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L’emploi, masse manquante des labos - Sylvestre Huet, Libération, 12 juin 2014

dimanche 15 juin 2014, par Elisabeth Báthory

Le Comité national de la recherche scientifique, réuni mercredi, a appelé à lancer une bataille pour l’embauche de milliers de jeunes chercheurs, universitaires et ingénieurs. Une action contre l’austérité gouvernementale.

A lire sur le site de Libération.

Le monde de la recherche va-t-il se lancer dans un conflit social ? Avec harcèlement des députés de la majorité gouvernementale, manifestations, menace de grève administrative, occupations symboliques de locaux, campagne médiatique… De quoi tenter de forcer le gouvernement de François Hollande à rompre avec le dogme anti-emplois publics pour créer des milliers de postes dans la recherche. C’est la question qui s’impose, après la réunion exceptionnelle du Comité national de la recherche scientifique (CoNRS), à Paris, mercredi. Ses membres, chercheurs, universitaires, ingénieurs ou techniciens, élus par leurs pairs ou nommés par la direction du CNRS, constituent un rouage clé de la recherche publique. Ils siègent en comités scientifiques d’instituts pour conseiller les directions. Mais aussi en jury, classant les candidats à l’embauche comme chercheurs par le CNRS. Ils opèrent ainsi des choix décisifs, souvent cornéliens tant les candidats excellents excèdent les postes ouverts, en chute libre.

Mercredi dernier, au centre universitaire des Saints-Pères, c’est à une tout autre activité que ces piliers de labos se sont livrés. Une réunion plénière de ses 1 200 membres. Initiative très rare, la cinquième en soixante-dix ans, les précédentes signalant des crises entre le monde de la recherche et le gouvernement en 1998, 2003, 2005 et 2009. Et motivée par une inquiétude aiguë. Celle de voir se profiler une catastrophe provoquée par « la crise de l’emploi scientifique ».

Cette réunion suit « un cri d’alarme du Conseil scientifique du CNRS publié en mars », souligne son président, le chimiste Bruno Chaudret, membre de l’Académie des sciences. Et se veut le premier acte d’une bataille de longue haleine pour la création « de plusieurs milliers de postes supplémentaires » dans la recherche et l’enseignement supérieur , dit le court mais vigoureux texte adopté. Elle s’est terminée sur des échanges animés sur des « modalités d’actions » dont doivent discuter des assemblées dans les laboratoires. Elles pourraient prendre de multiples visages : une mobilisation utilisant les réseaux sociaux, ou une « marche sur Paris » avancée par des jeunes chercheurs lors d’une réunion à Montpellier, rapportée par Alain Trautmann, le charismatique leader du mouvement de 2004. Ce dernier permit d’arracher 1 000 postes d’universitaires au gouvernement de Jacques Chirac, après des manifestations de rue et la mobilisation des directeurs de laboratoires, qui avaient démissionné de leurs postes de responsabilité.

Cherchez, trouvez, virés !

Au nombre des invités du CoNRS, Cyril Catelain. Ce jeune biologiste a passé sa thèse à l’université Pierre-et-Marie Curie. Puis, durant sept ans et trois mois, il a cumulé les CDD à l’Institut d’immunologie de la Pitié-Salpêtrière, pour un travail sur les maladies cardiaques. Avec succès, puisque les dirigeants de ce laboratoire mixte (Inserm, CNRS et UPMC) lui ont demandé de poursuivre ses travaux à chaque fin de contrat. L’an dernier, fin des CDD Inserm après cinq ans et demi. Mais le labo ne veut pas perdre son expertise. Aussi, un nouveau CDD est financé par l’AFM (Association française contre les myopathies), donc le Téléthon. Il débouche sur un brevet, en cours d’évaluation après son dépôt, en médecine régénératrice cardiaque à partir de cellules tirées d’autres muscles. Une avancée qui pourrait servir aussi pour les myopathes. Pourtant, dans quinze jours, Cyril Catelain sera au chômage, avec la fin de son CDD. « Je postule en Suisse », confie-t-il. Un cas représentatif d’une génération entière de jeunes formés en sciences de la vie dont la trajectoire peut se résumer ainsi : « Cherchez, trouvez, virés ! » Une précarité « qui touche tous les métiers de la recherche », explique François Bonnarel, ingénieur au Centre de données astronomiques de Strasbourg, élu CGT au Conseil scientifique du CNRS. Josiane Tack, ingénieure à Montpellier, dénonce les effets destructeurs sur les collectifs de travail, la menace sur la « sincérité de la recherche », cruciale sur les sujets où la société a soif de vérité pour ses choix technologiques.

Cette génération de précaires a permis au pays de se maintenir au sixième rang mondial par le nombre de ses publications scientifiques. Aujourd’hui, elle est massivement exclue de la recherche, publique comme privée, après avoir reculé ses projets de vie en raison de sa précarité. « Il y a quelque chose de profondément immoral dans ce que nous avons infligé à ces jeunes », s’exclame Sophie Duchesne, la coordonnatrice du Comité national, sociologue à l’Institut des sciences sociales du politique (université Paris X-Nanterre).

La tenaille

L’emploi des jeunes scientifiques - chercheurs mais aussi ingénieurs et techniciens - est en effet pris en tenaille. D’un côté, la démographie. La pyramide des âges des laboratoires publics et des universités est telle que les départs à la retraite, et donc les embauches de remplacement, se raréfient. De l’autre, une politique décidée par François Hollande que résumait Geneviève Fioraso, secrétaire d’Etat à la Recherche, la veille de cette réunion du CoNRS : « On est dans la période où l’on redresse les comptes. » Derrière la formule, les effectifs statutaires diminuent dans les laboratoires et les universités. Et les campagnes de recrutement se font sur des chiffres dérisoires : 300 chercheurs cette année au CNRS contre 400 en 2010. La chute touche tous les organismes. L’Institut de recherche pour le développement doit recruter 4 chercheurs en 2014. Et aucun ingénieur ou technicien. Dominique Faudot, du Conseil national des universités (CNU), souligne que les recrutements de maîtres de conférence et de professeurs sont passés de plus de 3 500 en 2009 à 2 600 en 2013. Dix-sept sections du CNU - en physique, chimie, mathématiques - affichent une baisse des effectifs depuis 2009.

Du coup, la tenaille s’est refermée sur plus de 35 000 précaires de la recherche publique et de l’enseignement supérieur, payés dans le cadre de multiples contrats à court terme. La diminution de ces contrats et le tarissement des embauches sur des postes permanents en pousse des milliers au chômage.

Cette politique pose comme un dogme le refus d’augmenter le personnel de la recherche publique. Un dogme dont Henri Sterdyniak, des Economistes atterrés, invité par le CoNRS, montre qu’il participe d’un choix politique de répondre à la crise « par l’austérité qui creuse les déficits en ralentissant l’activité économique, au lieu de favoriser l’investissement productif et innovant et donc la recherche publique ».

La revendication centrale du mouvement qui s’amorce n’a donc rien de corporatiste. Les membres du CoNRS ont évité de la mélanger à d’autres sujets, tels l’organisation de la recherche - avec l’épaississement du millefeuille administratif - ou les salaires indignes de début de carrière, un nouveau maître de conférence touchant 1,7 fois le Smic, contre près de 3 fois en 1995. La création de milliers d’emplois stables dans la recherche publique permettrait de donner au pays la force dont il a besoin pour faire face aux fameux « défis sociétaux » évoqués par la Stratégie nationale de la recherche, concoctée sous les auspices du gouvernement.

Une revendication qui concerne aussi le privé

Ni corporatiste, ni réservée aux seuls chercheurs, ni limitée au CNRS, cette revendication concerne aussi le privé. Geneviève Fioraso insiste sur l’emploi scientifique dans l’industrie. Affirme se battre « avec le Medef » pour que les entreprises reconnaissent enfin le doctorat « dans les grilles de salaires » et, surtout, comprennent que l’innovation qui fait leurs bénéfices repose sur un travail créatif auxquels les jeunes chercheurs ont été formés en passant leur thèse. Mais qu’en est-il ? Invité à la réunion, Thierry Bodin, statisticien, délégué CGT pour le groupe Sanofi, multinationale du médicament, apporte une réponse claire : « En novembre 2007, nous étions 6 414 CDI en recherche et développement pharmaceutique en France. En décembre 2013, nous étions 4 929 CDI et nous serons moins de 4 000 en 2016, après mise en œuvre du plan de restructuration. » Cette réduction drastique des effectifs touche surtout les jeunes. « On en compte à peine 60 de moins de 30 ans. Il n’y a plus d’embauche de jeunes chercheurs dans nos laboratoires. » Pourtant, Sanofi se gave d’argent public - en 2013, pas moins de 125 millions d’euros de crédit d’impôt recherche - et n’a rien d’un canard boiteux : avec 3,7 milliards d’euros de dividendes versés aux actionnaires en 2013, sur un résultat approchant les 7 milliards. « La direction sacrifie la recherche interne au non d’une innovation ouverte, consistant à aller piller la recherche académique et les petites entreprises de biotech », assure Thierry Bodin.

Changer de politique

La création de milliers de postes est-elle pour autant réaliste ? A cette objection, les membres du CoNRS rétorquent qu’ils ne demandent pas la Lune. Et lancent quelques comparaisons troublantes, montrant que le choix de la précarité est plus idéologique que financier. Leur cible favorite ? Les 6 milliards du crédit d’impôt recherche. Avec 5% de ce dernier, on peut créer 5 000 postes, font-ils remarquer. Une revendication pour le moins modeste, puisque le CIR a plus que triplé sous Sarkozy. Surtout, ils mettent le monde politique devant ses contradictions. Ce dernier, droite et PS confondus, a de nombreuses fois affirmé qu’il faut viser 3% du PIB pour la recherche, dont 1% pour les dépenses publiques, dans le cadre de la stratégie de l’UE dite « de Lisbonne ». Or, la France se traîne à 2,24%, dont 0,7% pour le public. Bouger la ligne de 0,1%, donc progresser un peu vers l’objectif officiel, ce serait 40 000 postes.

Autant d’arguments qui expliquent la colère et la détermination des membres du CoNRS. Lesquels sont rejoints par la plupart des organisations syndicales du monde de la recherche, qui appellent à la mobilisation. Pourtant, le débat a été vif parmi les syndicalistes, lorsque se discutaient le principe et la date de cette réunion. Si la CGT poussait très fort à faire vite, d’autres syndicats étaient moins chauds. Mais les municipales et les européennes ont fait mûrir l’idée que la meilleure manière de sauver l’espoir soulevé par l’élection de François Hollande est de forcer son gouvernement à changer de politique.