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L’égalité des chances se joue à l’université

jeudi 26 décembre 2013, par Chris

- Bertrand Guillarme philosophe et Thomas Brisson sociologue (université de Paris VIII) - Tribune dans Libération, le 19 décembre 2013 -

La coïncidence de la publication des résultats de l’enquête Pisa et du mouvement initié par certains enseignants des classes préparatoires aux grandes écoles (CPGE) qui semble avoir conduit le ministre de l’Education à renoncer à ses projets, remet sur le devant de la scène un vieux déni politique français : loin de réduire les inégalités comme il en a la mission, notre système d’enseignement contribue à les reproduire et à les légitimer.

La situation est d’autant plus préoccupante en ce qui concerne l’enseignement supérieur, dans un pays où le lien entre des diplômes acquis autour de 25 ans et la situation professionnelle en fin de carrière est parmi les plus étroits au monde. Peu d’Etats ont, comme la France, su convertir les titres aristocratiques en titres scolaires, niant ainsi les promesses démocratiques en démentant l’espoir d’ascension sociale.

Contrairement à de nombreux autres pays, rien, chez nous, ne compense l’absence de ces titres ; il reste exceptionnel de pouvoir s’élever par d’autres moyens au-dessus d’une sorte de plafond de verre du diplôme.

Or, autre spécificité française, cette inégalité s’organise à la faveur d’une division profonde entre « grandes écoles » et filières universitaires. Il est alors singulier, pour ne pas dire cynique, qu’un nombre croissant de grandes écoles, ou de ceux qui s’y préparent, se fassent les champions de l’égalité des chances et du mérite, que ce soit en accueillant quelques banlieusards lorsqu’ils lorgnent du côté de Shanghai, en prévoyant des classes d’adaptation aux CPGE pour publics populaires (d’ailleurs supprimées), ou encore en se bornant à s’autoproclamer « hussards noirs de la République », à l’instar des instituteurs du peuple sous la IIIe République (le Monde, 5 décembre).

La réalité est plus triviale : alors qu’ils représentent 29% des bacheliers, seuls 5% d’enfants d’ouvriers sont inscrits en classes préparatoires, et leur part tombe à 2,5% des élèves des écoles normales supérieures et des grandes écoles commerciales. Ce chiffre n’a d’ailleurs cessé de décliner depuis vingt ans. Rappelons aussi que le nombre élevé d’heures de cours en classe préparatoire (une quarantaine, soit deux fois plus environ qu’à l’université), couplé à un système de bourse insuffisant, exclut de fait les élèves les plus défavorisés souvent obligés de travailler pour payer leurs études ; et que, enfin, ce sont en réalité quatre ou cinq lycées, en préparant aux concours, qui, derrière les statistiques rassurantes de la Conférence des grandes écoles, assurent à eux seuls le recrutement des élites de la République.

Cette situation a aussi pour conséquence de passer sous silence, ou au mieux de balayer d’un revers de main, ce qui se joue là où est formé l’essentiel de la jeunesse française - et particulièrement celle qui est issue des classes moyennes et populaires : l’université. Si l’on veut réellement favoriser en France une véritable égalité des chances, alors, que l’on donne aux universités les moyens de former leurs étudiants dans de bonnes conditions.

Aucun autre pays dit développé ne laisse son enseignement supérieur dans un état si misérable ; notre pays semble avoir renoncé à investir là où se joue l’avenir de l’essentiel de sa jeunesse et donc là où pourraient s’inventer d’autres destins collectifs. Tant que l’on continuera à réduire la question de l’égalité des chances à l’accès aux classes préparatoires, qui ne concerne que 5% d’une classe d’âge, alors on se condamnera à n’agir qu’à la marge sur l’institution qui, avec de faibles moyens, forme l’essentiel de la jeunesse. Sous prétexte de lutter contre les inégalités, on continuera ainsi à les renforcer. Il faut donc renverser la perspective. La question n’est pas tant d’augmenter, marginalement ou non, le nombre d’étudiants issus des milieux défavorisés dans les « grandes écoles », que de leur donner les moyens de réussir là où ils se trouvent majoritairement, c’est-à-dire à l’université.

Force est de constater que les politiques européennes et nationales menées depuis quelques années sont loin d’aller dans ce sens. La situation des universités françaises n’a jamais été aussi précaire, comme l’attestent les situations de quasi-faillite auxquelles plus de quinze d’entre elles sont confrontées, conséquence de réformes censées favoriser leur autonomie.

Or paradoxalement, on justifie tout cela par la poursuite d’une excellence réduite aux classements internationaux, dont celui de Shanghai, où l’on donne pour mesure de la performance du pays les résultats d’une poignée de grands centres universitaires. Plutôt que de s’engager aveuglément dans cette compétition au bénéfice de quelques-uns, l’important n’est-il pas de réfléchir sur les modalités d’un savoir largement partagé et d’une excellence vraiment collective, qui sont la marque d’une société démocratique ? L’université, qui porte la valeur de liberté critique mieux qu’aucune autre institution par l’établissement des liens entre la recherche de haut niveau et l’enseignement dès le premier cycle, où les relations avec les centres de formation à l’étranger sont solidement établies, n’est-elle pas le lieu privilégié pour mettre en œuvre cette ambition ?


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