncent à être individuelles, et se donnent une forme ponctuelle dans laquelle l’individualité se fond dans quelque chose d’autre. La chose en question est sans doute plus difficile à inventer quand on a affaire à des universitaires et à des chercheurs en SHS (sciences humaines et sociales) dont les tropismes individuels, par goûts, par pratiques et par coutumes sont indéniables… Mais en même temps si cela marche, même un peu seulement, cela peut donner lieu – même si ce n’est que par moments et de façon souvent paradoxale ou contradictoire – à la création de ce que j’appellerai un intellectuel collectif.
Dès lors, une fois identifié comme tel, celui-ci peut avoir un rôle, nourrir des attentes… et entraîner des déceptions sans commune mesure avec sa force militante réelle. C’est un peu ce qui s’est passé avec SLU et c’est un peu cette petite histoire que je voudrais reprendre rapidement ici d’abord en passant par un rappel des effets de la conjoncture politique dans laquelle cela est advenu, ensuite par une narration précise dont les choses se sont déroulées, enfin par une analyse succincte des éléments dominants du processus engagé alors (et – fort heureusement – qui a connu des transformations et qui n’a pas encore vu sa fin aujourd’hui). Dernière précaution, qui n’est pas purement oratoire, ce que je peux dire aujourd’hui devant vous n’engage que moi et ne représente pas la position de l’association que j’ai présidée et dont je suis encore membre actif. C’est la première fois que je me prête de façon un peu construite à cet exercice de reconstruction, nécessairement partiel et partial, et les quelques mots qui suivent ne prétendent à rien d’autre qu’à apporter un éclairage possible aux questions posées par les organisateurs du séminaire à l’occasion de la présente séance.
I/ Conjoncture : le sarkozysme et la loi LRU
SLU est né on le sait à l’automne 2007. SLU ne serait à mon avis peut-être jamais né sans un certain mode de gouvernement qui s’est installé en France à partir de mai-juin 2007 et que l’on peut désigner en renvoyant au nom de l’actuel président de la République. Non que SLU se soit défini comme une association anti-sarkozyste. Mais je reste frappé par le fait que les universitaires – ou tout au moins les universitaires en SHS – n’avaient pas eu de réaction très forte, quelle que soit leur participation dans un second temps au processus des États Généraux de Grenoble en 2004, face à ce qui avait suscité par exemple la création de SLR. En revanche, les choses ont été (un peu, n’exagérons rien !) différentes à partir de 2007. S’il en est allé ainsi c’est peut-être parce que quelque chose de nouveau s’était alors mis en place.
L’instauration de la loi LRU en effet fut marquée par quelques caractéristiques propres à ce que nous pourrions appeler faute de mieux le « sarkozysme », phénomène marqué par un rapport quasiment mystique à la notion de rupture et à celle de réforme, caractéristiques que l’on pourrait énumérer ainsi :
absence de négociation et même absence de concertation sinon avec des interlocuteurs susceptibles d’être d’accord avec le gouvernement (notamment la CPU qui acquiert alors un rôle nouveau) ;
rapidité de la mise en place des réformes quitte à passer en force en jouant sur les périodes de vacances universitaires ;
certitude que tout adversaire est un allié potentiel ou du moins que l’on peut acheter sa neutralité par quelques avantages individuels (quitte à dissimuler cela sous les oripeaux de la politique d’excellence), puisque les positions, voire les postures, l’emportent toujours sur les convictions ;
revendication d’un changement de paradigme universitaire au nom d’une vieille politique d’une fraction de la droite française (celle que l’on peut qualifier schématiquement de bonapartiste) : se débarrasser des soucis budgétaires sur des corps intermédiaires et priver ces mêmes corps intermédiaires de toute influence dans le pilotage stratégique de la recherche (qui a un équivalent économique approximatif dans la logique consistant à privatiser les profits et à socialiser les pertes) ;
annonce tonitruante d’une volonté d’échanger un effort budgétaire ponctuel et largement en trompe l’œil contre une soumission à de nouvelles règles du jeu imposées sans concertation ni négociation.
La « communauté universitaire », cette notion dont on ne sait pas trop ce qu’elle recouvre mais qui en tout cas faisait office de liant au sein de l’université française n’avait pas vraiment l’habitude d’être malmenée ainsi. La loi Savary avait quant à elle vu le jour au terme d’une longue gestation et son texte comportait une série de concessions croisées prenant le risque de la contradiction mais permettant d’agréger un minimum de consensus autour des institutions. Surtout, les institutions en place depuis la loi Savary de 1984 n’étaient pas largement perçues comme des institutions particulièrement permissives interdisant tout gouvernement efficace de l’université. La présidentialisation notamment était déjà au cœur de celle-ci et il était bien difficile de faire démissionner par exemple un président trahissant la confiance de ses administrés. Les universitaires dans leur immense majorité ne ressentaient donc pas probablement ce besoin inextinguible de concentration du pouvoir entre les mains d’un nombre de plus en plus restreint de personnes. Structure par excellence collégiale (ou du moins se proclamant telle) depuis toujours et, symétriquement, constituée d’individus souvent très jaloux de leur indépendance, l’université s’est développée dans l’intégration de cet équilibre paradoxal. Affaiblir ou supprimer la collégialité c’est donner le libre cours à l’hybris de quelques personnes au seul service de ce qu’ils imaginent être leur destin personnel… et du pouvoir central. C’est là sans doute une des explications de cette étrange alchimie évoquée dans notre cas : des personnes qui se réunissent dans un collectif pour défendre la collégialité universitaire en tant qu’universitaires et en tant qu’individus mais qui n’aspirent pas à prendre la place des syndicats même s’il existait un constat partagé sur le caractère malheureusement inaudible, pour beaucoup, de la parole syndicale.
Les statuts que nous nous sommes donnés assez rapidement le montrent clairement : l’article 2 [1] a été à cet égard mûrement pesé et je voudrais en reprendre rapidement la structure essentielle. Dire ce qu’était SLU c’était d’abord dire
a/ que l’association était née de la lutte contre la loi LRU et contre ses logiques ;
b/ qu’il existait à cet égard un devoir d’analyse et de réflexion de notre part, parce que nous devions aussi mobiliser nos compétences professionnelles au service de ce combat ;
c/ que des actions pouvaient être envisagées ;
d/ que le site était un des éléments essentiels de notre action.
II/ Récit : la création imprévue de SLU
J’ai voulu rappeler cela avant de revenir à une rapide narration du processus de création de SLU pour permettre de mesurer quelle différence il y a entre le point de départ de ce processus et son point d’arrivée, deux mois plus tard, lors de la rédaction collective des statuts entre la fin décembre 2007 et le début du mois de janvier 2008.
Si l’on me permet cette boutade facile, nous pourrions dire qu’au départ, comme d’ordinaire, il y a le verbe, en tout cas la volonté de certains universitaires de rétablir l’existence d’une parole qui leur serait propre et dans laquelle ils se reconnaîtraient. Ou en tout cas de souligner qu’ils n’allaient pas de soi pour eux de se reconnaître dans la parole des présidents d’université, c’est-à-dire de ceux qui, après tout, étaient censés les représenter dans la mesure où ils avaient été élus sinon par eux, du moins par leurs représentants. C’est cette défiance qui est à l’origine de la tribune préparée au début du mois de novembre 2007 par quelques enseignants-chercheurs de Paris 8 à destination du Monde et publiée dans ce journal assez vite, trois ou quatre jours seulement après qu’elle avait été proposée. Cette tribune était de fait intitulée « Les Présidents d’université ne parlent pas en notre nom » [2] et était fondée sur une idée simple : l’avis de la communauté universitaire ne saurait être représenté dans un parcours de réforme radical tel que celui qui était engagé depuis juin 2007 par la seule voix des présidents d’université. En effet, il était patent que les quelques tentatives de réaction critiques estivales (la pétition « pas à la sauvette » [3] par exemple) n’avaient reçu aucun écho public et que le débat semblait se concentrer entre la parole du ministère, celle des étudiants, mobilisés contre la loi LRU bien avant leurs enseignants (même s’ils l’étaient de façon « différenciée » pour user d’un euphémisme, selon les lieux et les organisations), et celle d’une instance qui prenait de plus en plus de place, la conférence des présidents d’université. De cette CPU, nous ne savions pas grand chose à ce moment-là, mais nous constations qu’elle semblait être passée du statut de « club informel pour échanges de bonnes pratiques » -selon le lexique à la mode des administrateurs – à celui d’acteur majeur du débat tout à la fois à l’origine de la réforme (puisqu’une bonne partie de la réforme avait été conçue dans ces discussions en cercles très fermés durant les années précédentes), destinataire de cette réforme (puisque son application leur était confiée au premier chef) et, pour ce qui était des présidents, principal bénéficiaire de la redistribution des cartes au sein des instances universitaires. Le sentiment des rédacteurs de cette tribune tendait ainsi à regretter à la fois une situation classique et une situation nouvelle :
a/ d’un côté la répétition d’une situation classique (on l’avait vu peu de temps auparavant lors de la mobilisation contre le LMD et surtout lors de celle contre le CPE) dans laquelle les enseignants-chercheurs étaient à la remorque des mouvements étudiants sans parole politique audible qui leur soit propre ;
b/ d’un autre côté, la situation, nouvelle celle-ci, dans laquelle on considérait que les présidents d’université pouvaient à eux seuls porter la voix des enseignants-chercheurs.
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5 - Jérôme Valluy. « 2009-2012 : la défense des libertés universitaires, de la CNU (coordination nationale des universités) au CNU (conseil national des universités) »
Je signale d’abord une double difficulté pour moi à retracer la genèse de la coordination nationale des universités (CNU) de 2009 [4] : 1) ce fut une configuration fluide et complexe, plus difficile à retracer à mon avis que la création d’une organisation associative ou syndicale ; 2) surtout, je n’ai jamais fait de recherche sociologique sur la politique universitaire ni sur le monde universitaire ; je n’ai pas non plus pris le temps d’étudier sociologiquement le processus de mobilisation de 2009 comme on pourrait le faire à partir des archives numériques, médiatiques, documentaires et par des entretiens avec les acteurs… C’est la raison pour laquelle j’ai plusieurs fois refusé, en 2010, de faire des conférences publiques sur ce sujet. Je fais exception ce soir pour des raisons militantes qui sont à liées à la parfaite continuité que je vois entre les raisons de nos mobilisations en 2009 et les raisons de se remobiliser en 2011 dans la préparation des élections de renouvellement du conseil national des universités (CNU) qui auront lieu à l’automne.
Je vais donc tenter de passer d’une réflexion rétrospective – basée sur ma seule mémoire des faits et de quelques trop rares et trop rapides contrôles de dates et de faits dans les archives numériques -, en répondant aux questions posées par Michel Barthélémy pour orienter la séance [5], et tenter d’associer dans ces réponses une réflexion politiquement orientée sur les suites de cette mobilisation dans les prochains mois tant pour les prochaines élections du Conseil national des universités (CNU) que, en son sein, pour la mise en œuvre du décret modifiant le statut des enseignants-chercheurs et combattu par eux en 2009. De ce fait, mon propos ne portera pas sur l’ensemble des motifs de mobilisation des enseignants-chercheurs contre la LRU (compétition, privatisation, restrictions budgétaires, élitisme, précarisation…) mais uniquement sur l’enjeu du statut des enseignants-chercheurs.
MB : Quels ont été les éléments déclencheurs qui ont favorisé la constitution de ces modes d’organisation de l’action collective situés en dehors des syndicats ?
Je ne peux parler du déclenchement qu’à Paris 1, faute d’avoir suivi d’assez près la situation ailleurs, dans les autres universités. S’agissant de Paris 1, les « éléments déclencheurs » sont à trouver d’abord dans les mobilisations (minoritaires) de l’automne 2007 contre la LRU et au besoin éprouvé alors de se faire entendre plus fortement, notamment à travers l’Internet. La création le 3 décembre 2007 de la première « liste de discussion » ouverte et en « opt-out » [6] [Diffparis1] [7] (abonnement et désabonnement libre, liste non modérée), avec 2500 adresses d’enseignants, chercheurs et biatoss pour l’essentiel est pour beaucoup dans la genèse fin 2008 du futur mouvement à Paris 1. Ce type de liste, au statut juridique complexe [8], satisfait une majorité de personnes : sur les 2500 initialement abonnés avec possibilité immédiate de sortie, 2000 y sont restés jusqu’à aujourd’hui, après plus de trois ans d’activité intense. Ce type de liste a permis de surmonter la faible audience des listes en « opt-in », formées sur une base militante, qui ne dépassaient pas alors quelques centaines d’abonnés dans cette université. Comme le montrent les archives de [Diffparis1], la liste a servi à informer les collègues de l’université durant toute l’année 2008 sur les enjeux professionnels, locaux et nationaux, et, à l’automne, de les informer des premières mobilisations, syndicales notamment, apparues dans d’autres universités en octobre et novembre 2008 et, par suite, à mettre en évidence fin novembre, un « retard » de mobilisation à Paris 1.
Neuf enseignants-chercheurs – dont moi-même – ont lancé l’Appel du 12 décembre 2008 [9] et appelé « la communauté universitaire à se rassembler dans les plus brefs délais ». Ils étaient tous de Paris 1 (MCF, sciences humaines, pas très vieux…), et visaient à réduire ce retard local de mobilisation plutôt qu’à enclencher – à cette date et dans leur esprit – ce qui deviendra plus tard un mouvement national… mais qui n’était alors pas prévisible ; bien sûr, ils caressaient aussi l’espoir que cet appel contribuerait à la mobilisation au-delà de leur université. Cependant, si l’affichage des signatures [10] a mis en avant les signataires de Paris 1, ce n’était pas par égocentrisme mais parce que notre finalité première était de peser sur le débat interne de notre université et de pousser les collègues et syndicats locaux à bouger.
Parmi les raisons du succès de l’Appel du 12 décembre 2008, au-delà de Paris 1, il en est une relativement technique mais qui n’est pas anecdotique. Il se trouve que j’ai utilisé, pour diffuser cet appel, la base de données d’une liste de diffusion, en « opt-out », [TERRA-Infos] [11], réunissant 81692 adresses email (un peu moins à l’époque) soigneusement collectées depuis 2003, notamment sur les sites universitaires, et couvrant ainsi l’ensemble des universités françaises pour un tiers environ des adresses ainsi que le monde des journalistes et divers segments de réseaux professionnels militants pour le reste. Le moyen était, d’une certaine façon, très largement dimensionné par rapport à l’objectif local de notre appel, mais il ne l’était pas sans raison : il s’agissait d’inciter les collègues locaux à bouger en s’adressant non seulement à eux mais aussi à leurs environnements socio-professionnels respectifs, disciplinaires et réticulaires, qui, eux, ne sont pas locaux mais nationaux. Cette démarche a contribué à notre succès tant local que national puisque la poussée exceptionnelle produite par l’appel du 12 décembre a facilité sur Paris 1 l’organisation d’une première assemblée générale, le 8 janvier, qui lança à son tour l’appel à la tenue d’une première coordination nationale des universités [12], qui eut lieu à Paris 1 le 22 janvier 2009, et qui lança alors réellement le mouvement national de 2009 [13].
J’expose cela pour montrer qu’il n’y pas eu d’opposition entre cette démarche de coordination nationale et l’action syndicale : ni de ma part (qui ai pris ma première carte syndicale et payé ma première cotisation syndicale, à la Fercsup-CGT, en janvier 2009), ni à ma connaissance des autres collègues initiateurs de l’appel du 12 décembre, ni de l’assemblée générale de Paris 1, ni de la coordination interne à Paris 1 mise en place à ce moment là et qui coïncidait largement avec l’intersyndicale locale tout en s’ouvrant à d’autres collègues élus par l’assemblée générale. Dans notre cas, à Paris 1, l’action syndicale d’octobre et novembre 2008 observable sur d’autres universités, nous a précédés et inspirés dans le lancement de l’appel du 12 décembre et du processus de coordination nationale.
En outre, dès la première CNU et durant toutes les suivantes, les syndicats y trouvèrent place et y jouèrent un rôle majeur, variable de l’un à l’autre bien sûr et d’une CNU à l’autre, mais sans subir de rejets ou d’ostracisme anti-syndical comme on a pu l’observer en d’autres mouvements sociaux pilotés par des coordinations nationales (je pense, par exemple, à celui des étudiants contre le projet Devaquet en 1986). Certes, on a pu entendre, ici ou là, quelques propos anti-syndicaux ou critiques des syndicats… mais je n’ai jamais observé dans ces coordinations de tendance lourde de nature anti-syndicale. La coordination ne s’est pas faite en dehors des syndicats : ils y étaient présents, de manière visible (avec logos, autocollants, tracts, etc.), et l’intersyndicale nationale elle-même y était présente ; elle s’est même parfois tenue dans les couloirs ou salles mitoyennes de la coordination nationale pour préparer des communiqués, dans l’urgence, qui tenaient compte des débats en cours.
MB : A quelles attentes particulières ces collectifs ont-ils voulu répondre que les organisations de défense traditionnelles des personnels de l’enseignement supérieur et de la recherche n’abordaient pas ?
Je ne crois pas que l’opposition contenue dans la question soit adéquate : j’ai l’impression qu’il y a, chez les enseignants-chercheurs, plus un phénomène de faible syndicalisation (guère plus que dans d’autres professions… mais très faible néanmoins : de l’ordre de quelques pourcents) – que d’anti-syndicalisme. Et il y a, en outre, à partir des années 2007 un déphasage nouveau entre ce faible taux de syndicalisation et le taux de participation numérique des enseignants-chercheurs aux discussions de type syndical… déphasage accentué en 2009 en raison de l’ampleur exceptionnelle du consensus dans la profession. D’un côté, des organisations syndicales qui ne regroupent guère plus de quelques milliers d’adhérents et de l’autre des formes nouvelles de communication par Internet qui permettent d’associer en quelques jours des dizaines de milliers de personnes. Ce déphasage prédispose au « débordement » des périmètres syndicaux habituels. En outre, ce cadre de mobilisation « coordination nationale » se présente comme une évidence en raison de son usage social devenu banal, depuis plusieurs décennies, dans le répertoire d’action collective des mouvements sociaux, en France, un peu comme la pétition ou la manifestation.
Ce qui induit peut être en erreur sur le sens et la portée de la coordination nationale c’est l’ampleur du mouvement universitaire de 2009 qui fut sans précédent historique, chez les enseignants-chercheurs. Il dépasse de loin celui de mai 1968 en ce qui concerne le niveau de consensus chez les enseignants-chercheurs, puisque participaient de ce consensus des universitaires de droite et d’autres travaillant dans des disciplines ou des universités traditionnellement conservatrices (ce qui était moins le cas en 1968). Ce consensus fut très large mais paradoxal et plein de contradictions. Les universitaires furent presque tous opposés à cette réforme de leur statut professionnel mais pour des raisons parfois fort différentes voire diamétralement opposées : on peut défendre la libre maîtrise de son temps de travail comme condition de liberté intellectuelle ou comme opportunité de travailler ailleurs… Mais le consensus fut indéniablement exceptionnel, ce qui explique l’ampleur de la mobilisation et donne cette impression de dépassement du périmètre habituel d’action syndicale.
Pour résumer, il y a trois variables à considérer : 1) un taux de syndicalisation très bas ; 2) un consensus exceptionnellement large dans la profession ; 3) une communication numérique qui met en relation des dizaines de milliers de personnes très rapidement. Par suite, l’ampleur de la vague et sa vitesse d’accélération dépassaient de très loin le cadre d’action routinier de l’intersyndicale nationale et imposait comme une évidence, même aux yeux des responsables syndicaux, la forme « coordination nationale ». Les deux instances, intersyndicale et coordination, avancèrent souvent de paire, soit parce que les membres de l’intersyndicale participaient à la coordination et pesaient sur ces débats, soit parce l’intersyndicale complétait la coordination entre deux réunions, par des communiqués.
En outre, parmi les responsables syndicaux nationaux, aucun en décembre 2008 n’était disposé à prendre la responsabilité de lancer un appel à mobilisation nationale dont le succès et l’audience parmi les enseignants-chercheurs étaient très loin d’être assurés. La forme « coordination nationale » permet ainsi aux syndicats de tester le terrain, de sentir « la base », en s’engageant dans un mouvement sans assumer le risque de l’échec éventuel.
Quelques réticences de la part des responsables syndicaux s’exprimèrent durant la première coordination nationale… par crainte notamment de la voir se transformer en organisation pérenne, associative (de type SLR ou SLU), venant concurrencer les organisations syndicales tout en entretenant la faible syndicalisation, voire des formes d’anti-syndicalisme et en dispersant éventuellement les faibles forces militantes dans le secteur. Cependant ces réticences disparurent dès lors que la première coordination nationale rejeta l’idée d’élire des représentants ou un bureau. Cela rassura les syndicats mais affaiblit les possibilités de pilotage du mouvement… (mais cette faiblesse n’était pas perceptible alors et ne put l’être que beaucoup plus tard, en mars et avril). Les réticences syndicales disparurent en outre fin janvier / début février quand l’ampleur nationale de la vague fut clairement perceptible.
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Débat
Mariana Petrovic : Quelle est la place de la réflexivité d’un sociologue qui parle d’un mouvement très fort d’une communauté de chercheurs et d’enseignants – car, pour moi, les enseignants-chercheurs sont des chercheurs - ? Comment envisagez-vous donc cette question de la réflexivité d’un sociologue de Paris-1, comme vous l’êtes Jérôme Valluy, face à la communauté des chercheurs en général et éventuellement à des militants, etc. ?
Jérôme Valluy : J’ai la preuve que la question est pertinente dans le fait que dans les six questions que posait Michel Barthélémy, c’était la question n° 5, la seule que je n’ai pas traitée précisément. Pourquoi ne l’ai-je pas traitée ? Pour les raisons que je vous ai indiquées en début d’exposé, c’est que sur ce sujet je prétends ne pas intervenir en tant que chercheur. Car je pense que l’universitaire peut aussi intervenir en tant que militant, en tant que citoyen et avoir une réflexivité sur lui-même lucide à cet égard. Je pense que je pourrais effectivement faire le travail d’analyse sociologique de ces configurations, etc. En l’occurrence, là, je ne l’ai pas fait et je pense, en tant qu’enseignant-chercheur avoir quelque chose à dire sans avoir fait le travail de sociologue pour autant sur cette configuration.
((question inaudible))
Jérôme Valluy : Je ne contesterai pas le côté éventuellement un peu conservateur du corps enseignant de Paris-1. J’en suis le premier convaincu. Là-dessus, on sera tout à fait d’accord. Il se trouve qu’à Paris-1 je suis un petit peu à la marge et un peu atypique, peut-être un peu moins affecté par cette tendance au conservatisme. Je vous redis ce que j’ai eu l’occasion de dire au sujet du diagnostic que nous avons porté sur l’échec avéré du mouvement universitaire alors en cours. Je pourrai contrôler la date de cette réunion avec des collègues de sciences politiques dans l’UFR. Je ne sais plus s’il s’agit de fin février ou début mars 2010, mais effectivement on pourrait retrouver les indices qui nous ont amenés à cette conclusion.
Jean-Louis Fournel : Vous n’avez pas fait passer cette analyse
Jérôme Valluy : Mais non. On passait pour des traîtres ! Si on disait début mars 2010 – je l’ai fait, tu ne t’en souviens pas ! J’ai tenté, entre la quatrième et la cinquième réunion de la coordination nationale de faire passer l’idée qu’il serait judicieux de proposer au gouvernement de réunir des États-généraux. On m’a traité de social-traître. C’était inaudible, totalement inaudible. C’est-à-dire, arriver à faire comprendre qu’on avait, nous, en tant que politistes, la certitude que la stratégie de Sarkozy était de ne jamais rompre et de nous amener dans le mur, était impossible, alors que de cela on était certain début mars. Et donc le sens de ma proposition, ce n’était pas d’aller à la soupe ni de négocier avec un gouvernement que je hais plus que tous les gouvernements qui se sont succédé depuis un demi siècle dans ce pays. C’était d’éviter de tout perdre, comme on l’a fait effectivement en avril et juin, d’essayer de sauver les meubles ou au moins de renvoyer la charge symbolique de notre défaite sur le gouvernement après avoir rendu public le fait que l’on était prêt à négocier même s’il refusait d’entrer dans la négociation. C’était ça le point, ce n’était pas l’ancrage conservateur, etc. J’ai par ailleurs fait un choix d’adhésion syndicale à la FercSup-CGT, qui n’est pas particulièrement conservateur dans son orientation.
Christophe Pébarthe : Je trouve que le dernier propos, concernant la certitude ou non de la victoire ou de la défaite, est extrêmement intéressant parce qu’il permet de pointer ce qui moi m’intéresse ici, parce que sinon cela finit par être presque une réunion d’anciens combattants où nous sommes en train de dessiner à la fois notre propre prestige et nos propres mérites pour passer sous silence notre défaite et nos défaites, non seulement celles du passé mais en même temps celles qui arrivent, parce que malheureusement le gouvernement et les gouvernements successifs n’ont pas arrêté de réformer l’université. Donc, il me semble que l’un des intérêts, disons à mon avis le seul, sur ce retour sur nous-mêmes sur quelques années, c’est d’essayer de comprendre dans quelle mesure nous pouvons essayer d’y trouver une forme d’expérience et de réflexivité sur la suite. Parce que, sinon, je crains que ce soit comme dans ma province : « On a tout essayé en 2008 », parce que, moi, c’est déjà ce que j’entends, soit : « À quoi bon lutter ? nous avons déjà essayé ! ». Et chacun de ressortir son brevet, sa photo souvenir de la manifestation à laquelle il ou elle a participé, et disant : « la preuve que j’ai tout fait, j’ai été à la manifestation du x mars, etc. ».
Ce qui a priori est très intéressant parce que, à mon avis, ça pose le problème de la politique. Si effectivement on pense que scientifiquement on peut dire qu’au mois de février on avait perdu, alors je dirai que ce n’est même pas la peine d’aller négocier parce qu’un animal politique comme Sarkozy, s’il a face à lui des gens qui finalement ont comme prémisse : « vous avez gagné », alors la négociation est quand même extrêmement mal engagée, car ce genre d’individu ne négocie pas avec des individus qui considèrent qu’ils ont déjà perdu et que, au fond, ils essaient juste de s’en sortir. Je crois que le véritable problème, c’est de croire à une dynamique et de croire à la construction d’une victoire. Et je pense qu’effectivement, c’est là où sans doute, à l’intérieur du mouvement de 2008-2009, il y a eu des tensions qui n’ont pas toujours été exprimées car, pris dans l’ambiance, chacun se disait : « Pourquoi pas la prochaine fois ? Peut-être que la prochaine fois ça va marcher ». Vous vous rappelez peut-être avoir suivi, chaque mercredi, les échos du Canard Enchaîné, nous annonçant que dans trois jours, c’était sûr, ils retireraient le projet, etc. C’était dans « la mare au canard ». Je me souviens, on affichait ça sur les murs de notre université en annotant la page au stabilo, en gros caractères, « on en fait encore une de plus, et puis on a gagné ». Donc, il y avait cette ambiance, renforcée par des informations médiatiques, qui faisait que, au fond, on n’avait pas besoin de se poser la question de la dynamique politique. Or je crois que le vrai problème, Jean-Louis Fournel l’a évoqué, c’est de savoir pourquoi au fond nous avons été incapables d’élargir. Alors, on peut toujours se dire que les autres n’ont pas voulu de nous. Je sais bien que ce n’est pas ce que Jérôme Valluy a dit, mais c’est parfois ce que l’on entend : « Nous les universitaires, nous sommes tellement à part ». En même temps cela flatte notre ego et notre orgueil de se dire qu’on est un petit peu à part. Moi je crois qu’il y a quand même un certain nombre d’éléments qui doivent nous permettre de réfléchir. Le premier, que l’on trouve dans une étude de l’Insee qui parait aujourd’hui, c’est que le revenu médian en France est de 1580 euros. Ça veut dire que la moitié des Français gagne 1580 euros ou moins, et l’autre moitié gagne 1580 euros ou plus. Chacun fera sa petite introspection personnelle avec sa feuille de paye, mais je crois que bon nombre sauront où ils se placent par rapport à cela. Et ce genre d’information, ce n’est pas simplement un problème de chiffre ou d’essayer de s’en tenir à une forme d’infrastructure qui révèlerait une vérité, mais je crois que c’est le fond du problème, c’est que nous avons à un moment donné été quelque peu en difficulté pour promouvoir notre discours, expliquer nos difficultés quand il y avait au fond cette dimension là qui était toujours comme une honte et une difficulté à assumer, qui était que nous savions tous que nous avions des revenus et une situation sociale au sens large qui ne ressemblaient pas à la situation des Français en difficulté. Or, pourtant, nous étions censés porter un discours de Français en difficulté et de défense du service public. Je crois que bon nombre d’universitaires ont eu du mal à assumer ces deux dimensions : une dimension qui, je crois, est tout à fait objective, de défense du service public et en même temps le savoir, le secret de famille que socialement nous n’étions pas forcément les mieux à même de défendre ce discours parce que nous n’étions tout simplement pas les plus menacés ou les plus directement menacés. C’est à dire la certitude que, avant que cela devienne dangereux pour nous, je parle des titulaires, de l’eau allait couler sous les ponts. Deuxième point, ça se corrèle sans doute avec une structure démographique qu’il faudrait regarder pour savoir qui sont, à l’intérieur de la communauté universitaire, ceux qui se sont le plus mobilisés. Je pense que la structure d’âge parlerait d’elle-même. J’ai coutume de dire qu’à moins de 40 ans, on se demande si on pourra acheter son logement, à plus de 50 on s’intéresse à sa résidence secondaire. Et je crois que dans bon nombre de discussions avec les collègues, c’est quand même cette réalité que l’on a face à soi. C’est à dire que l’on voit très bien une forme de plafond de verre qui s’est installé à l’intérieur d’un même corps, qui fait que nous n’avons plus exactement la même vie sociale et bien souvent c’est corrélé aussi avec des logiques d’appariement différentes où on ne trouve pas forcément des couples d’universitaires. Ce qui fait que l’on peut découvrir aussi par l’intermédiaire de son conjoint des réalités sociologiques très différentes, qui fait que l’on peut avoir dans une université des gens qui sont quasiment dans la misère avec des conjoints et des enfants, parce que le conjoint est au chômage, et puis d’autres qui ont une situation sociale plutôt favorisée par rapport au reste. Même si ce que je dis n’est pas un discours scientifique construit, je crois néanmoins que ce sont des dimensions qui sont extrêmement importantes.
Pour finir, je dirai que ce qui nous a manqué le plus en 2008-2009, du moins c’est la perception que j’en ai, c’est justement un discours qui dépasse l’université et ses problèmes. Je trouve que la grande absente de nos mobilisations, finalement, ça a quand même été la République. C’est à dire que s’il y a bien quelque chose qui est attaquée directement par ce gouvernement, selon moi, c’est non pas l’idéal mais c’est une réalité républicaine de notre pays. Or, il y aurait sans doute beaucoup à dire sur l’insistance médiatique permanente à nous demander notre avis sur la modification du statut des enseignants-chercheurs et ne jamais parler de la mastérisation, alors que dans bon nombre d’endroits la mastérisation était un élément de mobilisation beaucoup plus fort que la question du statut. Eh bien les journalistes ne voulaient pas en entendre parler. Maintenant ça les intéresse, mais ça ne les intéressait pas à l’époque ; c’était le statut : « vous défendez votre statut », qui accaparait toute leur attention. Et à chaque fois nous étions renvoyés à la question du statut qui évidemment pour nous était quelque chose d’extrêmement important et qui rapidement, grâce aux coupures ou aux reportages en une minute quinze, apparaissait au fond comme un discours de privilégiés. Vous savez, lorsque sort dans l’opinion les 192 heures annuelles, je parle évidemment des enseignants-chercheurs, 192 heures, ça suffit. Il n’y a pas besoin après d’un long développement sur le statut. Et 192 heures, la plupart des personnes, cadres supérieurs, que je connais qui travaillent dans le privé, à la question : « qu’est-ce que tu fais ? », « je suis enseignant dans le supérieur », répliquent : « non, comme travail ». Oui, et ce n’est pas uniquement une blague. C’est une réalité. C’est comme ça que nous sommes perçus. Il y a là un travail de reconstruction phénoménal à faire et je considère que c’est le prisme républicain, et comme déclinaison le service public, qui nous a beaucoup manqué. C’est à dire que, au fond, l’affaire du Mediator, qui serait pain béni pour démontrer ce que c’est qu’une recherche adossée uniquement au privé et à ses logiques, eh bien nous sommes encore bien loin de pouvoir l’utiliser pour expliquer que la politique du gouvernement en matière de recherche au sens large, nous en avons tous une démonstration pratique avec le Mediator, avec le nucléaire, etc. Je crois que tant que nous ne serons pas capables d’expliquer réellement et concrètement en quoi la production et la diffusion de savoirs dans le cadre d’un service public est indispensable au pacte républicain, nous continuerons à énumérer nos défaites et nos gloires passées.
Christian Topalov : Mon propos va être plus limité que celui que l’on vient d’entendre. Plutôt que de revenir sur nos échecs et nos gloires passées, je souhaiterai dire en quelques mots, de mon point de vue, qui est un point de vue d’acteur local, ce que nous avons appris depuis 2009. La première chose, c’est que les politiques Sarkozy s’inscrivent dans une temporalité beaucoup plus large et dans un projet beaucoup plus vaste que celui que nous croyions au départ. Et je crois que Alain Trautmann le pointait tout à l’heure très honnêtement en citant à nouveau un texte liminaire de SLR qui se situait sans le savoir précisément dans cette idéologie dominante. Bologne, Bruxelles, ce sont des forces extrêmement puissantes qui sont dotées d’appareils, qui sont dotées d’une doctrine, qui sont dotées d’opérationnalités extrêmement efficaces et qui, bien-sûr, débordent infiniment la droite politique qui nous gouverne aujourd’hui et que nous haïssons tous. Ils ont des alliés, partout. Ça, c’est la première chose que l’on a découverte peu à peu. Mais une fois qu’on en a pris conscience, ça rend les stratégies un peu plus problématiques. La deuxième chose qu’on a apprise depuis 2009, c’est que cette politique de modernisation ressemble, c’est vrai, à l’occupation d’un territoire conquis par une puissance étrangère mais cette puissance étrangère, évidemment, a trouvé des collaborateurs. Et nous avons parmi nous, dans la communauté universitaire, des collaborateurs. Et bien-sûr, ça rend problématique cette notion même de communauté alors que nous avons besoin, ô combien, sans arrêt, de construire des « nous » fictifs et réels à la fois, bien-sûr, qui permettent de se battre ensemble. Alors, les collaborateurs, il faut qu’on en parle, je pense, tranquillement, sans acrimonie à leur égard, mais sociologiquement, comme peut-être vous avez essayé de le faire à l’instant. Une partie des présidents d’université bien-sûr, mais pas seulement. Il y a tous les Rastignac de la réforme. Ils sont nombreux. J’en parle d’autant plus à mon aise que l’institution à laquelle j’appartiens en a produit un très grand nombre dans la dernière période. Comme vous l’avez peut-être remarqué, l’EHESS est en passe de reprendre le rôle que Paris-4, jadis, jouait dans les couloirs du ministère pour fournir le personnel de la collaboration. Mais ne soyons pas trop cruels envers ces collègues. Il y a aussi des gens qui misent réalistement dans la réforme. J’ai un souvenir très vif des discussions préalables aux États-généraux à Paris où on voyait de jeunes biologistes qui se battaient becs et ongles contre nous pour un contrat ANR (Agence Nationale de la Recherche). Et peut-être ont-ils gagné quelque chose. Ils vont directement à l’agence, leurs patrons cessent de les empêcher d’avoir accès aux financements et maintenant ils ont des « petites mains ». Que demander de mieux ?
Donc, les collaborateurs, il y en a de toutes sortes et je pense qu’il y a des aspects plus scientifiques dans le fil de la « modernisation ». Je suis frappé que sur un thème limité qui n’implique pas une adhésion totale à toute cette horreur, qui est le thème de l’évaluation, il y a des disciplines entières presque, ou des fractions de disciplines qui adhèrent, avec réserve parfois, en discutant sur les méthodologies. Je pense qu’il y a des contenus scientifiques dans cette affaire. Les sciences cognitives, qui font actuellement l’objet d’une promotion politique massive – je ne sais pas si vous avez regardé les résultats des différents appels d’offre -, sous ce rapport les sciences cognitives sont, en tant que telles, des alliées de toute cette affaire. Ne parlons-pas du mainstream des économistes, d’une grande partie de la linguistique, en tout cas de la grammaire générative, de la géographie formalisée, etc. On a parmi nous des gens qui sont nos collègues, avec lesquels on continue bien entendu à discuter mais dont il faut aussi admettre que sur un certain nombre de terrains, ils sont nos adversaires. Cela ne doit pas être caché.
Une autre chose que l’on a apprise, et là je ne parle pas des collaborateurs mais de presque tout le monde, cette politique ne fonctionne que si elle gagne l’acceptation de fait d’un très grand nombre de collègues : tous ceux qui peuplent les comités de visite de l’AERES, tous ceux qui sont des candidats à des contrats ANR – j’ai un contrat ANR, je fais donc partie de ces acceptants passifs -, tous ceux qui ont été candidats Labex, tous les candidats à la prime d’excellence scientifique, etc. La plupart des collègues qui se lancent dans ces aventures ne croient pas à la politique générale qui préside à ces dispositifs. Et cependant ils sont réalistes et ils y vont. Dans leur for intérieur, ils sont en colère, je crois, pour une grande partie d’entre eux. Et puis dans les faits, on est conduit à renoncer. C’est l’impuissance devant l’inévitable, en quelque sorte. Et c’est sur cette notion d’inévitable que je voudrais terminer.
La question qui nous est posée, me semble-t-il, c’est comment changer l’inévitabilité de cette réforme en marche ? Je ne suis pas un stratège qui attendait Grouchy et n’a vu que Blücher : je ne sais pas s’il y aura une grève en décembre prochain. Ce que je sais, c’est que désormais toutes les batailles sont localisées. Tout le système est fait bien entendu pour faire que c’est désormais dans les établissements que l’essentiel se passe. Les quelques batailles que l’on a pu gagner, dans la période récente, dans la période de mise en œuvre, par exemple, je pense au splendide comportement des collègues du CNRS qui, dans leur ensemble, ne demandent pas la PES, c’est justement parce qu’il y a un dispositif centralisé qui leur permet en quelque sorte de centraliser eux aussi, leur action. Donc la question est : comment faire pour que cette inévitabilité soit mise en cause ? Voilà le problème que j’aimerais poser. Il y a la résistance pied à pied, il y a la dénonciation. Dans ce séminaire, c’est ce qu’on essaye de faire à une échelle un peu dérisoire. Mais il y en a de nombreux autres je pense sur le territoire de notre pays qui continuent à collectiviser la pensée, résister, dénoncer sans relâche les effets de cette politique catastrophique d’asservissement et puis aussi peut-être rouvrir l’avenir et là aussi je pense qu’il faut que l’on parle de la gauche et de l’élection présidentielle. Je ne suis pas pour mettre la politique au premier plan. Ce sont nos batailles collectives, indépendamment des opinions politiques, qui peuvent changer les choses, mais néanmoins il y a cette échéance. Il faut qu’on y réfléchisse et si on ne voit pas 2012 et la suite comme une possibilité de reconstruction – parce que c’est le problème qui se pose, le mal est en cours, la destruction de pans entiers de notre dispositif est en train de se faire. Je ne sais pas si le Grand emprunt donnera un jour des sous à tous ces Equipex et Labex fictifs, mais le mal est là. Comment va-t-on reconstruire ? C’est ça la question. Comment va-t-on sortir des ruines pour reconstruire la recherche et l’enseignement supérieur en France ? Et ça, c’est une question politique et je crois qu’il serait raisonnable d’essayer de peser sur les forces politiques de gauche. Rien ne m’assure qu’au sein du parti socialiste, il n’y a pas des forces puissantes qui continuent d’aller dans le même sens. Je ne sais pas ce que pensent les Verts, je ne sais pas ce que pense le Front de Gauche. Il faut peser sur leur point de vue, il faut aider à leur succès et ensuite il faut leur imposer une politique qui soit saine si jamais la gauche l’emporte. Alors, pardonnez-moi de déplacer la discussion vers un terrain qui ne nous est pas « normal », je dirai, dans une instance universitaire ; mais enfin, si la droite passe en 2012, qu’est-ce que vous voulez qu’on rêve ? Donc il faut que la gauche passe et que ce soit une vraie gauche au moins sur nos sujets. Ce serait encore mieux si c’était une vraie gauche sur le reste.
Pour lire la suite.
[1] Reproduit en annexe.
[2] Le texte figure en annexe.
[3] Voir : http://lahuppe.blog.lemonde.fr/2007/06/04/premiere-petition-contre-la-reforme-fillon-pecresse/
[4] Le texte a été partiellement écrit avant l’intervention et réécrit très largement ensuite en tenant compte des discussions qui ont eu lieu durant la séance du séminaire.