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L’Etat et la liberté de la recherche. Réponse à Bruno Latour - par Claude Calame, directeur d’études à l’EHESS (27 février 2009)

samedi 28 février 2009, par Laurence

La liberté de la recherche par l’autonomie des Universités ? Dans un article tout récent publié par Le Monde, Bruno Latour, professeur à Sciences Po, connu pour ses travaux d’une remarquable pertinence critique sur l’épistémologie des sciences de la nature et des savoirs sur l’homme, tente de montrer la contradiction flagrante qu’il y aurait à défendre l’autonomie de la science en refusant l’autonomie des universités ; ceci au nom d’une hétéronomie des savoirs qui en effet rend désormais (et par bonheur) perméables les domaines consacrés par des disciplines universitaires devenues caduques ; mais aussi au nom de l’exercice d’une liberté qui serait incompatible avec la dépendance par rapport à l’Etat.

Qu’on veuille bien accorder à qui a suivi une formation extérieure à la France et exercé un enseignement universitaire en Italie, en Helvétie et aux Etats-Unis de porter sur ce propos un regard oblique. D’emblée une perspective comparative focalisée sur les différences fait apparaître, quant au pouvoir de l’État, les étrangetés institutionnelles du paysage universitaire français. Dans la seule mouvance des sciences humaines, que sont ces concours d’agrégation qui requièrent des universités l’organisation de cours spécifiques et des étudiants un investissement énorme alors que les postes correspondants pourraient être attribués sur la base d’un dossier universitaire régulier et d’un entretien ouvert également à des candidats provenant d’universités étrangères ? Que dire des grandes écoles qui, à la suite d’autres longs bachotages, drainent les meilleurs étudiantes et étudiants alors que les cours d’excellence qui y sont donnés pourraient combler les lacunes et renforcer les enseignements de master de recherche et des écoles doctorales universitaires ? Et que penser des chercheuses et chercheurs au CNRS souvent enfermés dans leur spécialité alors qu’à travers un enseignement strictement limité, ils pourraient et devraient faire bénéficier étudiants et doctorants des savoirs déployés dans des équipes de recherche qui pourraient fort bien être intégrées dans les universités ? Quant à une haute école telle l’EHESS à laquelle j’appartiens désormais, elle est précisément en train d’opérer sa mutation en une école internationale d’études doctorales/postdoctorales et de recherche avancée en sciences humaines qui doit la libérer de contingences par trop hexagonales.

Les motifs de réforme assurément ne manquent pas. Encore faut-il accorder les moyens de l’indispensable remodelage qu’elle implique. Envisageable si elle est gérée par des commissions mixtes et non par le seul président, la modulation du service des enseignants-chercheurs, par exemple, est une pure illusion quand elle s’inscrit dans une volonté de suppression de postes et de restrictions budgétaires. Car ce qui est fondamentalement en jeu dans ce que l’on veut faire passer pour des réformes, c’est la privatisation progressive et la marchandisation rampante des services publics. Par le jeu de la mise en concurrence, par l’idéologie de l’évaluation selon le critère de la rentabilité, par l’individualisation et la flexibilité quand ce n’est pas la précarisation des fonctions, l’une et l’autre sont largement engagées non seulement en France, mais dans tous les pays d’Europe, sur le modèle états-unien. Par ce biais on retire aux acteurs des institutions universitaires l’esprit d’enquête et la liberté de recherche prônées par Bruno Latour, qui oublie que les libertés démocratiques fondamentales sont désormais réduites à l’unique liberté du marché. Dans le domaine de la recherche, par la diminution drastique des payements "récurrents" et par la multiplication des appels d’offre pour des projets fortement limités dans le temps, on contraint les enseignants et les chercheurs à consacrer à des montages de projet et à leur évaluation l’énergie qui devrait être dévolue à la liberté créative du savoir ; pire, les contraintes de la sélection permettent l’élimination des projets les plus dérangeants et par conséquent les plus novateurs.

C’est parce que désormais l’Etat est devenu l’expression de l’idéologie de marché qu’on en vient à préférer, comme le pire des pis-aller, le statu quo. S’appuyant sur le Medef, le gouvernement Sarkozy est si réactionnaire, dans le sens néo-conservateur du terme, qu’il parvient à faire apparaître comme progressiste une situation que personne ne désire ni défendre, ni maintenir. À dénigrer l’État et la dépendance qu’il induirait chez enseignants et chercheurs, on oublie que l’État c’est aussi l’État de droit, garant des libertés fondamentales. C’est cet ensemble d’institutions et de services qui non seulement maintient une certaine égalité de traitement dans l’accès à leurs prestations, mais qui permet également aux citoyennes et aux citoyens d’exercer un contrôle politique à l’égard des institutions que par ailleurs ils financent ; ceci pour autant qu’elles ne soient pas court-circuitées par une oligarchie de ploutocrates ou que les tâches n’en soient pas confiées au secteur privé.

Faire passer les enseignants-chercheurs pour des défenseurs du statu quo, quand on connaît les innombrables propositions de réforme (au sens propre du terme) issues des états généraux de la recherche en 2004, c’est tendre indirectement la main au gouvernement qui éprouve pour les universitaires le mépris que l’on sait. Le geste étonne de la part d’un intellectuel non seulement brillant, mais habituellement sagace et critique.