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Dossier Universités, la crise, Le Monde du 19 février 2009

jeudi 19 février 2009, par Elie

- Universités, la crise

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Les enseignants-chercheurs, rejoints par des étudiants, étaient très nombreux à manifester, le 6 février, dans toutes les villes universitaires de France. Ils s’apprêtent à redescendre dans la rue, jeudi 19 février, pour exprimer à nouveau leur opposition aux projets du gouvernement.

Deux projets de réforme sont à l’origine de leur mobilisation : d’une part un décret modifiant leur statut et leurs obligations d’enseignement et de recherche et accordant aux présidents d’université un pouvoir nouveau d’évaluation et d’organisation de leur travail ; d’autre part la refonte du système de formation des professeurs des écoles, collèges et lycées, au détriment de la formation pédagogique et de l’apprentissage du métier devant des classes.

Mais au-delà de ces deux motifs, la colère du monde universitaire et de la recherche est beaucoup plus profonde. Le doublement en vingt-cinq ans des effectifs d’étudiants, l’insuffisance des moyens des universités pour les accueillir et les former, la remise en cause des grands organismes de recherche français, le sentiment d’être incompris, voire méprisés par le pouvoir politique : tout contribue à ce ras-le-bol des universitaires. Nous leur donnons la parole.

- "Monsieur le Président, vous ne mesurez peut-être pas la défiance...", par Wendelin Werner

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Je ne pensais pas un jour me retrouver dans la situation qui est la mienne aujourd’hui, à savoir écrire une lettre ouverte au président de la République française : ce qui m’intéresse avant tout, et ce à quoi j’ai choisi de consacrer ma vie professionnelle, c’est de réfléchir à des structures mathématiques, d’en parler avec mes collègues en France et à l’étranger et d’enseigner à mes étudiants. J’ai eu le privilège de voir mes travaux aboutir et récompensés par un prix important. Cela me donne une certaine responsabilité vis-à-vis de ma communauté et me permet aussi d’être un peu plus écouté par les médias et le pouvoir politique.

Comme le montre le sociologue allemand Max Weber dans son diptyque Le Savant et le Politique, auquel Barack Obama s’est d’ailleurs implicitement référé dans son discours d’investiture, nous devons partager une même éthique de la responsabilité. C’est au nom de celle-ci que je m’adresse aujourd’hui à vous.

Vous ne mesurez peut-être pas la défiance quasi unanime à votre égard qui s’installe dans notre communauté scientifique. L’unique fois où nous avons pu échanger quelques mots, vous m’avez dit qu’il était important d’arriver à se parler franchement, au-delà des divergences, car cela fait avancer les choses. Permettez-moi donc de nouveau de m’exprimer, mais de manière publique cette fois.

Je m’y sens aussi autorisé par l’extrait suivant du discours que vous aviez prononcé il y a un an lors de votre venue à Orsay pour célébrer le prix Nobel d’Albert Fert : "La tâche est complexe, et c’est pourquoi j’ai voulu m’entourer des plus grands chercheurs français, dont vous faites partie, pour voir comment on pouvait reconfigurer notre dispositif scientifique et lui rendre le pilotage le plus efficace possible. Je les consulterai régulièrement, ces grands chercheurs, et je veux entendre leurs avis." Je vous donne donc mon avis, sans crainte et en toute franchise.

Votre discours du 22 janvier a, en l’espace de quelques minutes, réduit à néant la fragile confiance qui pouvait encore exister entre le milieu scientifique et le pouvoir politique. Il existait certes, déjà, une réaction hostile d’une partie importante de notre communauté aux différents projets mis en place par votre gouvernement et leur motivation idéologique. Mais c’est uniquement de votre discours et de ses conséquences dont je veux parler ici.

Tous les collègues qui l’ont entendu, en direct ou sur Internet, qu’ils soient de droite ou de gauche, en France ou à l’étranger (voir la réaction de la revue Nature), sont unanimement catastrophés et choqués. De nombreuses personnes présentes à l’Elysée ce jour-là m’ont dit qu’elles avaient hésité à sortir ostensiblement de la salle, et les réactions indignées fleurissent depuis.

Rappelons que vous vous êtes adressé à un public comprenant de nombreux scientifiques dans le cadre solennel du palais de l’Elysée. Je passerai sur le ton familier et la syntaxe approximative qui sont de nature anecdotique et ont été suffisamment commentés par ailleurs. Lorsque l’on me demande à quoi peut servir une éducation mathématique au lycée pour quelqu’un dont le métier ne nécessitera en fait aucune connaissance scientifique, l’une de mes réponses est que la science permet de former un bon citoyen : sa pratique apprend à discerner un raisonnement juste, motivé et construit d’un semblant de raisonnement fallacieux et erroné.

La rigueur et le questionnement nécessaires, la détermination de la vérité scientifique sont utiles de manière plus large. Votre discours contient des contrevérités flagrantes, des généralisations abusives, des simplifications outrancières, des effets de rhétorique douteux, qui laissent perplexe tout scientifique. Vous parlez de l’importance de l’évaluation, mais la manière dont vous arrivez à vos conclusions est précisément le type de raisonnement hâtif et tendancieux contre lequel tout scientifique et évaluateur rigoureux se doit de lutter.

Nous sommes, croyez-moi, très nombreux à ne pas en avoir cru nos oreilles. Vous, qui êtes un homme politique habile, et vos conseillers, qui connaissent bien le monde universitaire, deviez forcément prévoir les conséquences de votre discours. Je n’arrive pas à comprendre ce qui a bien pu motiver cette brutalité et ce mépris (pour reprendre les termes de Danièle Hervieu-Léger, la présidente du comité que vous avez mis en place ce jour-là), dont l’effet immédiat a été de crisper totalement la situation et de rendre impossible tout échange serein et constructif. De nombreux étudiants ou collègues de premier plan, écoeurés, m’ont informé durant ces quinze derniers jours de leur désir nouveau de partir à l’étranger. J’avoue que cela m’a aussi, un très court instant, traversé l’esprit en écoutant votre intervention sur Internet.

Le peu de considération que vous semblez accorder aux valeurs du métier de scientifique, qui ne se réduisent pas à la caricature que vous en avez faite - compétition et appât du gain -, n’est pas fait pour inciter nos jeunes et brillants étudiants à s’engager dans cette voie. La ministre et vos conseillers nous assurent depuis plus d’un an que vous souhaitez authentiquement et sincèrement aider la recherche scientifique française. Mais vous n’y parviendrez pas en l’humiliant et en la touchant en son principe moteur : l’éthique scientifique.

Comme vous l’expliquez vous-même, la recherche scientifique doit être une priorité pour un pays comme la France. En l’état actuel des choses, il ne semble plus possible à votre gouvernement de demander à la communauté scientifique de lui faire confiance.

De nombreux collègues modérés et conciliants expriment maintenant leur crainte d’être instrumentalisés s’ils acceptent de participer à une discussion ou à une commission. Les cabinets de la ministre de la recherche et du premier ministre ont certainement conscience de l’impasse dans laquelle vous les avez conduits. J’ai essayé de réfléchir ces derniers jours à ce qui serait envisageable pour sauver ce qui peut encore l’être et sortir de l’enlisement actuel.

Un début de solution pourrait être de vous séparer des conseillers qui vous ont aidé à écrire ce discours ainsi que de ceux qui ne vous ont pas alerté sur les conséquences de telles paroles. Ils sont aussi responsables de la situation de défiance massive dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui, et que votre intervention du 22 janvier a cristallisée.

Ils ont commis, à mon sens, une faute grave et c’est votre propre dogme que toute faute mérite évaluation et sanction appropriée. Cela permettrait à notre communauté de reprendre quelque espoir et de travailler à améliorer notre système dans un climat apaisé, de manière moins idéologique et plus transparente.

Il est, pour moi, indispensable de recréer les conditions d’un véritable dialogue. L’organisation de la recherche et de l’enseignement supérieur est certes un chantier urgent mais, comme vous l’aviez noté il y a un an, il est d’une extrême complexité. Sa réforme demande de l’intelligence et de la sérénité. Il n’appartient qu’à vous de corriger le tir.

Wendelin Werner, professeur de mathématiques, université Paris-Sud et Ecole normale supérieure
Médaille Fields 2006 et membre de l’Académie des sciences

- "Une semaine dans la vie d’un universitaire", par François Clément

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Etonné par les propos du président de la République le 22 janvier, et voulant vérifier si nous autres, chercheurs et enseignants-chercheurs, étions nuls à ce point (car on peut se tromper sur son propre compte), j’ai pris mon agenda et voici ce que j’ai trouvé.

Une semaine ordinaire de travail, dans mon cas, compte 7 jours moins une demi-journée, soit 55 heures intégralement consacrées à mon métier (et à mon employeur, l’Etat). Sur ce total, les tâches d’enseignement occupent 16 heures (8 heures de cours devant les étudiants plus 8 heures de mise au point), la recherche 27 heures et la bureaucratie 12 heures. Autrement dit, la moitié environ de mon temps de travail va à la production des connaissances, un gros quart à la formation et un petit quart à l’administration. Cette répartition varie au fil de l’année (davantage d’administration au moment de la rentrée, par exemple), mais la charge hebdomadaire de travail reste la même.

Statutairement, je dois à l’Etat 192 heures annuelles d’enseignement. J’en effectue 240, non par désir de gagner plus, mais parce que je n’ai pas le choix (il manque 83 postes dans mon université). Je dois, pour la recherche, un temps de cerveau disponible non quantifié mais évalué, de façon empirique, au nombre des publications. Ne parlons pas de qualité, l’avis des pairs ne sera bientôt plus valable. Quant aux tâches administratives, qui n’entrent pas dans les obligations de service, là encore je n’ai guère le choix : pour que la machine tourne, il me faut bien prendre ma part de "back office".


DE QUOI S’INDIGNER

Ensuite, j’ai sorti mes bulletins de salaire et une calculette. Un mois de travail, à raison de 55 heures par semaine, totalise 220 heures. Mon revenu moyen mensuel s’élève à 3 227 euros net avant impôt. Il inclut le salaire de base, les heures supplémentaires et différentes primes. Soit, si je divise par 220 heures, un revenu horaire effectif de 14,66 euros. Voilà ce que vaut, en France, un bac + 8 comme moi, qui n’est plus tout à fait un novice (douze ans d’ancienneté dans le grade et trente ans de carrière dans l’éducation nationale). A titre de comparaison, mon médecin généraliste perçoit 22 euros pour une consultation qui dure un quart d’heure. Notons que j’ai, moi aussi, des frais professionnels : l’équipement informatique, les livres et documents (très chers, surtout ceux qu’il faut commander à l’étranger), les abonnements, déplacements, voyages, billets de musée, d’exposition, toutes ces dépenses finissent par chiffrer.

Restent les vacances. Ah, les vacances... 12 semaines par an, pensez ! Quatre-vingt-quatre jours à fainéanter aux frais de la collectivité ? Il y a de quoi s’indigner, en effet, surtout quand on ne connaît rien au monde de la recherche. Car 12 semaines de "vacances" s’avèrent très insuffisantes pour terminer les travaux en souffrance, amorcer la suite, lire ce qu’on n’a pas le temps de lire, donner des conférences, discuter avec les uns et les autres, élaborer de nouveaux projets, réfléchir - prendre soin des siens et de sa santé. Bref, continuer à faire le métier pour lequel on nous paye et que nous aimons faire, même à 14,66 euros de l’heure. Bien sûr, en ces temps de tout-managérial, nous devrions économiser notre temps. Mais nous ne "faisons" pas chercheur, nous autres, comme d’autres "font" président, nous le sommes, à 100 %, y compris pendant les vacances et pendant que nous enseignons. Allez expliquer ça à un tableur Excel ! Autant parler de cinéma à une caméra de vidéosurveillance.

Que l’on se rassure, pourtant, l’idée progresse : je débranche désormais mon ordinateur du 31 juillet au 20 août, c’est-à-dire pendant la période de fermeture de l’université. Mais qu’on ne me demande pas davantage : malgré tous mes efforts, franchement, il m’est impossible d’arrêter de penser.

François Clément, département des études arabes, université de Nantes

- "La formation des professeurs, une révolution conservatrice", par Jean Houssaye, Le Monde, 19 février 2009

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La réforme de la formation des enseignants, qui entre en vigueur cette année, est bien une révolution, au moins sur deux points. Le premier réside dans l’incorporation de la formation des enseignants à l’université. Jusqu’ici, les enseignants étaient formés à côté de l’université, dans les écoles normales (EN) et les centres pédagogiques régionaux (CPR) d’abord, dans les instituts universitaires de formation des maîtres (IUFM) ensuite. Désormais ils le seront au sein même de l’université. Le second tient au niveau du recrutement. Il faudra maintenant un master (et non plus une licence), soit une formation de cinq ans après le baccalauréat, pour être intégré comme enseignant. On ne pourra pas aller plus loin. C’est une révolution.

Cette révolution se fait au prix de quatre dissolutions. L’IUFM était une structure fédératrice qui réunissait, sur deux ans, l’ensemble des préparations aux concours et des formations professionnelles des enseignants. La formation des enseignants va maintenant être balkanisée selon l’organisation des départements universitaires. Il restera, au mieux, à l’IUFM à retrouver la surface des écoles normales. Dissoute, la structure fédératrice visait (sans y parvenir) à se fonder sur un dispositif de formation qui tentait d’entrer dans une logique de compétences, ou dans une logique qui mettait les connaissances au service des capacités professionnelles. Maintenant, l’habillage des compétences reste, mais elles sont dissoutes dans la logique des connaissances. De plus, auparavant, dans le processus de formation, la pratique était reconnue comme évaluatrice et comme formatrice de la capacité d’enseigner (c’était la deuxième année à l’IUFM). Elle disparaît au profit de la seule logique des savoirs. Enfin, le nouveau dispositif réduit de manière dramatique la possibilité d’organiser une formation continue des enseignants.

Si cette révolution passe bien par l’affirmation de la logique des savoirs, en même temps elle signe la prédominance des savoirs scolaires sur les savoirs universitaires dans la formation des enseignants. A première vue, l’université balkanisée s’affirme institutionnellement dans la formation des enseignants, mais c’est sans compter sur le fait que, désormais, dans les masters eux-mêmes, ce sont les savoirs des concours, donc les savoirs du premier et du second degré, qui vont servir à délivrer les diplômes du supérieur. Quant au concours en tant que tel, il tourne autour de trois types de savoirs : la connaissance des programmes du premier ou du second degré, l’adaptation théorique d’un savoir à une classe à travers une leçon modèle, la connaissance de l’institution scolaire. De la maîtrise de ces savoirs dépend le droit d’enseigner.

Cette révolution signe enfin un refus, celui de la pédagogie ; c’est en ce sens qu’elle est conservatrice. On sera déclaré capable d’enseigner et mis en demeure de le faire quand on aura fait la preuve qu’on maîtrise les programmes du primaire ou du secondaire, qu’on sait théoriquement les adapter à un niveau de classe et qu’on connaît les règles de l’institution scolaire. On est alors prêt à faire la classe... Faire la preuve des savoirs tient lieu de mise à l’épreuve dans la classe. Nous sommes là dans une logique d’enseignement qui omet la logique de l’apprentissage, celle des élèves et celle des enseignants.

Et on ne peut croire que le master enseignement qui sera délivré aux futurs enseignants les rendra "professionnels". En matière de professionnalisation, il ne sera qu’une couverture : les stages sont réduits, juxtaposés et centrés sur une observation modélisante ; les concours sont prédominants ; l’ouverture sur la recherche est limitée.

Il n’y a donc pas de formation pédagogique des enseignants, car la formation pédagogique, en tant que formation à un savoir-faire et à un savoir-être, suppose que le formé puisse construire son savoir-faire et son savoir-être à partir de sa propre expérience en s’appuyant sur des savoirs théoriques et pratiques mobilisables et adaptés. Nous aurons donc des enseignants diplômés et lauréats de concours à qui il restera à apprendre à faire la classe, une fois qu’ils y seront.

L’université, qui hérite donc pleinement de la formation des enseignants, va se trouver dans une impasse. Elle va préparer aux concours et diplômer les enseignants, mais elle sera rapidement accusée de ne pas réellement former les enseignants à leur métier. Cela, c’est pour ceux qui seront reçus aux concours. Pour ceux qui vont échouer, et ils seront nombreux, elle va les diplômer d’un master enseignement, étrange lot de consolation pour des diplômés qui justement ne pourront pas enseigner. Quant à réorienter ces reçus-collés, on voit la gageure : obtenir un nouveau diplôme alors qu’on a déjà un bac + 5. La révolution conservatrice de la formation des enseignants est grosse de bien des impasses...

Jean Houssaye, professeur en sciences de l’éducation, université de Rouen

- "S’agit-il d’évaluation ou de dévaluation des enseignants-chercheurs ?", par Antoine Coppolani

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Au prétexte de la "culture de la performance" ou du "résultat", le projet de décret imposerait - en plus de toutes celles qui existent déjà - de nouvelles procédures d’évaluation aux enseignants-chercheurs. Tous les quatre ans, leurs enseignements, comme leurs recherches, seraient évalués. Il y a quelques jours, dans les colonnes du Monde (du 6 février), des universitaires de prestigieuses institutions d’outre-Atlantique (université de Montréal, Massachusetts Institute of Technology, Northwestern University) soulignaient que les auteurs de cette réforme méconnaissent le système nord-américain, dont ils affirment pourtant s’inspirer. "Notre université, écrivaient-ils, ne nous évalue que deux fois au cours de notre carrière, après six ans, pour la titularisation, puis lorsque nous sommes prêts à devenir full professor."

Pour avoir récemment été élu professeur des universités, je peux témoigner, à l’instar de bien d’autres universitaires français, que les évaluations et même, horresco referens ! la sélection, abondent dans notre système d’enseignement supérieur. Sans mentionner les concours des écoles normales supérieures ou ceux des différentes agrégations, l’obtention d’une thèse, à bac + 8, réunit un jury d’universitaires, avec soutenance publique, prérapports sur le travail accompli et rapport de soutenance.

Puis, le nouveau docteur doit être qualifié par le Conseil national des universités pour prétendre postuler à un poste de maître de conférences. Espérer être élu à un poste à l’université requiert alors d’être admis par une commission que la loi LRU (loi relative aux libertés et responsabilités des universités) a d’ores et déjà modifiée, en 2007, en créant des comités de sélection, à la main des présidents d’université.

Quelques années plus tard, même parcours du combattant pour l’obtention du plus haut diplôme universitaire français, l’habilitation à diriger les recherches, à bac + 20, + 25, ou plus encore ! Nouveau copieux jury d’experts pour examiner des travaux comptant souvent des milliers de pages, nouveaux prérapports, rapports, nouvelles qualifications - ou refus - par le Conseil national des universités. Et avec le précieux sésame délivré - mais souvent aussi refusé -, il faudra encore être élu sur une chaire de professeur d’université, dans une compétition très tendue.

Là ne s’arrêtent pas les évaluations ou la sélection. Un article scientifique, pour être publié, passe par le crible de comités de lecture, avec des experts indépendants. Les promotions donnent lieu à évaluation. Même chose pour l’obtention de crédits de recherche : il faut sans cesse élaborer des dossiers, les étayer, argumenter et être évalué.

Pourquoi, alors, un nouvel empilement d’évaluations ? Afin, répond le décret, de permettre la "modulation des services". Certes, mieux prendre en compte les tâches administratives, par exemple, serait une bonne chose. Mais pour cela, le décret exige un prix aussi bizarre qu’exorbitant : les enseignants-chercheurs qui ne seraient pas "bien évalués" se verraient imposer une augmentation de leur charge d’enseignement. Ce principe est choquant. D’abord, parce que l’on voit mal comment un chercheur prétendument déficient pourrait améliorer sa recherche en étant illico écrasé par des tâches d’enseignement. Ensuite, croit-on qu’en France de "mauvais" chercheurs feront par magie de "bons" enseignants ?

Lors de son discours du 22 janvier, le président de la République a cité en exemple l’université de Californie à Berkeley. Cette université, je la connais bien, pour y avoir effectué une partie de mes études. Je me souviens de cours excellents. Mais certainement pas de cours prodigués par des enseignants qui s’étaient vu imposer une plus lourde charge d’enseignement au prétexte que leur recherche ne satisfaisait pas leurs "évaluateurs" ! Au contraire, je me souviens d’enseignants qui étaient aussi de remarquables chercheurs, car ils disposaient du temps nécessaire pour leurs recherches.

Enfin, de manière significative, le texte du décret prévoit, en fixant un plancher chiffré, que certains enseignants-chercheurs pourront voir leurs horaires d’enseignement allégés, mais il ne fixe pas de plafond aux heures qui pourront être infligées aux autres. Alors que le décret stipule que "le potentiel global d’enseignement ne peut être dégradé" (les allégements de cours consentis aux uns ne peuvent être supérieurs au nombre d’heures imposées à d’autres), il ne porte pas mention de la réciproque.

Dans ces conditions, la voie n’est-elle pas ouverte à l’accroissement du nombre d’heures d’enseignement imposées aux enseignants comme solution aux problèmes budgétaires chroniques de l’université ? Pourquoi rémunérer des heures d’enseignement lorsque l’on peut les imposer ? Nous sommes loin du "travailler plus pour gagner plus".

Oui, le décret porte atteinte à l’indépendance des enseignants-chercheurs, en voulant les faire passer sous les fourches Caudines d’une évaluation supplémentaire, dont les risques de dérive sont manifestes, et les objectifs, inavoués, sont transparents. Le texte prétend rendre plus compétitifs l’enseignement supérieur et la recherche sur la scène internationale. En l’état, il ne conduit qu’à une dépréciation de la fonction d’universitaire. Pour l’université française, il n’est rien de moins qu’une dévaluation.

Antoine Coppolani, spécialiste des Etats-Unis, université de Montpellier

- "Le management du savoir", par Jean-François Bayart

Soumettre au marché et au pouvoir la production et l’enseignement de la connaissance, tel est le but de la réforme en cours. Nicolas Sarkozy avait annoncé sa volonté de donner "à l’exécutif les moyens de fixer les orientations de la recherche à long terme". Il entend aussi l’assujettir au "New Public Management" grâce à l’étalonnage de ses performances en termes quantitatifs et financiers, selon la logique de l’Espace européen de la recherche et de la stratégie de Lisbonne. D’où son insistance sur l’"évaluation", omniprésente dans les pratiques effectives des métiers scientifiques, quoi qu’on en dise, mais qui reste trop qualitative pour être néolibéralement honnête.

Ce double objectif suppose que soit cassée l’autonomie des institutions universitaires et scientifiques. Il veut que le principe de collégialité et d’évaluation par les pairs, sur lesquelles reposent celles-ci, cède la place à l’esprit d’entreprise des chefs d’établissement, promus grands patrons du "capitalisme cognitif" sur le parangon implicite du dynamique et médiatique directeur de Sciences Po, Richard Descoings. La loi de 2008, dont la novlangue gouvernementale dit qu’elle consacre l’autonomie de l’université, acte en réalité l’autonomie des présidents d’université, désormais dotés de prérogatives discrétionnaires en matière de recrutement, de rémunération, d’évaluation et de définition des services de leur personnel.

Les enseignants-chercheurs le refusent. Ils ne veulent pas être privés des libertés académiques ni devenir des employés taillables et corvéables à merci selon des critères étrangers aux règles de l’art. L’asservissement de leur profession à la logique néolibérale est de la même encre que celui de l’ensemble des services publics et des institutions. Le tout à l’étalonnage (bench marking) des performances dans les termes exclusifs de la bibliométrie et des classements internationaux, selon des méthodes quantitativistes hautement contestables et arbitraires. Le démantèlement des organismes scientifiques, crédités de tous les maux en toute méconnaissance de cause, est décidé parce que ceux-ci consolident l’autonomie du savoir par rapport au pouvoir, à l’administration, à l’entreprise, et même, n’en déplaise à une mauvaise légende, au syndicalisme. L’avilissement des chercheurs et enseignants est la condition même de la réforme. Seul l’opprobre jeté sur eux peut légitimer une transformation aussi brutale. Et c’est la qualité, et non la médiocrité, des performances du CNRS qui nécessite son évidement.

La résistance des chercheurs et universitaires n’est pas corporatiste. Elle défend la liberté de la science, aussi importante que celle de la presse ou de la justice. Elle rejoint la protestation des personnels de l’hôpital, de la magistrature, de l’éducation nationale, eux aussi soumis au New Public Management, et révoltés par la destruction de leurs métiers respectifs. Elle rappelle l’utilité des corps intermédiaires.

L’historien Peter Brown montre que le pouvoir et la persuasion, dans l’Antiquité, passaient par des "styles d’échanges sociaux". Le style d’échange social des néolibéraux avec les scientifiques, c’est ce poujadisme intellectuel dont fait preuve Nicolas Sarkozy, et que l’on retrouve chez un Berlusconi ferraillant contre l’Université "communiste" entre deux chansonnettes de karaoké.

Le gouvernement sous-estime le risque d’explosion dont est lourde la colère des agents qu’il bafoue dans leur dignité et voue à l’extinction. L’on voit mal comment il renouera les fils avec une communauté professionnelle hors d’elle. Et le chef de l’Etat s’est lui-même discrédité comme recours.

Jean-François Bayart, CNRS, africaniste, ancien directeur du CERI

- "Pour une recherche bling-bling ?", par Alexandre Dupeyrix

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Prononcé le 22 janvier par Nicolas Sarkozy, le fameux discours sur l’innovation et la recherche, qui continue d’alimenter la colère des enseignants-chercheurs, repose sur une idéologie que la crise actuelle devrait pourtant rendre plus que suspecte. Cette idéologie tient en deux mots : "évaluation" et "performance". Je cite notre président : "Franchement, la recherche sans évaluation, ça pose un problème (...). Ecoutez, c’est consternant, mais ce sera la première fois qu’une telle évaluation sera conduite... dans nos universités... la première... 2009... franchement... on est un grand pays moderne... c’est la première fois (...). L’évaluation, c’est la récompense de la performance."

Dire que les enseignants-chercheurs refusent d’être évalués, c’est ignorer le parcours et la vie quotidienne d’un chercheur. Mais la stratégie est simple et toujours aussi grossière : débusquer les prétendus tricheurs, les fainéants, les paresseux et justifier les réductions de postes ou les modifications de statut. Chercher c’est bien, trouver c’est mieux, c’est le message qui traverse le discours présidentiel, simple, imparable, facilement relayable au bistrot du coin. Cette rhétorique ras-du-zinc est socialement malsaine, le ressentiment dont elle est chargée est communicatif. Nicolas Sarkozy, c’est un peu Tullius Detritus dans l’album d’Astérix La Zizanie : partout où il passe, les gens se tapent dessus.

Pour appuyer sa démonstration, le président établit un syllogisme convaincant : il y a plus d’argent investi dans la recherche publique et plus de chercheurs statutaires en France qu’en Grande-Bretagne ; or les Anglais publient de 30 % à 50 % plus ; conclusion : pas besoin d’avoir un vrai statut pour faire du bon boulot, pour être productif et rentable.

Un éclaircissement s’impose. Nos traditions de recherche sont tout simplement différentes. Le système de publication dans des revues est typiquement anglo-saxon et provient, à l’origine, des sciences naturelles. Il s’est généralisé ces dernières années. Il se trouve que les Anglo-Saxons sont actuellement eux-mêmes confrontés aux limites du système qu’ils ont mis en place. Le slogan qui circule chez nos collègues, "Publish or perish" (publie ou crève), en dit bien toute l’ambiguïté. Précisément parce qu’ils ont moins de stabilité statutaire, ils sont sous pression, doivent rendre des comptes constamment. S’ensuit une inflation des publications. Que les articles soient plus ou moins identiques, bons ou mauvais, on s’en moque ; on a du chiffre, c’est l’essentiel. En voulant s’inspirer de ce modèle, Nicolas Sarkozy a un train de retard.

"PUBLIE OU CRÈVE !"

Par ailleurs, il faut comparer ce qui est comparable. Déplorer que les publications des Français soient moins visibles au niveau international que les publications anglaises ou américaines n’est pas honnête. Nous sommes dans un contexte de domination culturelle où, sans même évoquer la disproportion des moyens, ce qui se dit ou s’écrit en anglais est systématiquement surévalué et s’impose à une bonne partie du monde. Cela revient exactement au même que de reprocher au cinéma français de ne pas pouvoir rivaliser avec le cinéma américain. Tom Cruise n’est pas forcément meilleur acteur que Vincent Cassel ou Gérard Lanvin. C’est pourtant lui la star internationale.

Mais le doute est insinué : nos chercheurs-fonctionnaires sont des planqués qui bossent deux fois moins que les autres. Et ils voudraient conserver leur statut ?

J’en viens à un aspect qui me semble essentiel s’agissant d’un discours présidentiel. Pourquoi vouloir suspendre l’activité professionnelle des chercheurs à cette navrante alternative : "Publie ou crève !" Nicolas Sarkozy se fend d’une petite phrase anodine, mais terrifiante. Il dit : "D’ailleurs, toute activité sans évaluation pose un problème." Là, on entre véritablement dans la représentation du monde de notre président et on touche un problème fondamental qui dépasse largement la question des chercheurs : il s’agit au fond de savoir dans quel type de société l’on veut vivre. Le discours de Sarkozy est porté par le culte de la performance, l’obsession de tout mettre en concurrence. Tout doit avoir une utilité - mais aux yeux de qui ? et qui en fixe les critères ? -, et cette utilité doit être quantifiée, testée, validée. Il a tellement savonné la planche qu’il ne permet pas de position médiane : si l’on n’est pas performant, si l’on ne cherche pas à l’être, c’est qu’on est paresseux, assisté, parasite.

Cette idéologie utilitariste n’épargne évidemment pas les discussions autour de la recherche - et notamment en sciences humaines. Le grec ancien, ça sert à quoi ? Le français du Moyen Age, ça remplit le Stade de France ? L’étude du sanskrit, combien de brevets ? Il se trouve que quand le chercheur ne trouve pas, au minimum, et c’est énorme, il hérite et transmet. Ce bien qu’il transmet, c’est le patrimoine de l’humanité, la culture sous ses différentes formes, la mémoire de l’existence humaine.

Il se trouve aussi qu’il a d’autres rapports au monde, d’autres façons d’accomplir son existence que dans la recherche de profit, la comparaison avec autrui. Les chercheurs n’ont pas l’obsession du bling-bling. Ils ont choisi le temps de la réflexion et de l’analyse, l’échange et le partage de la connaissance, la liberté de suivre les chemins de recherche qui leur semblent pertinents. Cette liberté qu’on leur reproche est l’essence même de leur activité. Ne pas le comprendre, c’est ne pas comprendre ce que sont la recherche et la science.

J’ajouterai que la crise économique actuelle entame sérieusement la crédibilité d’un modèle fondé sur une obsession mortifère de la compétition et du gain. Que cette atmosphère générale de pression permanente nourrit un malaise sourd et une violence sociale. C’est là qu’on attendrait une vision, un souffle, une énergie véritablement positive, et non des décharges d’agressivité. Notre pays n’a pas besoin d’un chef d’entreprise vindicatif à sa tête, mais d’un homme de rassemblement qui se soucie de la paix sociale, d’un vivre-ensemble harmonieux et de la poursuite du bonheur - utopie qui est au fondement de notre modernité politique (cf. le préambule de la Déclaration de 1789).

Au fond, tout cela demande une certaine hauteur de vue. C’est un problème de... politique de civilisation ! Tiens, tiens, on n’en entend plus parler de celle-là.

Alexandre Dupeyrix, philosophe, germaniste, université Paris-Sorbonne