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Verbatim du 3e séminaire "Politiques des sciences" (9 décembre 2010) - « Une place pour la folie ? Le nouveau management des institutions psychiatriques »

jeudi 16 décembre 2010, par Laurence

La version audio de la troisième séance du séminaire « Une place pour la folie ? Le nouveau management des institutions psychiatriques » est disponible à cette adresse.
(n.b : la qualité sonore du débat est variable)

Christian Topalov, présentation

Le thème de cette séance est le nouveau management public des institutions psychiatriques. Je remercie beaucoup, en notre nom à tous, nos orateurs du jour : Loriane Brunessaux, Mathieu Belhasen et Richard Rechtman, qui parleront dans cet ordre et que je vais présenter très brièvement. Ils ont pour point commun d’être psychiatres. Trois psychiatres qui sont engagés dans des pratiques dont ils vont nous parler. Je voudrais les présenter dans les termes mêmes où ils ont souhaité figurer dans notre programme, c’est à dire en référence à certains de leurs engagements.

Loriane et Mathieu sont membres d’une association, appelée Utopsy [1] et qui propose un séminaire ouvert à tous, à l’origine créé par des internes, de façon à offrir un espace d’échanges sur les pratiques cliniques, le transfert, la place de la folie dans les institutions de soins. Ils sont aussi engagés dans l’appel des 39 contre la nuit sécuritaire [2]. Le 2 décembre 2008, le président de la République, dans une enceinte psychiatrique hospitalière des Hauts de Seine (92) à l’occasion d’un crime commis dans un hôpital du département, a décliné le programme d’une psychiatrie répressive qui a déclenché dans le monde des soignants, dans sa diversité, une réaction très forte qui a pris la forme de l’Appel des 39. Celui-ci était d’abord un appel à signer une pétition, pétition qui à ce jour a réuni plus de 29 000 signatures. Depuis, l’appel des 39 a organisé une série de rencontres qui a amplifié une bataille qui se menait au parlement puisque, par ailleurs la loi funeste qui devait sortir du programme Sarkozy était en discussion tout récemment encore à l’Assemblée et au sénat.

Richard, quant à lui, a deux casquettes : il est anthropologue à l’EHESS, anthropologue des subjectivités et de la psychiatrie contemporaine et puis, d’autre part, psychiatre des hôpitaux, et praticien au centre Philippe Paumelle qui appartient à l’association de santé mentale dans le XIII° arrondissement de Paris. C’est une institution importante dans l’histoire de la psychiatrie française « humaine », fondée en 1958 par Paumelle, Lebovici et Diatkine et où on continue de travailler dans cette perspective. C’est aussi dans cette institution que s’est élaborée la politique de secteur qui s’est imposée ensuite à l’ensemble du domaine. Il est en outre rédacteur en chef de l’Évolution psychiatrique, une grande revue de la discipline.

Je ne voudrais pas garder trop longtemps la parole mais je souhaiterais quand même justifier en quelques mots les raisons pour lesquelles nous avons cette séance aujourd’hui. La raison principale est que la folie nous concerne tous, à divers titres. Elle concerne chacun d’entre nous, individuellement, et puis elle nous concerne tous en tant que citoyens. On peut dire, je crois sans risque de se tromper, qu’une société se juge aussi à la façon dont elle traite ses fous. C’est la raison pour laquelle la folie et son traitement sont une question éminemment politique. Le thème de ce soir nous concerne aussi, universitaires et chercheurs, pour une raison. En effet, les psychiatres et les soignants qui veulent laisser parler les fous, comme les chercheurs et les universitaires qui veulent laisser travailler la science, ont au moins quelque chose de commun, c’est qu’ils ont les mêmes « ennemis », si vous me passez ce vocabulaire un peu militaire. C’est quand même une coïncidence intéressante à relever que l’appel des 39 soit né à la suite d’un discours du président de la République d’une violence extrême et que le mouvement universitaire de 2009 ait été déclenché, à titre de cause efficiente, par un discours de même nature dont vous vous souvenez [3], bien entendu, et auquel l’ancienne présidente de l’EHESS a assisté sans mot dire. Si on écarte les voiles de la scène politique, qui compte évidemment mais jusqu’à un certain point seulement, on découvre vite – et c’est vraiment l’objet de notre discussion aujourd’hui – qu’autre chose que la politique existe qui prétend transformer nos pratiques, qu’il y a un mouvement plus large, plus puissant, plus ancré aussi dans nos professions respectives, qui veut imposer d’autres façons de faire qui, je crois, pour la plupart d’entre nous, paraissent inadmissibles. Au fond, je crois que ce que l’université connaît depuis 2007, l’hôpital, et la psychiatrie en particulier, l’ont connu bien avant. Nous découvrons, à nos dépens, à quel point nous nous retrouvons dans le même bateau. C’est cette communauté de situation qui rend pertinent que nous agissions ensemble et aussi que nous réfléchissions ensemble, ce qui est le but de ce séminaire.

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Loriane Brunessaux, psychiatre, membre d’Utopsy, de l’appel des 39

TCC et nouveau management hospitalier

Avant de parler de mon passage, alors que j’étais encore interne en psychiatrie, dans un hôpital de jour pratiquant des thérapies comportementales et cognitives, je voudrais préciser le contexte dans lequel évoluent les institutions psychiatriques en France.

Les services de psychiatrie sont, à l’instar des services de médecine et de chirurgie, soumis à de profonds bouleversements liés à la transformation du fonctionnement de l’hôpital public sur le mode entrepreneurial. On observe l’arrivée, à l’hôpital, de nouvelles méthodes de management et d’organisation du travail.

En psychiatrie, les changements les plus sensibles, à mon sens, portent sur trois points : la promotion d’un objectivisme forcément discutable, la mise en place ou le renforcement d’un discours normatif sur l’adaptation sociale et l’abandon des patients les plus en souffrance.

L’objectivisme auquel je fais mention a pour rationalité annoncée la recherche de « qualité » et de « sûreté ». Il se manifeste sous de multiples formes. J’en développerai six aspects particulièrement sensibles dans la pratique quotidienne.

Premier point, on observe la mise en place, dans les services, de « protocoles » décrivant en détail la conduite à tenir, pour les soignants, dans une situation donnée. Les protocoles sont les équivalents des procédures dans les entreprises privées. Ce sont des « standards de qualité », mettant en pratique les recommandations de la HAS, Haute Autorité de Santé, instance se voulant experte et éditant des guides de bonnes pratiques. Un protocole peut dicter la conduite à tenir dans n’importe quelle situation : il existe des protocoles concernant l’accueil des patients, les mises en contention ou en chambre d’isolement, la prescription de psychotropes… Or, en psychiatrie, toute standardisation est extrêmement problématique : comment généraliser une attitude à adopter face à des situations qui recouvrent des réalités psychiques de patients chaque fois singulières ? Là où le raisonnement au cas par cas est la seule solution raisonnable et rigoureuse, une « bonne pratique » s’impose. L’effet obtenu est la déresponsabilisation des soignants en cas de problème et la disparition de l’élaboration psychique collective des pratiques.

Deuxième point, des fichiers informatiques se mettent en place, recueillant de nombreuses données sur les patients, posant l’épineuse question du secret professionnel. Les soignants sont contraints de consacrer une grande partie de leur temps de travail quotidien à rentrer des données dans ces fichiers, temps qu’ils ne passent pas auprès des patients. Aussi, faute de soignants pour les animer, des activités thérapeutiques disparaissent, comme des ateliers d’art plastique, des groupes thérapeutiques avec ou sans médiation, des sorties, des séjours, des visites à domicile chez les patients les plus malades.

Troisième point, un audit appelé « accréditation » est rendu obligatoire pour chaque établissement, à intervalle de temps régulier, basé sur des critères censément « objectifs » valorisant principalement l’application stricte des normes d’hygiène et de sécurité, l’application des différents protocoles, la tenue des dossiers et fichiers informatiques. Proclamée gage de qualité, l’idée sous-jacente de l’accréditation semble être plutôt la recherche de l’équilibre parfait entre exigence d’économie et dégagement de la responsabilité de l’établissement en cas de plainte quelconque. Comme je l’ai expliqué plus haut, les protocoles rendus obligatoire par l’accréditation désagrègent parfois considérablement les pratiques de soin.

Le quatrième point concerne le mode de financement des services de psychiatrie.

Dans chaque service, chaque patient doit bénéficier d’un code diagnostic correspondant au DSM IV, transmis ensuite au département d’informatique médical dans le but annoncé d’effectuer des statistiques.

Cela entraîne plusieurs remarques.

D’abord, il faut savoir que l’utilisation du DSM IV comme outil diagnostic n’a jamais fait consensus parmi les professionnels en psychiatrie. Le DSM ( Diagnostic and Statistical Manual ) est un manuel de classification des troubles mentaux qui a été conçu, dans des différentes versions, par des équipes de l’Association américaine de psychiatrie (APA). D’abord créé pour la recherche, le DSM s’est imposé progressivement comme référence clinique unique. En 1980, la troisième révision du DSM constitua une révolution en mettant en place une classification purement descriptive par critères et par troubles. L’enjeu est de promouvoir une psychiatrie dite « scientifique », objective, dénuée d’hypothèse sur l’étiologie des maladies mentales et se proclamant a-théorique. La scientificité de l’élaboration du DSM-III puis IV est censée être assurée par les travaux de groupes d’experts. Pour ses partisans, le DSM-IV règle une fois pour toutes le problème du diagnostic en psychiatrie en offrant un « langage commun » à tous les praticiens.

Pourtant, même avec le DSM-IV, un patient reçoit très souvent autant de diagnostics différents que d’interlocuteurs.

Cette approche diagnostique, désormais la seule enseignée aux étudiants en médecine, repose sur le postulat d’une possible objectivité complète dans la description des symptômes psychiatriques.

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Mathieu Bellahsen, interne en psychiatrie, Utopsy, appel des 39

Comme j’étais venu à la séance précédente, il y a deux semaines, j’avais pris des notes à cette occasion. Je partirai donc de là pour faire le lien entre vos problématiques et les nôtres, celles que vient d’exposer Loriane.

Pour commencer, il y a deux semaines, vous avez parlé des Labex. J’ai donc appris ce que c’était. Il a également été question d’un communiqué victorieux sur la fin de l’héritage de 68, si j’ai bien compris. Nous, dans notre champ, il y a eu le rapport Milon il y a un an et demi. C’est un rapport de l’Opeps [4], l’organisme public d’évaluation des politiques de santé. Ce rapport a indiqué que, au vu des progrès des neurosciences et de l’imagerie médicale, la partition entre neurologie et psychiatrie n’est plus de mise. J’évoque cela pour illustrer au niveau politique ce qu’évoque Loriane sur l’objectivisme médical, c’est à dire le retour de ces thèses selon lesquelles le dérèglement psychique pourrait être visualisé avec l’imagerie, pour dire les choses très simplement.

La deuxième chose qui avait été dite il y a deux semaines, c’est l’idée qu’il fallait nous apprendre à traduire en langage bureaucratique notre langue et remettre du vertical là où il y avait de l’horizontal. On voit bien, dans ce qui vient d’être énoncé, que c’est précisément là que se trouve l’enjeu : on est en train de hiérarchiser de nouveau la psychiatrie, alors que le combat justement des psychiatres progressistes et des équipes progressistes au sortir de la guerre, au début des années cinquante, c’était précisément de mettre en question la hiérarchie, et notamment la hiérarchie hospitalière. L’idée était alors qu’il fallait d’abord soigner l’hôpital et la hiérarchie pour pouvoir après soigner les patients les plus graves.

Une autre question portait sur le fait de savoir sur quoi s’appuyer pour faire émerger une alternative possible. On pourra revenir sur ce point à l’aide d’exemples. Ensuite, il y avait la question du retour des mandarins. En psychiatrie, il y a une catégorie spécifique, qui est celle des psychiatres universitaires, qui se distinguent de la plupart des autres psychiatres, à commencer par leur nombre déjà, ils ne sont qu’une centaine sur onze mille, et puis par le fait qu’ils sont nombreux à être nourris à l’aune de cet objectivisme. Une autre question abordée avait été celle de l’évaluation et au fond l’évaluation dans le champ de la psychiatrie marche comme une discipline. Le tournant gestionnaire des années quatre-vingt en psychiatrie a été en fait le tournant de la rigueur budgétaire dont il faut rappeler qu’il a été au départ entériné par des gouvernements de gauche. Ça a permis de se dire qu’on allait faire les choses de manière pragmatique. C’est sur cette base qu’on a décidé d’évaluer les pratiques, de faire des accréditations, des certifications. Ce sont des mesures qui ont mis une vingtaine d’années à se répandre et c’est à partir des années deux mille, dans notre champ, que vont se mettre en place des protocoles, etc., soit ce que vient d’évoquer Loriane.

Il y a deux semaines vous avez évoqué la venue de cabinets de consultants pour vous dire ce qu’il fallait faire. Nous, à l’hôpital, on a des « qualitologues ». Dans le XIII° et à Soisy-sur-Seine, il y a une « qualiticienne ». C’est une personne qui est embauchée à temps plein pour nous apprendre à faire des protocoles valides. Ce sont des gens qui ne connaissent rien au métier concret. Ensuite, il avait été dit que ces projets de Labex n’avaient pas de contenu scientifique. Ce ne sont pas les contenus scientifiques qui priment. Nous, en psychiatrie, ce n’est pas le patient qui prime, c’est plutôt : est-ce que les mesures correspondent bien aux évaluations ou pas ? P.e., il y a un patient qui s’est pendu dans une chambre d’isolement. Le directeur a dit : « Heureusement qu’on a respecté tous les protocoles ».

Il avait été dit aussi qu’il fallait accompagner la mondialisation et former tout au long de la vie. En psychiatrie, nous sommes un peu le cheval de Troie de la formation tout au long de la vie, parce qu’en fait la santé mentale ou, peut-être plus exactement le « santé mentalisme », a pour enjeu la création d’un cadre normatif pour dire : « voilà ce que c’est qu’être en bonne santé, qu’être dans le bien-être, d’avoir une bonne qualité de vie ». Depuis 2007-2008, de nombreux rapports sont parus au niveau de l’UE et de l’OMS qui ont eu une influence considérable au niveau national. Il était dit dans l’un de ces rapports qu’avoir une population en bonne santé mentale allait permettre à l’Europe de remplir des objectifs stratégiques dans la compétitivité mondiale. C’est énoncé de cette manière dans le livre vert de l’union européenne [5].

Donc on voit comment une problématique au départ psychiatrique : la santé mentale progressiste, -parce que dans les années cinquante, l’association de santé mentale du XIII° est à la pointe de la prise en charge des patients les plus lourds, les plus graves, etc. – va voir son sens infléchi au fur et à mesure des années, et notamment dans les années deux mille et encore plus en 2009, où un rapport a été remis à Nathalie Kosciusko-Morizet, qui était la secrétaire d’État dont dépendait le Centre d’Analyse Stratégique. Il avait émis un rapport intitulé : « la santé mentale, l’affaire de tous »[3]. Une distinction était faite entre la santé mentale négative, considérée comme l’affaire des psychiatres, qui n’est pas ce qui intéresse les pouvoirs publics dans le cadre de ce rapport. Il y a la souffrance psychique et la détresse psychologique, la dépressivité, la souffrance au travail, tout un ensemble de choses qui nous concerne tous et crée un boulevard pour les psy en entreprises, etc. Et puis, un troisième terme est apparu en 2009 : la santé mentale positive. Cela concerne les modalités de mise en place d’un certain nombre de technologies pour faire en sorte que la population et les individus soient performants, compétitifs, tout au long de leur vie, qu’ils aient un 3° âge le plus adapté possible, notamment grâce aux « gérontotechnologies ». La lecture de ce rapport donne l’occasion d’un contact avec une novlangue fournie. La santé mentale accompagne la mondialisation au sens où le pli européen de ce santé mentalisme consiste à dire comment l’individu peut être entrepreneur de soi-même, comment il peut avoir un capital santé mentale à rentabiliser. Alors, vous voyez tout de suite que cela ne marche pas pour les patients psychotiques. C’est donc complètement à côté de la plaque pour ce qui nous concerne. Au niveau du pli plus spécifiquement français, ce santé mentalisme comporte deux axes : un hygiénisme rénové, au sens où tout cela s’appuie sur des discours de santé publique où on ne va pas voir l’individu dans la singularité de sa situation, au sens de l’individu que l’on voit tous les jours dans nos centres de consultations, au CMP, etc., car on ne va pas partir de cet individu là, on va partir de la population. En raisonnant à partir de celle-ci, c’est à dire du général, au final on va établir une conduite à tenir avec une collection d’individus. Si l’on s’en tient au protocole et à cet hygiénisme là, la personne que l’on va rencontrer, c’est une collection d’individus, un individu pour qui il n’y a plus d’inconscient, qui est transparent à lui-même, que l’on peut complètement prédire, etc. il y a eu là une véritable inversion : on ne part plus des pratiques, mais de constats généraux. Il y a donc l’hygiénisme d’un côté et puis il y a la question de la normativité concurrentielle de l’individu entrepreneur de lui-même.

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Richard Rechtman, anthropologue (EHESS), psychiatre au centre Philippe Paumelle

Je n’ai jamais eu l’occasion auparavant de discuter avec les représentants du groupe des 39. Là, on va pouvoir voir comment envisager les choses ensemble. Ce que je voudrais dire, c’est que je partage complètement le constat qui a été fait. Et en même temps, une fois que l’on partage un constat, il y a tout un tas de questions qui émergent. Nous sommes trois psychiatres d’âge différent ; on est engagé presque de la même manière, même si on ne partage pas complètement le même vocabulaire ; et pourtant ce que vous décrivez se met en place et quand on discute avec d’autres psychiatres, on partage presque tous le même constat et pourtant ça marche. Et je crois que c’est ce « et pourtant ça marche » qui m’a posé le plus de problèmes et que j’essaie de comprendre. Je voudrais essayer de voir avec vous comment ça se fait que cette logique que vous décrivez fort justement arrive à tenir et arrive, d’une certaine manière, à ce que le groupe des résistants, non seulement ne soit pas très nombreux, mais surtout – en dépit de ce que vous faites et que je trouve très remarquable au sujet de ces petits moments de reconquête de liberté – ces résistants perdent tout de même assez souvent en ce moment. C’est de ça dont j’aimerais discuter avec vous.

J’en parle à double titre, en tant que chercheur qui travaille sur ces questions et aussi comme un psychiatre, qui fut pendant un certain nombre d’années directeur médical d’un hôpital ; je ne le suis plus pour plein de raisons et qui ont directement à voir avec tout cela. L’hôpital était un lieu privilégié pour pouvoir analyser la façon dont ces nouvelles modalités se sont mises en place et je crois que ce sont des modalités de gouvernance qui sont étroitement similaires à ce que l’on vit à l’université. Pour vous dire juste une anecdote, j’étais très content d’avoir quitté l’hôpital et de me retrouver à l’EHESS, et je retrouve à peu près la même chose, enfin, pas exactement pareil, et d’ailleurs je me retrouve dans un Labex, et je trouve ça à la fois très intéressant et pas si étrange que cela. En effet, ce n’est pas étonnant que je m’y retrouve parce que j’ai une certaine familiarité avec ces choses là. Alors, la première chose que je voudrais souligner est quand même une spécificité de la psychiatrie par rapport au reste du monde de la médecine, que vous n’avez pas notée et que j’aurais aimé que l’on puisse souligner d’emblée. Elle tient au fait qu’à la différence du reste du champ de la médecine, depuis les années cinquante-soixante, ce sont les psychiatres qui organisent le champ de la santé publique par rapport à la psychiatrie. C’est vraiment quelque chose de nouveau, pourrait-on dire. Ce ne sont pas les chirurgiens qui pensent la planification chirurgicale de la France. Ce ne sont pas les médecins qui ont pensé la planification de leur champ. A l’exception notable des psychiatres. Quelque chose a été mis en place, qui était à la fois un management, pourrait-on dire, mais un management de santé publique élaboré, réfléchi, étroitement réfléchi avec les techniques thérapeutiques, avec la façon dont on concevait le soin aux malades. C’est quelque chose qui est à la fois très surprenant, très original, et qui n’est plus, qui n’est plus parce que le pouvoir a été repris. Je crois que c’est ça qui est intéressant d’examiner : comment le pouvoir a été repris et pourquoi ? A cette fin, je vais diviser mon exposé en quelques points principaux pour voir comment les choses se sont organisées.

Le premier temps, c’est bien-sûr celui de la santé mentale. Ce qu’il y a d’intéressant dans ce mot, c’est le mot « santé », mais c’est aussi la disparition progressive du champ classique de la psychiatrie dans cette affaire. La santé mentale, ce ne sont pas les malades mentaux. Je suis obligé de le dire à mes jeunes collègues psychiatres : vous vous trompez là-dessus. Et vous avez raison d’y croire. Mais dans le champ de la société, les malades mentaux ne constituent vraiment plus une question. Il y a de nombreuses raisons à cela. Des raisons politiques, c’est évident. Il y a l’organisation actuelle qui vient évidemment lui donner une coloration populiste et répressive, ce que notre président de la république sait remarquablement faire. Mais le mouvement est plus ancien. D’abord parce que, d’une certaine manière, même au bon vieux temps où les psychiatres avaient le pouvoir, on était aussi dans une régulation sociale. Au fond, pour aller très vite, on pourrait dire que pendant très longtemps la société a laissé tranquilles les psychiatres par rapport à ce qu’ils faisaient aux malades mentaux. Il leur suffisait que les malades mentaux soient soit à l’hôpital pour un temps, soit dehors, pour que le problème soit géré et personne n’allait y voir de plus près. Ce qui s’est passé ces dernières années, c’est qu’on est allé y voir de plus près et pour quelle raison ? Pas parce qu’il était intéressant d’aller voir ce qui se faisait avec les malades mentaux, mais parce que la santé mentale, comme vous l’avez dit, est devenue un enjeu crucial des politiques contemporaines. Pourquoi cela ? Pas parce que les gens vont forcément mal, mais parce que justement la folie dont parle Foucault, p.e. dans l’Histoire de la folie à l’âge classique, n’est plus la préoccupation de notre société d’aujourd’hui. Aujourd’hui on n’est plus dans cette idée d’un grand partage entre, d’un côté, la raison, et de l’autre la déraison, avec la nécessité d’avoir un lieu bien ordonné, bien pensé qui soit le lieu de la déraison et qui permette, comme le montrait très justement Foucault, que le reste constitue la raison et qu’on administre un peu la déraison et en administrant finalement peu la déraison, on administre globalement et de façon magistrale le champ de la raison. Il me semble qu’aujourd’hui on a changé de paradigme et que l’on n’est plus dans cette opposition entre raison et déraison. D’ailleurs, un des éléments allant dans ce sens est que les psychotiques sont même considérés comme suffisamment raisonnables pour qu’on puisse penser qu’ils devront aller en prison, pour qu’on puisse penser qu’ils mériteront d’être punis. N’allons pas imaginer que c’est simplement plus répressif de penser qu’on puisse punir le psychotique. Ça veut simplement dire aussi que la radicale altérité qu’il représentait autrefois n’est plus présente. Pourquoi alors le fou n’est-il plus pensé comme aussi radical et devant nécessiter des mesures différentes ? C’est peut-être une victoire des psychiatres. Mais alors le prix à payer est énorme. Donc, le premier élément, c’est cette santé, mais qui organise les choses, je dirai, de façon toute simple, qui sort les malades mentaux et les psychiatres du giron de ce qu’ils pouvaient organiser auparavant.

Juste un petit mot concernant les hospitalo-universitaires, et vous avez parfaitement raison de les mentionner. En même temps il faut bien voir que ce ne sont pas eux qui régentent complètement le champ de la psychiatrie et ils ont affaire à une question cruciale qui est de défendre en permanence leur légitimité, pas auprès des psychiatres, mais auprès des autres hospitalo-universitaires. C’est un enjeu qui est finalement presque extérieur à celui de la psychiatrie et ils se battent au quotidien pour défendre leur pré carré. C’est important à noter et cela me fait venir à mon deuxième point, c’est que les hospitalo-universitaires n’ont pas le pouvoir dont les psychiatres non universitaires les créditent.

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Débat

Olivier Boitard : Je fais aussi partie du collectif des 39. Je crois que l’exposé était très riche. Les deux premiers nous ont montré, malgré peut-être les nuances du troisième, le lien qui serait à mon avis à approfondir, entre certaines pratiques – que ce soit des pratiques sécuritaires ou certaines thérapies – et toutes les nouvelles directives par rapport à la santé. Je crois que ce ne sont pas des choses qui sont tellement dites, le fait p.e. que si l’on fait des thérapies comportementales, c’est peut-être parce que ça coûte moins cher. Le deuxième point, concernant le rapport entre savoir et pouvoir, me semble être un problème de société. Dans les entreprises, les ingénieurs n’ont plus le pouvoir. Il y a vingt ans ou trente ans c’étaient les ingénieurs qui devenaient PDG, qui dirigeaient les entreprises, qui avaient le pouvoir, qui pouvaient décider. Maintenant, c’est le directeur des affaires financières ou d’autres encore. Le troisième point, c’est que tout ça se passe dans un contexte global d’atteinte portée à la démocratie. P.e. j’avais un ami qui était président de CME et un jour le directeur lui a dit très sérieusement : « vous n’avez pas de légitimité puisque vous êtes élu ». Il disait cela parce que pour lui être élu, c’est être sensible aux pressions des collègues, etc., tandis que lui avait la légitimité de l’État, qu’il pouvait, par-dessus la démocratie, imposer un certain nombre de choses.

Fanny Cosandey : Je voulais revenir sur les interventions et notamment sur la question de l’évaluateur qui est placé dans une situation d’ignorance, ce qui lui garantit, d’une certaine façon, la neutralité, dans la mesure où il remplit une grille. Ce n’est pas ce qui pour autant, à mon avis, lui donne du pouvoir. Parce que l’ambiguïté est là aussi : c’est que, en fait, ces évaluateurs sont au service du pouvoir, mais en ont extrêmement peu. C’est à dire qu’on leur dit aussi que, à la limite, les évaluations n’ont aucune importance si elles ne sont pas conformes aux attentes que l’on nourrit à leur égard. Et en fait toute l’ambigüité c’est que nous-mêmes en tant qu’agents évaluateurs ne connaissant pas les sujets qu’on évalue et ceci étant ce qui assure notre neutralité, nous ne sommes que des agents d’un pouvoir qui organise les structures tel qu’il entend les voir remonter en quelque sorte. Je crois qu’il est important d’établir une nuance. Ce n’est pas le non-savoir qui fait la valeur de l’évaluation, et l’assurance de la neutralité. Le non-savoir permet d’imposer des grilles censément neutres qui, en fait, dépossèdent absolument la communauté de toute évaluation réelle sur ses pratiques. Il y a quelque chose qui est assez frappant : on se plaint tous d’être mobilisés en permanence par des évaluations multiples en ayant le sentiment d’être absolument dépossédés du fonctionnement des institutions qui sont celles dans lesquelles nous sommes inscrits. Il y a ce paradoxe qui fait qu’ils nous évaluent à tour de bras, nous sommes dans les différentes instances qui existent et en même temps dépassés par les événements, incapables en tout cas d’arrêter cette machine folle dont les trois-quarts des gens qui y participent reconnaissent qu’elle est folle. C’est à dire que nous avons le sentiment qu’elle nous dépasse en permanence et qu’elle est insensée. Elle n’est pas non pensée, mais elle nous paraît, dans ce qu’elle fait, dangereuse et à bien des égards insensée. Et d’autre part, les pratiques de résistance dont vous avez parlé et qui sont évidemment tout à fait essentielles, posent à mon avis malgré tout un problème : c’est que rentrer dans la langue de l’autre, non pour la subvertir mais juste pour la vider en fait et continuer à faire sa pratique, c’est aussi faire fonctionner et en tous les cas ne pas s’opposer ouvertement à ce qui est donné comme norme.

Heitor de Macedo : Je suis psychanalyste. Je pense que la description que vous venez de reprendre est tout à fait juste. Pour reprendre le mot d’un ami qui est dans le mouvement des 39, Patrick Chemla, je dirai que « nous sommes un mouvement minoritaire de masse » [6]. Ce qui rejoint les observations qui ont été faites, à savoir : si la débrouille qui consiste à marquer « protocole » en gros caractères sur des dossiers vides à l’intérieur est encore maintenant une possibilité de survivre, c’est qu’une organisation de cette résistance est pour l’instant quelque chose de très précaire. Et un établissement qui voudrait déclarer la guerre à ce qui est devenu la loi cesserait tout simplement d’exister.

Des trois présentations qui nous ont été faites, je ne saurais dire quelle est la plus horrible dans ce dont elle parle. Mais je vais partir de la troisième parce que je crois qu’elle indique une absence dans la rationalité que l’on veut nous imposer, parce que c’en est une, c’est une rationalité néolibérale de laquelle je pense qu’il faut exclure un certain nombre de choses pour qu’elle puisse marcher. Il faut exclure tout ce qui pose problème qui n’est pas codifiable selon une grille qui a été bâti dans l’intention de rentabiliser le plus la productivité et de qualifier comme positif le rapport au monde. Je trouve que la description qui a été faite est très parlante puisque, si on se réfère à Foucault, la déraison et la raison étaient un couple dialectique. Ce qui se passe aujourd’hui, c’est que cette rationalité qu’on veut nous imposer va émettre par rapport aux fous un jugement de non existence. Ça nous rappelle des choses qui ont été de grandes blessures dans l’Histoire et les stigmates qui sont toujours là. À savoir, comment on reprend de plus en plus une modalité du traitement du réel que l’on va réduire à ce que l’on définit comme étant le réel. Et pour cela, il va y avoir encore beaucoup de monde qui va manquer, pour reprendre une expression célèbre, puisqu’il manque du monde dans le monde après la Deuxième Guerre Mondiale. Et c’est vrai qu’il ne faut absolument pas enlever de la résistance par rapport à la possibilité de penser la réintroduction de la folie comme pas seulement un contraste, mais ce qui permet de nous attribuer à tout un chacun un jugement d’existence qui soit problématique, qui reprenne l’angoisse comme un élément fondamental de nos vies sans que cela soit défini comme un moins, mais que cela soit tout simplement défini comme faisant partie de notre condition humaine. Et ce que je trouve très intéressant dans la troisième intervention, c’est qu’il y a réellement une tentative de redéfinir la condition humaine. Et que c’est là que se joue la bataille, une bataille gigantesque dans la mesure où l’on va travailler à partir des choses qui sont à la fois très délicates, très subtiles, par rapport à des machines qui sont là en place pour couper dans le vif du réel et de donner à la société avec l’adhésion même des chercheurs une image de ce que pourrait être une nouvelle humanité. Ce n’est pas un rêve inédit dans le monde.

Victor Royer : je voulais ajouter un point sur ce qui a été dit au sujet de la psychiatrie universitaire. Certes, les psychiatres universitaires sont une minorité au sein de la psychiatrie française, et n’ont par conséquent pas tant de pouvoir que ça. C’est vrai. Mais il y a quelque chose qu’il faut noter et qui est très important, qui est que c’est la psychiatrie universitaire qui va décider de la formation des nouvelles générations de psychiatres. Ce sont eux qui établissent les programmes et qui en choisissent tous les éléments, et ce, dès la première année de médecine. Et avant de commencer l’internat de médecine, il y a six ans en médecine où l’on va abreuver les étudiants de psychiatrie universitaire, qui n’a rien à voir avec l’ensemble de la psychiatrie, qui ne va en présenter qu’une petite parcelle. Ce qui fait que nombre de mes collègues qui ont choisi psychiatrie comme spécialité n’ont eu qu’un petit aspect et ils vont très vite devoir rencontrer des patients, ce qu’on ne leur a pas appris et ce qui va générer une angoisse monumentale. Ils vont être effrayés. Et du coup vers quoi vont-ils se réfugier et surtout que vont-ils demander ? Des évaluations, un cadre extrêmement fort et des réponses très précises et très objectives. J’ai des collègues qui la semaine dernière encore ont demandé à avoir un séminaire très important de pharmacologie pour pouvoir traiter les patients qui leur font peur et qui parlent un peu fort. Je pense qu’il faut avoir cela en tête pour pouvoir lutter, car sinon, au bout d’un moment, il va y avoir un étouffement de toute la nouvelle génération de psychiatres si cet aspect des choses n’est pas pris en compte. Il faut pouvoir proposer une autre offre et surtout une information de toute cette génération. Et c’est là que le pouvoir des universitaires est très puissant et peut-être le plus important.

Elie Haddad : Je suis historien au Cnrs et membre de l’association Sauvons l’université. Elle aussi essaie de lutter contre les réformes actuelles. Je trouve fascinant de voir à quel point les logiques sont les mêmes quand on les prend à un niveau macro dans les différents domaines. Il y a des travaux là-dessus, en sociologie des professions définies au sens anglo-saxon du terme, c’est à dire au sens de professions qui allient un savoir et une autonomie ou une indépendance dans l’élaboration de leurs normes et leur évaluation, et qui sont remises en cause et attaquées et dont les attaques ont pu parfois utiliser les outils mêmes d’une sociologie critique remettant en cause le fonctionnalisme qui était à l’origine de la sociologie des professions telle qu’elle s’était développée aux États-Unis et ensuite ailleurs. C’est assez intéressant de voir les enjeux de ce point de vue là.

Je voulais revenir sur quelque chose que j’entends dans le dernier propos, qui réagit aux deux précédents et quelque chose auquel je crois et qui est inscrit dans l’intitulé même de l’association à laquelle j’appartiens. Il s’agit de la question du « sauvons », qui renvoie à quelque chose qui existait avant, si l’on entend par là que cet « avant » était la panacée ; ce qui pose problème. Or évidemment, ce n’est pas du tout ce que nous envisageons, mais ce sont plus exactement des principes qui, selon nous, ont besoin d’être sauvés. Il y a donc tout ce rapport avec ce qu’il y avait avant et je pense que ce que vous avez dit, et la critique que vous avez formulée, pose une question, qui est : qu’est-ce qui vient en premier qui explique le changement de paradigme en gros de la folie à la santé mentale, pour résumer schématiquement ? Nous, de la façon dont on reçoit les réformes aujourd’hui, on voit assez bien comment ce sont les modalités du nouveau management qui réorganisent la recherche et font changer toutes les pratiques mais aussi du coup les champs mêmes de la recherche. Donc, ce qui vient avant, me semble-t-il, c’est le nouveau management et je me posais la question de savoir si ce n’était pas non plus ce qui s’est passé dans le domaine de la psychiatrie, c’est à dire est-ce que ce qui vient avant, ça n’est pas le nouveau management plutôt que le changement de paradigme sur la folie ?

Richard Rechtman : Je ne pense justement pas que ce soit un changement de paradigme scientifique, je pense que c’est un changement de paradigme moral qui introduit la place du sujet psychologique comme le représentant d’un sujet politique. Et c’est ce changement là qui apparaît à partir des années soixante-dix, quatre-vingt que va se mettre en place, pour la psychiatrie en tous les cas, mais je pense pour de nombreux autres domaines aussi, l’importance considérable que va avoir l’intimité de l’individu pour la sphère publique et la sphère politique. Aujourd’hui on gouverne d’autant mieux que l’on gouverne des « psychismes », le mot étant entendu dans un sens très différent de celui que lui accordent les professions qui s’en occupent traditionnellement. Si aujourd’hui on devait définir ce qu’est un individu moderne, il n’apparaîtrait pas en tant que citoyen, électeur, un psychisme qui souffre de temps en temps, qui a des émotions, et l’on voit très bien cette souffrance, cette émotion, tout ce qui se met sur la scène publique, qui était à l’origine du privé mais qui reste public dès lors qu’on le déplace sur cette scène, fait partie des modes de gouvernance. Il me semble que les deux vont ensemble. Les nouvelles techniques de management sont parfaitement compatibles avec cela parce que la santé mentale est un enjeu qui dépasse de très loin l’opposition entre la santé et la maladie. Je crois que l’on est dans une tout autre organisation des représentations collectives et des modes de gouvernance politiques. Ce qui traduit aussi le fait que certains modes de luttes, qui ont pu être efficace à une certaine époque, ne le sont plus aujourd’hui. Alors est-ce que c’est parce que les « ennemis », pour reprendre le terme employé par Christian Topalov, sont plus forts, ou est-ce parce que les armes ne sont pas complètement adaptées ? J’aurais tendance à penser qu’aujourd’hui les armes ne sont pas complètement adaptées pour lutter contre le néolibéralisme. Je ne pense pas qu’ils soit devenu plus fort, mais nos armes ne sont pas complètement adaptées et notamment ce signifiant ; « sauvons le… » est un truc qui marche pour nous, qui ne marche pas dehors. Pourquoi ? Eh bien peut-être qu’il faut changer de signifiant.