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De l’utopie numérique au choc social - Evgeny Morozov, Le Monde Diplomatique, août 2014

samedi 29 novembre 2014, par Mr Croche

Pour mémoire : un article de fond à l’heure où le numérique occupe toute la scène quels que soient les domaines.
Quarante-cinq ans après les premiers pas de l’homme sur la Lune, la course technologique emprunte une voie singulière : en janvier dernier, un réfrigérateur connecté à Internet envoyait inopinément des rafales de courriels indésirables... Au-delà de son folklore, la numérisation de la vie quotidienne engendre un modèle économique qui contraste avec les promesses mirifiques de la Silicon Valley.

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Dans la « salle de bains connectée », la brosse à dents interactive lancée cette année par la société Oral-B (filiale du groupe Procter & Gamble) tient assurément la vedette : elle interagit — sans fil — avec notre téléphone portable tandis que, sur l’écran, une application traque seconde par seconde la progression du brossage et indique les recoins de notre cavité buccale qui mériteraient davantage d’attention. Avons-nous brossé avec suffisamment de vigueur, passé le fil dentaire, gratté la langue, rincé le tout ?

Mais il y a mieux. Comme l’affiche fièrement le site qui lui est consacré (1), cette brosse à dents connectée « convertit les activités de brossage en un ensemble de données que vous pouvez afficher sous forme de graphiques ou partager avec des professionnels du secteur ». Ce qu’il adviendra par la suite de ces données fait encore débat : en conserverons-nous l’usage exclusif ? Seront-elles captées par des dentistes professionnels ou vendues à des compagnies d’assurances ? Rejoindront-elles le flux des informations déjà engrangées par Facebook et Google ?

La prise de conscience soudaine que les données personnelles enregistrées par le plus banal des appareils ménagers — de la brosse à dents aux toilettes « intelligentes » en passant par le réfrigérateur — pouvaient se transformer en or a soulevé une certaine réprobation vis-à-vis de la logique promue par les mastodontes de la Silicon Valley.

Ces entreprises collectent à grande échelle les traces laissées par les internautes sur les sites qu’ils fréquentent, les utilisent pour leur propre compte et les revendent aux annonceurs ou à d’autres sociétés. Elles engrangent ainsi des milliards de dollars, tandis que les utilisateurs — nous — accèdent simplement à quelques services gratuits. Face à ce constat émerge une critique bizarre, aux connotations populistes : contestons ces monopoles, clame-t-elle, et remplaçons-les par une multitude de petits entrepreneurs. Chacun de nous pourrait constituer son propre portefeuille de données et tirer bénéfice de leur commerce en vendant, par exemple, ses données de brossage à un fabricant de dentifrice, son génome à un laboratoire pharmaceutique, ou en révélant sa géo-localisation en échange d’une ristourne au restaurant du coin.

Des voix influentes, comme celles de l’essayiste et chef d’entreprise Jaron Lanier ou du chercheur en informatique Alex « Sandy » Pentland, célèbrent ce nouveau modèle (2).

Ces voix nous promettent un monde où la protection de la vie privée serait assurée : si l’on considère les données comme une propriété privée, alors un solide arsenal juridique et des technologies adéquates pourraient garantir qu’aucun tiers ne les pille. Mais elles nous font aussi miroiter un avenir de prospérité. Par quel miracle ? Celui de l’« Internet des objets », c’est-à-dire la prolifération d’appareils grâce auxquels nos moindres faits et gestes seront recensés, analysés et... monétisés. Quelque part, quelqu’un est disposé à payer pour savoir ce que nous chantons sous la douche. S’il ne s’est pas encore manifesté, c’est simplement parce qu’aucun capteur sonore connecté à Internet n’équipe notre salle de bains.

Les enjeux sont clairs. Si Google truffe notre maison de jolis capteurs intelligents fabriqués par sa filiale Nest, c’est Google, et pas nous, qui gagnera de l’argent lorsque nous chantonnerons. La stratégie du géant consiste à agréger des données provenant d’une multitude de sources (voiture sans conducteur, lunettes connectées, courrier électronique) et à faire dépendre l’efficacité du système de son ubiquité : pour en tirer le meilleur parti, nous devrions laisser ses services emplir, tel un gaz, les moindres recoins de notre quotidien. L’immensité du réservoir de données ainsi constitué le protège de toute concurrence, et les entreprises de moindre envergure l’ont bien compris. Dès lors, il ne leur reste qu’une option : répondre à l’appel de Pentland et de Lanier, et contrecarrer Google en exigeant que les données appartiennent par défaut aux utilisateurs, ou que ces derniers touchent au moins une part des bénéfices.

Divergentes en apparence, ces deux stratégies s’abreuvent à la même source idéologique, dont elles représentent deux variantes intellectuelles. Comme l’explique le sociologue britannique William Davies (3), la vision proposée par Pentland et Lanier se rattache à la tradition « ordolibérale » allemande, qui élève la concurrence au rang d’impératif moral et considère donc tout monopole comme un danger. Moins obsédée par la morale que par l’efficacité économique et l’intérêt du consommateur, l’approche de Google, quant à elle, rejoint l’idéologie néolibérale américaine incarnée par l’école de Chicago. Selon elle, les monopoles ne sont pas nuisibles par nature ; certains peuvent même jouer un rôle social positif. Malgré ses prétentions à l’innovation et au chamboulement de l’ordre établi, le débat contemporain sur la technologie reste donc engoncé dans un carcan familier : considérant l’information comme une marchandise, il s’intègre parfaitement au paradigme libéral.

Pour concevoir l’information autrement, il faudrait commencer par l’extraire de la sphère économique. Peut-être en la considérant comme un « commun », notion chère à une certaine gauche radicale. Mais il serait auparavant fort utile de se demander pourquoi l’on accepte comme une évidence la marchandisation de l’information. La réponse tient dans le rôle que la phase historique actuelle assigne à la technologie : celui de deus ex machina créateur d’emplois. Elle doit stimuler l’économie et combler les déficits budgétaires engendrés par l’évasion fiscale des riches et des multinationales. Dans un tel contexte, ne pas considérer l’information comme une marchandise reviendrait pour les dirigeants politiques à crever leur propre bouée de sauvetage.

Retour au XIXe siècle

Même les observateurs les plus perspicaces de la crise financière sous-estiment le poids de cette croyance dans l’omnipotence de la technologie. Ainsi le sociologue allemand Wolfgang Streeck (4) explique-t-il qu’au début des années 1970, lorsque apparurent les premiers signes de l’effondrement du modèle social issu du compromis d’après-guerre, les dirigeants occidentaux mirent en œuvre trois stratégies pour gagner du temps et maintenir le statu quo : l’inflation, l’endettement des Etats et, finalement, l’encouragement tacite à l’endettement des particuliers, auxquels le secteur privé vend des prêts immobiliers et des crédits à la consommation. Au nombre de ces dispositifs visant à retarder l’inévitable, Streeck ne mentionne pas les technologies de l’information.
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