Accueil > Revue de presse > L’entreprise n’est plus fâchée avec les lettres - Adrien de Tricornot, "Le (...)

L’entreprise n’est plus fâchée avec les lettres - Adrien de Tricornot, "Le Monde", 26 septembre 2017

mardi 26 septembre 2017, par Adolphe THIERS

Les universités ont mis en place des dispositifs pour rapprocher les étudiants littéraires des employeurs.

Note de SLU : Il suffisait d’un peu de com’ pour que l’entreprise reconnaisse publiquement l’utilité professionnelle des formations universitaires "généralistes" - ce qu’elle savait de longue date…

Dans l’amphithéâtre Richelieu de la Sorbonne, jeudi 7 septembre, Barthélémy Jobert, président de l’université, pose le décor : « Seulement 20 % à 25 % des étudiants de Paris-Sorbonne seront enseignants, de la maternelle au Collège de France. » Dans les gradins, des diplômés en philosophie, sociologie du sport, démographie ou histoire médiévale… qui travaillent dans des grandes entreprises comme Axa, EDF, HSBC, L’Oréal ou PricewaterhouseCoopers (PwC).

Ce soir-là, l’université et ses partenaires fêtent les dix ans de l’opération Phénix, lancée pour faciliter l’accès aux métiers de l’entreprise des diplômés de lettres, de langues, des arts, de sciences humaines ou sociales. Celle-ci s’est matérialisée par un master professionnel (M2) en alternance, métiers de l’entreprise, rattaché au département de philosophie. Près de 270 étudiants ont ainsi été embauchés depuis sa création. Ce master doit faire école l’an prochain à l’Institut d’administration des entreprises (IAE) de l’université de Nantes.

Au cocktail donné dans les salons de la plus connue des universités françaises, on s’imaginerait presque chez une consœur londonienne. Après un master de philosophie, Catherine Gauthier a été embauchée par la banque HSBC, avant d’être « chassée » par une institution concurrente. « Je n’aurais jamais imaginé exercer ce métier de la gestion des risques bancaires, témoigne-t-elle. Mais en réalité, la technique s’apprend sans difficulté : ce n’est pas la peine d’être matheux, il faut seulement ne pas être fâché avec les chiffres… »

Thibault Saguez, diplômé en philosophie et en histoire, est, lui, directeur général adjoint d’une agence de design, après avoir été auditeur chez PwC. « J’ai appris les notions qui me manquaient grâce au master et dans l’entreprise, raconte-t-il. Et surtout, j’ai rapidement compris que mes capacités d’analyse et de synthèse, ainsi que mon savoir-être, allaient me permettre de me différencier positivement. »

Le savoir-être, aussi important que le savoir-faire ? « La place prise par l’intelligence artificielle, l’automatisation ou les robots va rendre les qualités humaines encore plus importantes pour les entreprises dans le futur, affirme Agnès Hussherr, associée en charge du capital humain chez PwC. Le travail purement technique va de plus en plus être demandé aux machines. Les capacités dont les entreprises auront davantage besoin sont particulièrement présentes chez les diplômés des filières d’excellence de l’université. "

Analyse et réflexion

Du côté des entreprises, les premières réserves ont ainsi été facilement levées. « Lorsque nous avons évoqué la possibilité d’accueillir des alternants en master 2 philosophie ou histoire au sein de nos équipes techniques, les manageurs étaient un peu sceptiques. Après avoir rencontré les candidats, leurs doutes se sont dissipés et ils ont été conquis par leurs compétences d’analyse et de réflexion », relate Josette Collombat, responsable du pôle emploi, recrutement, alternance d’EDF.

Le master métiers de l’entreprise de la Sorbonne (moins de 30 places pour 350 candidats) est « une tête d’épingle, mais il a irradié bien au-delà  », selon son directeur, Pierre-Henri Tavoillot. « Quand on parcourt les entreprises, on rencontre déjà beaucoup de sociologues ou de philosophes  », indique-t-il. Soutenu par des entreprises d’assurances, le master 2 ELSA (Etudiants de lettres et de sciences humaines en alternance) du Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) permet aussi aux jeunes diplômés de s’insérer.

Les étudiants sont tous envoyés par Pôle emploi. « Dans la promotion 2016, 90 % des admis étaient chômeurs, et, pour certains, de longue durée. Trois mois après la sortie de l’école, 97 % ont déjà trouvé un emploi stable  », explique Benoît Chapelotte, directeur délégué de l’Ecole nationale d’assurances (Enass), une entité pédagogique du CNAM. Son master, affirme-t-il, « attire des effectifs de plus en plus importants [50 étudiants en 2017, au lieu de 37 en 2016], des diplômés bac + 5 au minimum et docteurs pour certains, avec des matières extrêmement variées en lettres et sciences humaines et aussi en droit. » Le nombre d’entreprises partenaires du CNAM sur ce diplôme augmente également, les grands assureurs étant rejoints par des cabinets de courtage.

Appel à projets

Dans le Grand Est, la profession bancaire, par le biais de son organisme de formation régional, s’est aussi associée à l’université de Lorraine pour proposer un diplôme universitaire (DU), Passerelle, ouvert aux diplômés de L3 et de M1, à l’Institut universitaire professionnalisé (IUP) finance de Nancy. Les trente-cinq étudiants reçoivent pendant un an une formation élémentaire aux métiers de la banque.

« Mes études d’histoire de l’art sont un atout pour exercer mon métier », affirme Mathilde Alliotte, conseillère en patrimoine dans la filiale gestion de fortune d’une grande banque, passée par ce DU avant de rejoindre le M2 négociation et ingénierie patrimoniale de l’université de Nancy, dont elle est sortie major. « J’ai une approche différente de la simple gestion et une curiosité plus légitime pour le patrimoine non financier de mes clients, qui permet d’établir un rapport de confiance : certains m’ont déjà montré leur collection privée. Mon but est à terme de les conseiller pour leurs investissements en art  », explique la jeune femme, qui avait débuté ses études par trois ans de formation d’artisan en restauration du patrimoine à l’école de Condé, à Lyon.

Comment rendre ce type de parcours plus fréquent ? L’insertion professionnelle des diplômés de LLA (lettre, langues et arts) et de SHS (sciences humaines et sociales) reste moins favorable que celle des autres filières : 82 % des premiers et 80 % des seconds sont en emploi dix-huit mois après l’obtention de leur master – une part qui s’élève à 85 % pour leurs collègues de STS (sciences, technologies, santé) et même à 87 % en DEG (droit, économie, gestion), selon la dernière enquête d’insertion du ministère, en décembre 2016.

En mars, seize universités ou regroupements d’établissements ont remporté l’appel à projets lancé pour approfondir leur expérimentation dans l’insertion professionnelle des diplômés de SHS et LLA. L’université Jean-Jaurès (Toulouse-2) et l’Institut national universitaire Champollion (Albi-Castres-Rodez) ont ainsi obtenu des crédits pour créer une plate-forme numérique ou ouvrir un espace de coworking sur le campus du Mirail, à Toulouse, où les étudiants et diplômés pourront consulter des offres d’emploi, être aidés pour préparer leur CV et leurs lettres de motivation.

« Nous allons davantage associer le monde socio-économique, aujourd’hui présent dans le conseil de perfectionnement des diplômes et dont les intervenants représentent un quart du corps professoral  », détaille Sabrina Labbé, directrice du Service commun universitaire d’information, d’orientation et d’insertion professionnelle (Scuio-IP) de l’université Jean-Jaurès. Depuis six ans, tous ses cursus intègrent déjà des unités d’enseignement sur l’accompagnement du projet professionnel et personnel des étudiants. Le mouvement est lancé.

Pour lire sur le site du Monde