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Démocratisation en trompe-l’œil des études supérieures - par Denis Peiron, La Croix, 5 janvier 2010

mercredi 6 janvier 2010, par Elie

Si elles sont plus ouvertes aux étudiants d’origine modeste, les grandes écoles refusent les quotas. Quant à l’université, elle n’échappe pas à la reproduction sociale

Pour lire cet article sur le site de La Croix.

C’est un article paru fin décembre dans la revue en ligne de la Conférence des grandes écoles (CGE) qui a relancé le débat sur la démocratisation de l’enseignement supérieur. Dans ce texte, le président de la CGE, Pierre Tapie, par ailleurs directeur général de l’Essec, « désapprouve, d’une manière générale, la notion de “quotas” », en faisant explicitement référence à l’objectif affiché un mois plus tôt par le premier ministre François Fillon, celui de compter 30 % de boursiers dans les « prépas » dès la rentrée 2010. Une réaction que Richard Descoings, directeur de Sciences-Po, a qualifiée d’« antisociale » dans l’édition du Monde datée de mardi 4 janvier.

« Imposer des quotas de boursiers à Polytechnique ou à l’École normale supérieure, qui, dans leurs catégories, forment des “champions du monde”, c’est imposer au sélectionneur de l’équipe de France d’aligner un certain pourcentage de gauchers ou de joueurs aux yeux bleus », justifie aujourd’hui Pierre Tapie, en se retranchant derrière le principe de « méritocratie ».

Alors que le ministère de l’enseignement supérieur s’apprête à allouer 4,5 millions d’euros supplémentaires à 58 établissements privés en échange d’engagements concrets concernant notamment la mixité sociale, le président de la CGE fait valoir que le seul moyen de respecter à coup sûr un quota serait de prévoir deux concours d’entrée différents. « Non seulement ce serait un mauvais signal adressé aux employeurs, estime-t-il, mais ce serait faire porter des stigmates aux élèves entrés par le concours bis. »

Adapter les tarifs aux plus modestes et surtout agir en amont du recrutement

Aux yeux de Pierre Tapie, l’opposition de la CGE à l’idée de quotas ne doit pas faire oublier les efforts accomplis pour ouvrir les grandes écoles aux jeunes issus de milieux modestes. « Depuis six ans, le pourcentage de boursiers dans nos effectifs n’a cessé d’augmenter pour atteindre aujourd’hui en moyenne 23 %. Et le seuil des 30 % devrait être atteint d’ici à deux ans », affirme-t-il, en reconnaissant toutefois que la notion de « boursiers » – et par conséquent leur nombre – a évolué dans le temps.

Il y a deux ans, la ministre Valérie Pécresse a ainsi créé un sixième échelon de bourse, qui donne droit uniquement à une exemption des droits d’inscription… « Les seules données vraiment parlantes dont on dispose sont celles qui concernent l’origine socio-professionnelle des élèves inscrits en prépa, reprend Pierre Tapie. Sur ce point, on note une démocratisation constante entre 1960 et 1995. Puis la courbe connaît un plateau. »

« Le principal frein à la démocratisation, c’est l’autocensure des élèves »

Pour le président de la CGE, les grandes écoles doivent adapter leurs tarifs aux plus modestes et surtout agir en amont du recrutement. L’exemple du lycée Auguste-Blanqui de Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis) est évocateur. Cet établissement, qui est classé en « zone prévention violence » et compte plus de 50 % d’élèves d’origine sociale défavorisée, a noué en 2001 un partenariat avec Sciences-Po Paris.

Chaque semaine, deux heures durant, des élèves volontaires reçoivent au sein du lycée une préparation spécifique avec, pour partie, des intervenants extérieurs. « À ce jour, 25 de nos élèves ont pu étudier à Sciences-Po, explique Marie-Laure Lambert, proviseur adjoint. Même ceux qui choisissent de ne pas bénéficier de ce dispositif se disent maintenant que rien ne les empêche de tenter des études longues et difficiles. » Cela est d’autant plus vrai que leur lycée a progressivement conclu d’autres partenariats avec l’École normale supérieure, l’université Paris VI ou encore Tremplin, une association de polytechniciens.

Le gouvernement, de son côté, entend encourager les initiatives de ce type, dont beaucoup ont été labélisées « Cordées de la réussite » (150 environ à ce jour, 250 avant fin 2010). Car, comme le dit l’entourage de Valérie Pécresse, « le principal frein à la démocratisation, c’est l’autocensure des élèves. »

« Conserver des effectifs réduits afin de garantir l’efficacité sociale des grandes écoles »

Pour le sociologue François Dubet, il y a dans ce débat « beaucoup de mauvaise foi » : « Que les écoles ne maintiennent qu’un seul concours d’entrée est compréhensible, que ce concours reste inchangé, avec des épreuves socialement discriminantes, l’est moins… Dans nombre d’établissements, on exige des candidats qu’ils parlent un anglais fluide.

Or, ce n’est pas en suivant des cours au lycée au milieu de 35 élèves qu’on y parvient. C’est en multipliant de coûteux séjours dans des pays anglophones. Rien n’empêche de placer la barre plus bas au moment de recrutement, puis de redoubler d’efforts pendant la formation. » Selon ce professeur à l’université de Bordeaux 2, cette pratique a en réalité pour but premier de « conserver des effectifs réduits afin de garantir l’efficacité sociale des grandes écoles ».

« À la fac, le pourcentage de boursiers tombe à 10 % en master »

Ces dernières, à en croire Jean-Baptiste Prévost, président de l’Unef, le principal syndicat étudiant, sont atteintes de « conservatisme ». « Elles considèrent que la qualité de leur formation est inversement proportionnelle au nombre de leurs diplômés et, plus encore, à celui de leurs étudiants boursiers. » L’une des solutions, soutient-il, consiste à rapprocher ces grandes écoles des universités.

En tout cas, ces dernières n’ont guère de leçons à donner en matière de démocratisation. « Au cours des dernières décennies, la massification s’est traduite, de facto, par l’entrée dans l’enseignement supérieur de jeunes issus de milieux défavorisés. Mais ceux-ci ont rejoint essentiellement les filières courtes professionnalisantes comme les BTS et les IUT », déplore Jean-Baptiste Prévost.

« À la fac, le pourcentage moyen de boursiers, certes élevé en première année, tombe à 10 % en master », poursuit-il, convaincu que la France, de manière générale, a pris beaucoup de retard. « Aujourd’hui, 42 % d’une classe d’âge atteint le niveau licence, alors que l’objectif européen fixé à Lisbonne il y a dix ans était de 50 %. »