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"Consolider un pôle des humanités et un pôle des sciences en sixième" - Entretien avec Antoine Compagnon, Le Monde de l’Education, 10 février 2010

mercredi 10 février 2010, par Elie

Pour lire cet article sur le site du Monde.

Antoine Compagnon enseigne la littérature française à la Columbia University, à New York. Spécialiste de Marcel Proust, ce docteur d’Etat ès lettres a travaillé sur la résistance à la modernité. Héritier du structuralisme, il a été élu à la chaire de littérature française moderne et contemporaine du Collège de France en 2006. Ancien élève de l’Ecole polytechnique et ingénieur des Ponts et Chaussées, il est membre du Haut Conseil de l’éducation depuis mars 2006.

Le Haut Conseil de l’éducation, dont vous êtes membre, travaille à un rapport sur le collège. Quelle est votre approche personnelle du sujet ?

Antoine Compagnon : Il est inacceptable que plus de 15 % des élèves quittent le collège munis d’un bagage qui ne leur permettra pas de se débrouiller dans la vie. Un constat unanimement partagé, d’autant plus déplorable que ces enfants ont été repérés bien avant. La rupture entre l’école primaire et le collège devrait être adoucie. Le collège unique, instauré en 1975, a pris pour modèle les petites classes du lycée - fréquenté par les enfants de la bourgeoisie -, et son organisation rigide en disciplines pose problème depuis lors. Est-il judicieux que le jeune collégien passe d’un seul coup d’un maître unique - ou presque - à une dizaine d’enseignants ? Ne pourrait-on pas consolider un pôle des humanités et un pôle des sciences en sixième, afin d’éviter le choc dont les plus fragiles ne se remettent pas ?

A la rentrée prochaine, se mettra en place une réforme du lycée en classe de seconde. Va-t-elle dans le bon sens ?

Elle serait un progrès si elle permettait de revaloriser la série littéraire (L) et de "scientificiser" suffisamment la série scientifique (S) pour susciter plus de vocations. Mais la série S ne fermant aucune porte, les lycéens, s’ils veulent aller en hypokhâgne, continueront de passer par la terminale S et prendront l’option d’histoire.

N’est-il pas illusoire de croire qu’on revalorisera la filière littéraire en réformant le lycée ?

Il faut d’abord en finir avec l’idée erronée que les littéraires ne trouvent pas d’emploi. Ce qui est exact, en revanche, c’est qu’un diplômé en sciences humaines se vend mal. C’est à l’employeur de découvrir que sa recrue est capable de bien plus que ce qu’elle pense savoir faire. Dans un monde où plus personne ne fera qu’un seul métier, la culture et l’ouverture d’esprit sont des atouts pour l’adaptation au changement. L’enseignement des humanités a l’avenir devant lui, car on se rend de plus en plus compte que les formations étroitement professionnelles préparent mal aux défis de la vie. C’est pourquoi le lycée doit donner une formation incluant des maths en L et de l’histoire en S.

Oui, mais la série littéraire accueille pas mal de rescapés du système, dégoûtés des mathématiques. Qu’en pense le polytechnicien que vous êtes ?

Le blocage face aux mathématiques est d’abord un problème de maniement de la langue. Lorsque des élèves, comme on l’observe au lycée, ne maîtrisent plus qu’une seule conjonction de coordination - "et" -, je conçois qu’ils aient du mal à élaborer un raisonnement logique. C’est d’abord sur la maîtrise de la langue qu’il faut insister.

Que pensez-vous du débat sur l’objectif d’accueillir 30 % d’étudiants boursiers dans les grandes écoles ?

Ce débat a été faussé. D’abord, il faut rappeler que tous les élèves qui entrent dans une classe préparatoire scientifique ou commerciale intégreront une école. Plus ou moins prestigieuse, certes, mais il y a de la place pour tous. Or, depuis quelques années, le nombre de classes prépas a beaucoup augmenté, et tous les élèves qui en ont le potentiel et la volonté, boursiers ou non, peuvent être orientés vers ces classes. A moins d’une autocensure familiale ou d’un manque d’ambition des enseignants pour certains - ou surtout certaines - de leurs élèves. L’insuffisante diversité sociale ne sera pas résolue par une modification des concours.

Et comment proposez-vous de traiter le problème ?

Bien avant, depuis la maternelle. Par l’aide personnalisée qui a été instaurée au collège, et qui vise à corriger les inégalités. Au lycée, elle interviendra avec la réforme. Dans le primaire, les programmes ont été refaits récemment en insistant sur les fondamentaux.

Et vous ne croyez pas aux réformes globales ?

Je crois peu aux réformes par le haut, mais à certaines incitations qui feraient évoluer l’institution. L’octroi aux établissements d’une vraie part d’autonomie est une clé. Aujourd’hui, les initiatives ont lieu à la marge.

Vous parlez d’une nécessaire autonomie pour l’enseignement secondaire, mais vous êtes plus réservé lorsqu’il s’agit d’autonomie des universités ?

Les universités françaises sont en train de bouger, et on doit s’en féliciter. Je suis favorable à cette évolution, mais réservé sur certains aspects de la loi relative aux libertés et responsabilités des universités (loi LRU), notamment sur le modèle de gouvernance qu’elle institue. Il y avait d’autres possibilités. Dans l’université américaine, le président n’est décideur ni du recrutement des enseignants-chercheurs ni des salaires. C’est pourquoi je comprends les réticences de mes collègues universitaires.

Estimez-vous qu’il faudrait intégrer nos grandes écoles dans les universités ?

Les grandes écoles ont beaucoup évolué. Leur poids dans la recherche est devenu très sensible. Aujourd’hui, plus du tiers des thèses scientifiques y sont soutenues. L’intégration aux universités est en cours par la recherche, les masters, les doctorats.

Ce qui ne résout pas le problème des premières années...

Je souhaite l’instauration d’une année préparatoire à l’université. On offre un enseignement pluridisciplinaire aux élèves des classes prépas. Pourquoi les autres n’y auraient-ils pas droit ? C’est le même problème qu’à l’entrée au collège. Tous ne sont pas prêts pour une spécialisation immédiate.

D’autant que l’université doit accueillir beaucoup d’étudiants qui n’ont pas pu aller ailleurs...

L’absence d’orientation vraiment active conduit trop d’étudiants au massacre. 32 % des bacheliers technologiques et 70 % des bacheliers professionnels qui vont à l’université y échouent. La seconde démocratisation de l’enseignement supérieur, à la fin des années 1980, s’est faite par le gonflement des premiers cycles. Si on avait alors créé des établissements adaptés - comme les community colleges américains -, on n’en serait pas là. Nous en sommes encore au défi de réaliser en France un système universitaire étagé permettant d’augmenter le pourcentage de diplômés du supérieur et donnant à chacun la chance, quel que soit son niveau, de reprendre des études à n’importe quel moment de la vie.

Parlons de la réforme contestée de la formation des maîtres. Attendez-vous une amélioration du système ?

Je n’ai pas renoncé à l’espoir qu’elle puisse améliorer les choses, même si la corrélation n’est nullement évidente entre le niveau académique des enseignants, désormais bac + 5, et leur performance dans la classe. J’ai pu observer, lorsque j’enseignais à la Sorbonne, que les IUFM ne répondaient pas aux besoins des jeunes enseignants.

Propos recueillis par Maryline Baumard