Accueil > Pratiques du pouvoir > L’honneur sauvegardé de la biologiste Catherine Jessus - H. Morin et D. (...)

L’honneur sauvegardé de la biologiste Catherine Jessus - H. Morin et D. Larousserie, Le Monde, 26 février 2018

mardi 6 mars 2018, par Tournesol, Pr.

Mise en cause dans notre article à propos d’Anne Peyroche, présidente par intérim du CNRS entre octobre 2017 et janvier 2018, Catherine Jessus, directrice de l’Institut des sciences biologiques du CNRS est aujourd’hui "blanchie" par un comité d’experts (?) se prononçant sur des soupçons d’inconduites scientifiques.

Lire sur le site du Monde

Une commission d’enquête a conclu que la patronne de la biologie du CNRS n’était pas coupable d’inconduite scientifique, même si plusieurs des articles qu’elle a cosignés doivent être corrigés. L’affaire continue d’agiter les spécialistes.

C’est une première. Le CNRS et une université française, Sorbonne université, ont rendu public, mercredi 21 février, le rapport d’un comité d’experts se prononçant sur des soupçons d’inconduites scientifiques. Les conclusions sont nettes : la biologiste Catherine Jessus, directrice depuis 2013 de l’Institut des sciences biologiques du CNRS, est lavée de toute suspicion. « Ces six derniers mois ont été extrêmement durs à vivre pour mon équipe et pour moi », constate Catherine ­Jessus, satisfaite des conclusions d’une enquête riche d’enseignements mais qui laisse encore d’importantes questions en suspens.

Tout commence le 5 septembre 2017, lorsqu’un ancien biologiste allemand devenu journaliste et blogueur, Leonid Schneider, accuse, sur son site, Catherine Jessus d’avoir manipulé des images dans quatre de ses articles. Il est déjà connu pour avoir soulevé l’affaire Olivier Voinnet, un autre biologiste français, sanctionné en 2015 par le CNRS et l’Ecole polytechnique fédérale de ­Zurich et dont huit articles ont été rétractés.

Le même jour, M. Schneider relaie ses soupçons sur le site PubPeer, ouvert en 2012 pour permettre des discussions, y compris de manière anonyme, sur la littérature scientifique. Quelques jours plus tard, d’autres personnes, sous pseudonymes, ainsi que Leonid Schneider, ajoutent, sur ce même site, d’autres articles suspects. Le 23 septembre 2017, un total de onze articles, publiés entre 1998 et 2017, sont mis en cause sur PubPeer. Les commentaires posent tous des questions sur la construction des figures utilisées dans les articles de Catherine Jessus.

La biologiste, que nous avions rencontrée à la mi-septembre, avait alors admis « des erreurs, parfois grotesques, qui méritent correction, mais pas de fraude ». Spécialiste de la division cellulaire et de la formation des gamètes chez les amphibiens, elle cherche à comprendre notamment le rôle de certaines molécules dans des processus du développement. Pour cela, elle utilise, comme cela se fait dans de nombreux laboratoires de biologie, la technique-clé dite « Western Blot », qui consiste à déposer des échantillons sur des gels parcourus par un courant électrique. Celui-ci déplace les molécules plus ou moins vite et loin en fonction de leur taille. Des anticorps spécifiques, se fixant à leur cible, sont ensuite ajoutés afin d’identifier la nature de ces molécules. Le résultat ressemble à un cliché radiographique sur lequel sont réparties des bandes d’épaisseur variable plus ou moins foncées. Sur une même image, plusieurs colonnes, appelées pistes et correspondant à différentes expériences, apparaissent marquées ou non de ces bandes. C’est le matériau brut que les chercheurs utilisent pour valider ou non leur hypothèse.

Une bande dupliquée (en rouge). Les experts n’ont pas a eu accès aux originaux mais à des films d’expériences identiques qui seront envoyées à la revue pour correction. L’erreur est qualifiée de « non-intentionnelle » par le rapport d’enquête.


Dans ce cas, 2 bandes sont dupliquées et 2 pistes ont été découpées (flèches bleues). Les auteurs n’expliquent pas le premier problème, les assemblages sont "justifiés" selon les experts.

Des montages jugés « légitimes »

Mais, pour présenter ces résultats en conférence ou dans un article, les scientifiques assemblent ensuite une image plus lisible à partir de ces clichés. Des copier-coller sont donc autorisés, mais à certaines conditions : ne pas mélanger deux images correspondant à des expériences différentes ou signaler en légende ou par un trait noir si des gels ont été coupés afin d’éliminer des parties non pertinentes. C’est dans cette « cuisine » que Leonid Schneider a cru déceler des éléments suspects et qu’un groupe d’experts s’est plongé à la demande de l’université puis du CNRS. Pour sept articles, les « suspicions d’assemblage de figures sont sans fondement », concluent-ils. Les montages leur apparaissent « légitimes » (réutilisation de témoins, assemblages non légendés comme tel). Pour trois autres, des erreurs d’assemblage ont bien été relevées mais elles sont « non intentionnelles » et n’appellent que des corrections, acceptées par les journaux (deux sont déjà publiées). Un dernier article devrait aussi être corrigé pour un « effacement » de certaines taches sur le film, qui aurait dû être signalé. En outre, les experts affirment que « Mme Jessus n’est jamais à l’origine de ces erreurs d’assemblage ».

La technique du Western Blot

Ces constats, d’apparence bénins, contrastent avec les réactions de biologistes recueillies par Le Monde, avant la publication du rapport, à la vue de certaines des figures incriminées. «  Monstrueux  », « c’est délibéré  », « ça aurait dû être signalé », « les relecteurs n’auraient pas dû laisser passer ça »… Après coup, certains ne décolèrent pas : « Non, tous ces assemblages ne sont pas autorisés », « ça fait peur ». Au minimum, ils affirment, sous couvert d’anonymat, que cela fait beaucoup d’« assemblages » pour un unique laboratoire (et plus de 10 % de la production personnelle de Catherine Jessus) et s’interrogent sur la rigueur qui y régnait. Trois au moins des cinq corrections demandées frappent par la nature des erreurs de copier-coller.

La lecture détaillée du rapport, dont la mise en ligne a été poussée par le CNRS, ne rassure pas totalement. Dans plus de la moitié des cas, les originaux n’ont pas été retrouvés, ou seulement en partie. Dans un cas, il n’est même pas fait mention des originaux manquants ou retrouvés. Les rapporteurs font preuve d’une pugnacité relative, donnant facilement crédit à Catherine Jessus. «  Les originaux n’ont pas tous été retrouvés. Les auteurs doutent qu’il y ait une duplication des bandes », écrivent-ils par exemple. Dans un autre cas, une duplication inexpliquée est reconnue mais sans volonté de la corriger. Ici, les rapporteurs se trompent en lisant une légende ; là, ils oublient de donner leur avis sur un détail suspect dans une figure…

Ces experts sont-ils allés un peu vite ? « La commission avait déjà rendu des conclusions dès la mi-novembre », indique Catherine Jessus qui, le 28 novembre, fait part de son innocence devant des directeurs d’unités du CNRS. Or les experts enquêteurs disent avoir commencé leur travail le 18 octobre. Un mois d’enquête pour trois mois de rédaction, étrange proportion.

« Dénonciations fallacieuses »

Etrange aussi l’entêtement des deux institutions à ne pas vouloir donner le nombre et l’origine de ces experts. Etrange encore qu’autant de tensions soient apparues alors que les assemblages incriminés ne portent que sur des détails des expériences a priori sans incidence sur les résultats. Etrange enfin l’irritation du CNRS et de Sorbonne université, dans leur communiqué, contre les signalements anonymes ou sur des blogs : « Le CNRS et Sorbonne université appellent enfin à la plus grande vigilance collective quant à la multiplication de dénonciations fallacieuses, sans aucune justification scientifique, sous couvert de pseudonymes, car elle complique l’identification des fraudes réelles. » « L’anonymat combiné à la possibilité de commenter des figures sans argument scientifique ne qualifie pas PubPeer comme une instance de débat scientifique  », ajoute Catherine Jessus. Comme devant un tabou, ni le communiqué ni le rapport ne mentionnent PubPeer (dont deux des fondateurs sont chercheurs du CNRS) et Leonid Schneider. Celui-ci s’indigne de cette mise en cause et note que «  toutes les duplications qu’[il a] signalées ont été confirmées ».

Une partie de l’agacement des deux institutions vient, à n’en pas douter, des interpellations innombrables et souvent vitupérantes sur Twitter de Leonid Schneider. Le blogueur ­allemand et PubPeer ont aussi relayé des interrogations sur des articles cosignés par la biologiste Anne Peyroche, qui ont abrégé son intérim à la présidence du CNRS. L’enquête diligentée à ce sujet par le CEA, dont Anne Peyroche est employée, est en cours.

Ce climat particulier a certainement pesé dans la manière de clore l’« affaire Jessus », mais il conduit à minimiser l’importance de discussions plus ouvertes sur le « contrôle qualité » de la recherche. Dans près de la moitié des universités, aucun référent à l’intégrité n’a encore été nommé. Les procédures pour signaler des cas d’inconduites scientifiques sont souvent méconnues et varient d’un établissement à l’autre. Les enquêtes, conclusions et sanctions sont rarement communiquées, laissant les chercheurs dans l’ignorance de ce qui s’est passé, parfois à quelques mètres d’eux. Autant de chantiers auquel doit s’atteler l’Office français de l’intégrité scientifique (OFIS), créé en octobre 2017, et qui attend encore de recruter son directeur et trois des douze membres de son conseil.

A ce stade, la littérature scientifique se retrouvera avec cinq articles cosignés par Catherine ­Jessus meilleurs qu’ils n’étaient avant cette histoire. Cela méritait-il autant de fébrilité ?

Lire aussi les rapports produits par la "commission d’enquête" elle aussi anonyme !!
Les conclusions du rapport
L’analyse détaillée
La liste des articles incriminés