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« Un chercheur doit pouvoir perdre son temps », par Vincent Defait, "L’Humanité" du 28 novembre 2008

samedi 29 novembre 2008, par Elie

Pour lire l’article sur le site de L’Humanité.

cnrs . Les scientifiques ont occupé, hier, l’Agence nationale de la recherche. Le ca du CNRS, lui, s’est tenu en catimimi, sans les représentants du personnel.

Ils ne décolèrent pas. C’est par SMS que la direction du CNRS, l’organisme aiguillon de la recherche française, a prévenu les représentants du personnel, hier matin, que le conseil d’administration prévu une demi-heure plus tard, se tiendrait… à trois cents mètres du siège, dans des locaux annexes. Histoire d’éviter que les 2 000 chercheurs mobilisés n’empêchent le CA de se tenir. Et de voter la création d’instituts thématisés signant la mort, dixit les manifestants, du CNRS. Ils se sont retrouvés deux heures plus tard devant le ministère, où ils n’ont pas été reçus. Plusieurs rassemblements ont aussi eu lieu en province. Témoignages.

Christiane Boeuf, ingénieur agronome à l’INRA de Clermont-Ferrand.

« Nous travaillons dans des équipes qui risquent d’être éclatées dans de nouvelles structures. La réforme prévoit en effet de créer un Institut des sciences de la vie et un autre dédié à l’écologie et à l’environnement. Dès lors, que devient l’agronomie ? Comment travailleront les équipes qui ont l’habitude de coopérer sur des sujets transversaux ? De plus, le financement sur projets, géré par l’Agence nationale de la recherche (ANR), nous oblige à courir en permanence après l’argent, au détriment du temps consacré à la recherche. À quoi s’ajoute une incertitude sur la nature des postes. L’ANR introduit de plus en plus de CDD dans les projets de recherche. Or, la recherche a besoin d’une certaine stabilité pour fonctionner correctement. Quand j’ai commencé ce métier, c’était pour la grande cause, pour faire avancer l’humanité. Mais le fonctionnement par projets, censés trouver des débouchés rapides et concrets, compromet cette ambition. »

Isabelle This-Saint-Jean, professeur d’économie à l’université Paris-XIII, vice-présidente de Sauvons la recherche.

« Nous avons des tas de raisons de manifester. D’abord, parce que nous sommes inquiets des réformes en cours et de la manière dont elles sont menées. Elles sont mues par des convictions idéologiques, celles qui veulent que la science soit avant tout utile à la société, donc à l’économie. Ainsi, la recherche devient l’innovation, et l’enseignement supérieur une formation professionnalisante. De plus, tout cela se fait via un pilotage politique serré de la recherche.

La concurrence devient la condition incontournable à son bon fonctionnement : concurrence entre les établissements, les universités, les personnels… Cette transformation du dispositif de recherche s’accompagne d’un désengagement financier important de l’État, contrairement à ce qu’affirme la ministre Valérie Pécresse. Ces changements sont déjà perceptibles dans mon quotidien. Certains de mes cours sont annulés faute de places. Et dans les labos, nous passons de plus en plus de temps à faire de l’administratif. »

Pierre Joliot, professeur honoraire au Collège de France et membre de l’Académie des sciences.

« Nous vivons la fin d’une certaine recherche, libre et originale. Tout ce qu’on nous propose actuellement me paraît préjudiciable. C’est tout de même grâce au CNRS que la recherche française a tenu et tient toujours son rang.

Le monde nous envie cette structure. Auparavant, on nous donnait la possibilité de travailler sans objectif à court terme. C’est de moins en moins le cas aujourd’hui. Or, la recherche ne doit pas être pilotée. Certes, une recherche appliquée est nécessaire. Mais elle ne peut se passer de la recherche fondamentale. Aujourd’hui, l’Agence nationale de la recherche (qui distribue des budgets sur des projets à court et moyens termes, après appels d’offres - NDLR) fait perdre leur liberté de choix aux chercheurs. Or, j’ai l’habitude de dire qu’un sujet à la mode a déjà son avenir derrière lui. Un chercheur doit avoir le droit de perdre son temps. C’est une condition nécessaire à la création. »