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Masse critique et Groupes de Recherche - Ralph KENNA (Coventry University) and Bertrand BERCHE (Université de Nancy)

mercredi 29 juin 2011, par Elie

La notion de masse critique en recherche est assez mal définie, mais peut être comprise comme la
valeur seuil du nombre de chercheurs dans un groupe au-dessus de laquelle certains standards de
qualité et de productivité sont atteints. L’idée que le “bénéfice” augmente par augmentation du
potentiel de chercheurs (la taille du groupe) est sous-jacente et pousse à concentrer les moyens vers
un nombre limité d’institutions de tailles significatives (voir en France les Equipex, Labex, Idex).
Pourtant, malgré un certain nombre d’analyses bibliométriques, on n’a pas pu mettre en évidence de
tel seuil de manière rigoureuse à ce jour.

Dans quelques publications récentes, un modèle très simple a été développé pour expliquer comment
la qualité de la recherche produite dépend de la taille des groupes de recherche. Le modèle traite les
groupes de recherche comme des systèmes en interaction et montre que l’effet dominant qui
détermine la qualité de la recherche est l’interaction entre individus. Le modèle prédit en fait qu’il y a
plutôt deux masses critiques en recherche, dont les valeurs dépendent des disciplines. La qualité
(mesurée par chercheur) varie en moyenne linéairement avec les nombre de chercheurs dans le
groupe jusqu’à une masse critique que l’on pourrait appeler masse critique supérieure, Nc, au-delà de
laquelle la qualité sature pour devenir beaucoup moins dépendante du nombre d’individus. On peut
interpréter la masse critique supérieure comme le nombre maximum moyen de collègues avec
lesquels un chercheur peut interagir efficacement. Une fois atteinte cette valeur, le groupe se
fragmente en sous-groupes qui interagissent également entre eux mais avec une efficacité moindre. Il
existe également une masse critique inférieure, qui est la taille au-dessous de laquelle un groupe est
difficilement viable sur le long terme. Cette seconde masse critique vaut Nk = Nc / 2, elle est définie en
examinant le bénéfice collectif que la société (l’université, l’institut, etc) peut avoir à engager un
nouveau chercheur dans une équipe. L’étude révèle que le bénéfice est maximum entre les deux
masses critiques, et non pas au-delà de la masse critique supérieure.

Les données utilisées pour estimer la qualité des groupes de recherche académiques sont issues de
l’exercice d’évaluation britannique 2008 (RAE [1] 2008) et l’indicateur choisi pour mesurer la qualité est
celui défini par le HEFCE [2]. Les résultats du RAE prennent la forme d’un profil pour chaque groupe,
avec une estimation du pourcentage de l’activité de recherche classifiée en 4* (le plus haut niveau),
3*, 2*, 1* ou non classée. Selon la formule post-RAE du HEFCE, les financements attribués à des
activités de rang 4* et 3* sont respectivement 7 fois et 3 fois plus élevés que des activités jugées 2*,
les deux autres catégories ne contribuant pas au budget reçu.

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La figure ci-contre montre les scores de qualité par
chercheur (notés s) en fonction de la taille des
groupes pour les universités britanniques ayant
déposé un dossier d’évaluation en Mathématiques
Appliquées
. La qualité maximale correspondant à
un groupe dont la totalité de la production de
recherche serait jugée de rang 4* serait de 100 sur
cette échelle, mais bien entendu aucun groupe
n’atteint ce niveau, les meilleurs obtenant une
performance environ moitié. Sur cette figure,
l’existence d’une corrélation entre qualité et taille ne
fait aucun doute. De plus comme évoqué plus haut,
deux régimes distincts sont apparents et on observe
tout d’abord une croissance assez rapide de la
qualité avec la taille pour les groupes les plus petits, puis une saturation pour les groupes les plus
grands. Invoquant le principe de simplicité (le fameux rasoir d’Ockham) il est naturel d’affiner les
données par une première droite de pente assez élévée traduisant pour les groupes les plus petits
une qualité totale S = Ns qui varie quadratiquement avec la taille, c’est-à-dire comme le nombre
d’interactions entre individus. Ceci est vrai jusqu’à la taille critique supérieure Nc de l’ordre de 12 ici.

Au-delà un affinement avec une droite de pente réduite traduit la fragmentation du groupe en
“équipes” encore susceptibles d’interactions entre elles, mais l’augmentation de qualité est toutefois
freinée. On peut noter que plus la valeur de Nc est élevée, plus la saturation est marquée, un effet
expliqué très simplement par le modèle par le fait que la pente est alors déterminée par l’intensité de
l’interaction entre équipes divisée par Nc². Les courbes en tirets représentent l’intervalle de confiance
à 95% de l’affinement.

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Une seconde masse critique peut être déterminée
dès lors que l’on s’intéresse au bénéfice qu’il peut
y avoir à augmenter la taille d’un groupe. En
maximisant le gradient de la qualité totale (figure
ci-contre), on constate que le bénéfice maximum
est atteint entre Nk = Nc / 2 et Nc., ce qui définit la
taille critique inférieure au-dessous de laquelle les
groupes sont vulnérables. Le modèle conduit
donc à l’identification de trois types de groupes,
“petits”, “moyens” et “gros” et à privilégier le
soutien en termes d’effectif aux groupes moyens
pour les amener à la taille critique supérieure.
Les groupes “petits” ont tout intérêt à atteindre la
taille critique inférieure s’ils veulent être viables
sur le long terme.

A ce niveau, le modèle est issu d’une observation empirique, mais plusieurs faits sont à souligner :

1. Les données semblent crédibles car l’évaluation par le RAE n’est pas contestée, les données
sont bien indépendantes (elles passent les tests statistiques de normalité) et les conclusions
générales sont robustes en ce sens que même en modifiant la “formule” du HEFCE pour
prendre celle appliquée en 2010, le schéma proposé est inchangé.

2. L’affinement par deux droites a le double avantage de la simplicité et d’admettre une
interprétation simple en termes d’interactions entre chercheurs.

3. De nombreuses autres disciplines académiques sont décrites de manière aussi satisfaisante
par ce même modèle (cf figures ci-dessous et références) et les valeurs de Nk qui en résultent
ont du sens au regard des pratiques professionnelles (taille typique des collaborations selon
les disciplines, nombre typique d’auteurs sur les publications, etc). Par exemple la masse
critique Nk est inférieure à 2 pour les mathématiques pures et elle est plus élevée pour des
disciplines plus “collaboratives” (13 pour la physique expérimentale, 18 pour la chimie, et par
exemple 7 pour la sociologie).

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4. La campagne 2008 d’évaluation des laboratoires français par l’AERES a également été
utilisée par comparaison à l’évaluation britannique et il en ressort que les deux systèmes
produisent des réultats similaires avec davantage de dispersion pour les résultats de
l’AERES.

5. Enfin, le modèle s’impose avec une certaine évidence aux acteurs de la recherche - en tout
cas en physique et dans les disciplines connexes – en ce sens qu’il ne fait que mettre en
évidence des notions dont les chercheurs on l’intuition.

Le résultat principal issu de ce modèle est probablement que l’effet dominant qui gouverne la qualité
des groupes de recherche académiques est l’interaction entre chercheurs. Les atoûts tels que la
stature individuelle, le prestige de l’université, ses équipements collectifs ou autres éléments
similaires ne sont que des facteurs intervenant à un degré moindre. Le modèle par ailleurs montre
qu’à la concentration des moyens dans un nombre limité d’instituts ou de groupes de grande taille, il
est préférable de développer une politique de soutien aux “poches d’excellence”, là où qu’elles se
trouvent. Que ce soit une évidence pour les chercheurs ne fait probablement pas de doute, la
question demeure cependant d’en convaincre les “managers”.

Références
Kenna R., Berche B., The extensive nature of group quality, EPL 90 (2010) 58002
Kenna R., Berche B., Critical mass and the dependency of research quality on group size,
Scientometrics 86 (2011) 527-540
Kenna R., Berche B., Normalization of research evaluation results across academic disciplines,
Research Evaluation 20 (2011) 107-116
Kenna R., Berche B., Critical mass of education research groups, Research Intelligence 114 (2011)
14


[1Research Assessment Exercise.

[2Higher Education Funding Council for England.