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La question du Front National - Groupe Jean-Pierre Vernant, 27 février 2017

Boucs émissaires en miroir

lundi 27 février 2017, par Laurence

Pour lire cette analyse sur le site du groupe JP Vernant

Depuis la publication de notre synthèse analytique des programmes politiques, rien n’a bougé en profondeur. L’équipe de M. Hamon – Mme Doucet y est en charge de cette question, épaulée par Mme Brun et Mme Filippetti – n’a toujours pas produit à ce jour de programme décent pour l’Université et la recherche. M. Jadot a, quant à lui, publié un programme qu’il est maintenant inutile de discuter puisqu’il a retiré sa candidature.

Mme Le Pen a elle aussi publié son programme, mais nous ne souhaitons pas le détailler. Force est d’avouer que, ne partageant aucune des valeurs prônées par le Front National, il nous est difficile de prétendre à l’objectivité nécessaire à cette analyse. Mme Le Pen est conseillée par M. Lebreton, professeur de droit au Havre et membre fondateur du collectif Racine. Mme Le Pen s’appuie sur le récit médiatique, fort néfaste au demeurant, d’une polarisation des points de vue sur l’école entre “républicains” et “pédagogues”, pour se présenter comme la représentante des premiers contre les seconds. Elle reprend ainsi un discours réactionnaire promouvant l’autorité des enseignants, la discipline, la méritocratie,l’excellence perdue qu’il s’agirait de retrouver, la “promotion du roman national et le refus des repentances d’État qui divisent [1], l’apprentissage et l’usage de la langue française [2] et, évidemment, la préférence nationale.

Quiconque redoute l’avènement d’une autocratie broyeuse de libertés publiques se doit de penser les causes profondes du vote d’extrême-droite, qui constitue l’expression aliénée d’une révolte des classes moyennes dépossédées. Que l’extrême-droite ait conquis une forme d’hégémonie culturelle sur l’omniprésente question sécuritaire et que la désignation des boucs émissaires – l’étranger au premier chef – soit insupportable ne doivent pas nous empêcher de penser le déchaînement des violences sociales pendant l’ère néolibérale.

Le maintien d’un taux de rendement très élevé du capital pendant une phase de stagnation de la production de richesses suppose un prélèvement sur les ressources du plus grand nombre [3] . Ce simple fait explique, en grande partie, la privatisation de pans entiers de l’économie dite “non marchande”, la démolition méthodique des services publics depuis 30 ans, l’atomisation du corps social et l’emprise marchande sur la vie elle-même. L’école, l’hôpital ou les collectivités territoriales ont été dévastés par le New Public Management, à coups de fusions, de fermeture de services non rentables et de transformation des usagers en clients. Ont été touchés de plein fouet les actifs des petites villes et des milieux ruraux, ainsi que les classes peu éduquées. Et une étude récente de l’IFOP (mars 2016) a montré la corrélation directe du vote FN avec la disparition des bureaux de poste en milieu rural . Le diagnostic n’est pas si nouveau, mais il semble que certains candidats à l’élection présidentielle œuvrent directement pour apporter au FN de nouveaux sympathisants, quand ils promettent la suppression de postes de fonctionnaires, par dizaines, voire par centaines de milliers.

Le récit d’une mondialisation heureuse des échanges de marchandises et de capitaux se heurte donc à la réalité subie par les classes moyennes et les classes populaires : le chômage de masse et la précarité engendrés par la désindustrialisation et amplifiés par la contagion de la crise des subprimes de 2008. Si ces classes sociales se révoltent aujourd’hui, dans nombre de pays riches, c’est qu’elles ont été dépossédées de tout, y compris du récit émancipateur. Il est dès lors compréhensible – et cela ne constitue pas une excuse – que le Front National ait réussi sa contamination par un récit amalgamant le déclassement et le sentiment d’injustice à la dénonciation de l’immigration, du libre-échange et des élites.

Néanmoins, nulle part dans le programme de Mme Le Pen n’apparaissent de mesures destinées à contrer les inégalités extrêmes créées par la société de marché. Il n’y est par exemple pas question d’augmenter l’impôt sur les tranches supérieures de revenus, mais au contraire d’amplifier la défiscalisation – sur les “dons” promouvant “les secteurs stratégiques de la recherche et de l’innovation”. Concernant l’enseignement supérieur, c’est à une guerre aux étudiants issus de milieux défavorisés que se livre Mme Le Pen, très proche en cela du programme néolibéral de M. Macron. Cette proximité s’étend jusqu’aux tics de langage : usage récurrent des adjectifs “vrai”, “véritable” et “réel” dans des phrases vides de sens, rhétorique de l’excellence, etc. Mme Le Pen souhaite privilégier l’adaptation des citoyens au marché du travail, dès le plus jeune âge – orientation vers des filières professionnalisantes dès la 5e. Elle souhaite supprimer les bourses sur critères de revenus et introduire à la sélection à l’entrée de l’Université – qui parierait que cette phrase, “la sélection à l’université va libérer les énergies, créer la vraie égalité des chances, en détruisant le dogme de l’uniformisation”, n’est pas de M. Aghion ou de M. Macron ? Mme Le Pen dénigre constamment l’Université (“échec” est un thème récurrent dans son discours) et valorise au contraire les classes préparatoire et les Grandes Ecoles, qui jouent pourtant un rôle central dans la reproduction des élites [4]
. “La Patrie, c’est le sang des autres”, disait Jeanson.

L’hégémonie culturelle néolibérale a été telle pendant ces 30 dernières années que cette idéologie a pris valeur de loi naturelle, et passe pour du “pragmatisme”. Dès lors, la délibération démocratique a été remplacée par de lointaines technostructures supposées procéder aux “nécessaires modernisations” adaptant le système au “réel”. Une phraséologie creuse – le bullshit – a supplanté les savoirs établis. La communication la plus superficielle a ringardisé la pensée savante, en promouvant la vitesse comme valeur au détriment de la durée. Le néo-management a contaminé jusqu’à l’Université, pourtant à priori armée intellectuellement pour résister : le “projet” comme moyen de coproduction de la dépossession par ceux qui en sont les victimes, l’“évaluation” comme technique de contrôle, le “ranking” comme moyen de mise en concurrence des individus et des structures. Le néolibéralisme a même réussi à faire accepter l’idée que la bureaucratie qu’il engendre massivement partout – les cohortes inutiles de managers, de chargés de mission, de communicants, d’administrateurs et d’experts – n’était pas de son fait. Les plus naïfs pensent même que le néolibéralisme vise à résorber une bureaucratie forcément étatique [5]. Là encore, l’Université a aussi servi de laboratoire, avec son amoncellement invraisemblable de structures créées par appels à projet au nom de l’”efficacité”, de la “simplicité”, de la “lisibilité” et de la “visibilité”.

La dépossession au cœur de la “vision” néolibérale – “C’est mon projet !” – a fait son œuvre. Quiconque redoute, disions-nous, l’avènement d’une autocratie broyeuse de libertés publiques se doit dans le même temps de rejeter fermement la doctrine néolibérale qui a conduit à cette montée d’une révolte des classes moyennes aussi aliénée que destructrice. Amplifier les causes, en prolongeant une ère néolibérale exsangue, ne peut qu’amplifier les conséquences : l’adhésion d’une large part de nos citoyens au sacrifice des boucs émissaires. Sortir de la boucle de rétroaction positive suppose maintenant de mettre fin à l’austérité et de promouvoir des politiques publiques qui renouent avec les classes populaires. Le néolibéralisme n’est pas le remède à la montée de l’extrême-droite, mais sa cause.

Teaser  : notre prochain billet intitulé “La lutte des places” sera consacré aux lobbies de l’enseignement supérieur et de la recherche et à leurs positionnements.


[2Point n°96 du projet présidentiel de Mme Le Pen. Ibid.

[3Le Capital au XXIe siècle, Thomas Piketty, 2013, éditions du Seuil.

[4On retrouve ce mépris de l’Université et des universitaires dans le questionnaire suivant, aux questions IV.3 et IV.4, questions qui tiennent de la propagande pour la ligne néolibérale théorisée par MM. Aghion, Cohen et Attali : Le lecteur soucieux de faits scientifiquement établis peut lire avec profit :
Bodin Romuald & Orange Sophie. L’université n’est pas en crise. Les transformations de l’enseignement supérieur : enjeux et idées reçues, Éd. du Croquant, 2013, 213 p.
Voir également cette entrevue accordée par François Vatin :

[5C’est ce que montre Béatrice Hibou (CNRS) dans son étude sur la bureaucratisation du monde comme technologie néolibérale d’exercice du pouvoir (La découverte, 2012).