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Verbatim du 9ème séminaire de "Politique des Sciences" : "Résistances", 24 mars 2011

vendredi 1er avril 2011, par Giovanni

Introduction : Michel Barthélémy

Je serai bref, afin d’empiéter le moins possible sur le temps de parole de nos invités, Etienne Boisserie et Albert Ogien. Simplement, je voudrais préciser le sens de l’intitulé que j’ai donné à cette séance. J’en rappelle le titre principal : « Résistances. Comment les citoyens peuvent-ils faire entendre leur désaccord sur la manière dont ils sont gouvernés ? » auquel s’ajoute le sous-titre suivant : « Deux illustrations : L’appel au droit contre la loi ; le recours à l’éthique commune contre l’application d’instructions portant atteinte aux principes de la démocratie ».

On peut être surpris d’entendre parler de citoyens et de questionnement sur la façon dont ceux-ci sont gouvernés, alors que notre séance traite en large partie, du moins avec l’exposé d’Etienne Boisserie, du champ de l’enseignement supérieur et de la recherche.

Mais en fait, justement, il s’agit bien de faire place ici à la question du gouvernement à travers la prise en compte de la relation qu’entretient un mode de gouvernement avec les formes d’expression de l’assentiment et du dissentiment qui seraient toujours à l’œuvre pour chacun en démocratie face à chaque action de la puissance publique. Cette approche présentée en détail dans leur ouvrage commun par Albert Ogien et Sandra Laugier, sous le titre : Pourquoi désobéir en démocratie ? [1] , évoque une démocratie raisonnée, dont la dynamique est assurée par la notion de désobéissance, une posture par laquelle en quelque sorte l’ouvrage est sans cesse remis sur le métier, la démocratie étant moins un régime qu’une forme à être, jamais stabilisée une fois pour toutes. Ce qui s’oppose à une conception institutionnelle, c’est à dire une vision de la démocratie dans laquelle la nature du régime est définie essentiellement à travers la description des instances qui la composent et les mécanismes de délégation de pouvoirs entre le peuple souverain et les élus qui le représentent et le gouvernent. De la sorte se trouvent étroitement liées l’action des pouvoirs publics et la reconnaissance par ceux qui les ont élus de ces actions en tant qu’elles seraient des manifestations légitimes ou pas de la nature démocratique du régime en question dont chacun s’avère comptable au nom de tous et auquel il accorde son consentement ou pas au cas par cas. D’où l’oscillation entre ces deux possibles que sont l’assentiment et le dissentiment, dont le versant positif est une expression singulière et publique à la fois, dans la prétention de la voix qui s’exprime de soulever une question d’intérêt général suscitée par une initiative de la puissance publique jugée problématique.

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« Contre les réformes de l’enseignement supérieur : l’arme du droit » : Etienne Boisserie

Il est impossible de revenir ici sur l’ensemble des mobilisations tant elles ont été nombreuses, exceptionnelles par leur caractère unitaire, convergent, à la fois classiques et inédites dans leurs modes d’expression, durables pour certaines.

Sans chercher à les caractériser ou à en faire une analyse qui dépasserait de loin le cadre de ce séminaire mais surtout de mes compétences, il est possible d’affirmer que chacune d’entre elles était une réponse à une attaque tous azimuts des métiers et des missions du service public d’enseignement et de recherche.

Ainsi, depuis plusieurs années, et en particulier depuis 2007, les mouvements de refus des réformes menées dans l’enseignement supérieur et la recherche ont fortement mobilisé les personnels dans des actions collectives. Progressivement, en raison de l’absence de toute prise en compte des arguments, du mépris constant dans lequel les organisations représentatives des personnels et plus largement la communauté éducative et universitaire a été tenu, parce que la détermination gouvernementale apparaissait politiquement sans faille, mais que les principes et le droit semblaient malmenés, la possibilité d’assortir également ces moyens d’actions de résistance de démarches juridiques contentieuses a émergé. SLU et d’autres associations ou des organisations syndicales ont lancé des actions de ce type. Elles ont visé des textes de nature différente, utilisé des dispositifs législatifs parfois inédits, produit quelques résultats dont la portée est variable.

Plusieurs questions se posent sur le recours à l’arme du droit : Première série d’interrogations ; Quelles sont les analyses préalables ? Ses objectifs et/ou ses perspectives ? Quels en sont les résultats ?

Deuxième série d’interrogations ; Est-il possible d’envisager une extension de cette approche ? Comment peut-elle (ou doit-elle ?) s’articuler avec les autres formes de mobilisations ? En d’autres termes, qu’est-ce que l’utilisation de cette « arme du droit » déplace dans les modes de mobilisation, dans le rapport à l’institution à laquelle on s’affronte ? Troisième série d’interrogations, concernant SLU en particulier, quelles modifications implique-t-il ou produit-il dans le fonctionnement de l’association ?

Pour tenter de répondre à ces questions et évoquer la place que peut prendre l’arme du droit dans les mobilisations, j’articulerai simplement mon propos en trois temps.

Dans un premier temps, je reviendrai sur la question du choix de la voie contentieuse, de ses objectifs et des débats auxquels il a donné lieu au sein de SLU. Dans un deuxième temps, je me pencherai sur les résultats obtenus au travers de deux séries de recours, l’une contre la réforme de la FDE (formation des enseignants), l’autre contre la LRU et ses décrets d’application. Dans un troisième temps, il sera nécessaire de s’interroger sur les limites et sur les perspectives de ce recours au droit.

Autrement dit, j’essaierai de confronter les débats internes à SLU dans le choix de son action contentieuse sur la réforme de la FDE (contre laquelle nous avons déposé 5 requêtes entre début juin et début septembre 2010) aux analyses qui peuvent être faites en partant d’autres actions du même type, et en particulier en ce qui concerne la LRU et ses décrets d’application.

Premier temps donc, le choix contentieux – ses objectifs et les débats auxquels il donna lieu au sein de SLU

Ce choix qui a été fait par SLU sur la réforme de la FDE n’a pas été conçu comme un baroud d’honneur. Il s’est appuyé sur la connaissance du dossier et sur la conviction acquise d’une forte incertitude juridique sur ses fondements et sur l’organisation du calendrier de publications des textes réglementaires. Il impliquait qu’il y ait un doute sur la légalité des dispositifs mis en place. Il s’appuyait donc sur les analyses préalables, issues du long mouvement de refus de la réforme, sur les interrogations récurrentes des collègues, visibles sur les listes ou dans les documents largement diffusés.

Cette voie contentieuse a suscité des débats au sein de l’association. Ils portaient sur le sens, la signification, d’une action qui dépasse le cadre des mobilisations collectives, des actions symboliques ou spectaculaires. Il portait sur la fonction de l’association et sur son inscription dans une démarche qui ne soit pas proprement mobilisatrice ou qui ne s’appuie pas sur des moyens d’action décidés collectivement avec d’autres partenaires.

Cela posait également la question de l’équilibre des activités de SLU, de la grande importance qu’il a accordé, parfois aux limites de ses forces collectives, à la mobilisation, à l’analyse, à l’information et à sa diffusion. La question se posait en d’autres termes de savoir si le passage vers la voie contentieuse relevait des objets de l’association, s’il pouvait constituer une modalité d’action complémentaire de la mobilisation, indissociable de celle-ci.

Un autre sujet important de ces débats portait sur les moyens soulevés et leur nature. En d’autres termes, les moyens strictement juridiques ne devaient pas prévaloir sur les questions de principe. De longs débats ont porté sur le point de savoir si une victoire que l’on aurait pu qualifier de « procédurale » avait un sens politique, si elle pouvait constituer un point d’appui pour les mobilisations futures. Ce point renvoyait à l’interrogation plus générale sur une forme de « délégation » au droit, susceptible de modifier l’attitude des collègues dans une mobilisation future.

L’autre problème était la temporalité. L’objectif de SLU ayant toujours été l’interruption du cours de la réforme et sa remise à plat complète, il fallait que le coup porté soit imparable. S’il n’était pas possible de bloquer le processus, les délais de jugement rendaient l’intérêt d’une victoire sur le fond très relatif puisqu’il ne permettait pas d’éviter le désastre annoncé pour les stagiaires et les étudiants de Master et les élèves.

Le dernier point de discussion était relatif aux doutes sur la disponibilité du CE à recueillir nos arguments sur un sujet aussi politique et sensible, dans des délais aussi serrés. En d’autres termes, nous avions, pour certains, des interrogations sur la capacité/volonté du juge administratif à, éventuellement, bloquer juridiquement cette réforme éminemment politique.

La voie contentieuse a finalement été choisie après que nous avons jugé que plusieurs conditions indispensables étaient réunies, dont aucune n’était suffisante à elle seule et que je mentionne ici sans ordre d’importance : l’épuisement des moyens possibles de mobilisations classiques ; l’urgence de la saisine du juge en raison du calendrier très serré imposé par le ministère ; une erreur juridique majeure du ministère dont nous pensions qu’elle était de nature à permettre l’annulation de l’ensemble du dispositif.

Certains, dont j’étais, avaient la conviction que les moyens soulevés étaient suffisamment consistants pour être reçus par le juge et permettre ce que tous les acteurs de la mobilisation réclamaient depuis des mois : que la mise en œuvre de la réforme soit repoussée. (Je passe ici sur les autres points, pas accessoires, des positions de chacun, qui n’entrent pas dans le cadre de ce séminaire).

Le deuxième point que je souhaite aborder ici concerne les résultats du recours à l’arme juridique, en revenant successivement sur deux dossiers importants de ce recours au droit. Celui de la réforme de la formation des enseignants (FDE) et celui de la LRU.

Concernant la FDE, et si on les compare à nos objectifs initiaux, les résultats obtenus sont mitigés en raison de la latitude du juge administratif dans son appréciation des moyens soulevés. Pour le dire simplement, et sans chercher à disqualifier, le juge administratif peut, sans risque juridique, écarter d’autorité certains arguments invoqués. Il peut également tenir le stylo de l’administration en lui suggérant des moyens immédiats de correction de ses erreurs. Nos requêtes, pour les décisions déjà rendues, ont vu l’utilisation de ces deux techniques.

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« 

Le sens politique de la désobéissance » : Albert Ogien

Il existe deux manières d’utiliser l’arme du droit dans l’action politique. La première est civilisée : elle consiste à introduire des recours contre des décisions légales ou réglementaires auprès des instances mandatées à cet effet (Conseil d’Etat, Conseil constitutionnel, tribunaux ordinaires, instances d’arbitrage, etc.). L’autre est sauvage : elle consiste à commettre un acte de désobéissance, afin d’être sanctionné pour qu’une prescription légale tenue pour injuste ou dangereuse soit de nouveau mise en débat à l’occasion d’un procès. C’est à cet usage sauvage de l’arme du droit que je vais m’intéresser.

Et cela pour une raison empirique toute simple : l’actualité du monde de l’enseignement est, depuis trois années, marquée par le recours à cette manière de solliciter l’intervention du droit dans le traitement d’une question politique. On y a en effet vu se multiplier les actes de désobéissance, comme le refus de rendre les notes des examens, d’effectuer des évaluations, de remplir des tableaux de bords, de renseigner des fichiers informatiques, de communiquer les maquettes de diplômes, d’appliquer des programmes d’enseignement, de classer des prétendants aux primes d’excellence, de boycotter des instances de délibération, refus de participer à la construction d’un palmarès, etc. Ces mouvements de récalcitrants prolongent quelquefois les revendications syndicales et s’articulent à des négociations en cours ; mais le plus souvent, ce sont des actes autonomes au moyen desquels des groupes d’individus signifient leur rejet de dispositions législatives ou réglementaires qui les révulsent et que, quoiqu’il leur en coûte, ils ne sont pas prêts à commettre, faute de ne plus pouvoir rien faire pour interdire que d’autres les commettent.

Une précision : l’intérêt porté aux actes de désobéissance civile est purement analytique. Il s’agit de comprendre ce qui motive ceux qui recourent à cette forme d’action politique en situation démocratique. On sait que la désobéissance a reçu ses lettres de noblesse dans la défense de “grandes causes” : les combats contre la domination coloniale et la ségrégation raciale, contre la Guerre d’Algérie et celle du Viet Nam, les luttes pour le droit à l’avortement ou à la libre sexualité. Ces temps sont passés et ces combats ont été remportés. Nous vivons dorénavant dans un régime démocratique qui garantit l’essentiel des droits et libertés du citoyen. On peut donc légitimement s’inquiéter d’une forme d’action (la désobéissance) qui remet en cause le principe même de la démocratie et le fondement de l’Etat de droit, à savoir le fait que la minorité s’engage à accepter la légitimité de ce qu’une majorité décide, en attendant une éventuelle alternance. Mais si certains persistent à recourir à cette forme d’action politique, il convient de se demander d’où procède leur conviction que leur action est juste et indispensable pour secouer l’apathie et l’indifférence des citoyens face à des décisions qui les privent de leurs droits et bafouent les principes de la démocratie. Pour quelles raisons désobéit-on en situation démocratique ?

On constate que cela sert deux causes : celle du droit des étrangers (aide et accueil des clandestins, combat contre les expulsions, refus de la délation, opposition aux arrestations, etc.) ; et celle de la défense et du développement des pratiques de la démocratie. Dans ce second cas, les actes de désobéissance sont de deux sortes :

• soit un groupe de citoyens informés se met en illégalité en articulant sa revendication politique à une action de l’opposition parlementaire visant à modifier la loi ou à en imposer de nouvelles (Greenpeace, OGM, DAL, etc.) ;

• soit des individus décident de faire entendre une revendication collective qu’aucune organisation officielle ne prend en charge dans l’univers politique. C’est ce qui se passe dans le cas des agents et des professionnels de service public (enseignants, médecins, juges, policiers ou agents de la fonction publique) qui décident de se mettre ouvertement dans l’illégalité – en connaissance du risque de sanction encouru – en refusant de suivre des instructions dont ils pensent qu’elles font peser des menaces sur l’égal accès des citoyens à des besoins fondamentaux (santé, éducation, justice, etc.) ; ou nuisent aux libertés individuelles ; ou dégradent la qualité des prestations offertes aux usagers d’un service public. C’est à cette seconde modalité de désobéissance que je vais m’intéresser.

Il fait tout d’abord observer que tous les cas dans lesquels un agent ou un professionnel de service public (enseignant, juge, médecin, psychiatre, policier, gendarme, agent de Pôle Emploi, travailleur social, etc.) n’applique pas une instruction qui lui est donnée ne sont pas des actes de désobéissance (sinon aucun fonctionnaire n’échapperait à cette qualification, que ce soit au titre de l’article 28 de la loi du 13 juillet 1983 [2] ou de l’article 40 du code de procédure pénale sur l’obligation de dénonciation [3]). Pour que le refus de se plier aux instructions deviennent un acte de désobéissance, il faut que ceux qui l’expriment revendiquent, publiquement et en nom propre, leur intention de ne pas remplir une obligation qui leur est faite et qu’ils se mettent délibérément en position d’être sanctionnés afin de porter au débat public – par le truchement de la justice (civile ou administrative) – un problème d’intérêt général.

Il arrive que la désobéissance exprime une revendication sectorielle et localisée (comme lorsque des casernes de CRS refusent leur déménagement) ou qu’elle naisse de l’aversion à l’endroit d’une hiérarchie particulièrement indigne, injuste et méprisante (comme dans bien des cas de restructuration des services publics, comme celui de la justice ou de l’hôpital). Mais, le plus généralement, la désobéissance est un acte qui vient mettre au jour le caractère inacceptable des mesures décidées par les pouvoirs publics (comme dans le cas de la réforme des écoles ou celle de la formation des professeurs) ou attentatoires aux principes de la démocratie (comme dans l’obligation de délation faite aux agents de Pôle Emploi ou aux travailleurs sociaux ou l’introduction du fichier Base élèves ou le fichage des malades mentaux). Dans tous les cas, il ne s’agit pas d’actes laissés dans la clandestinité des arrangements de guichet, des contournements de la loi, des infractions à la règle pour calmer une mauvaise conscience ou du sabotage.

Une des limites de cette forme d’action est qu’il n’est jamais certain que les autorités ou la hiérarchie ainsi défiée accepte d’engager des poursuites contre les réfractaires. Une des faiblesses constitutive de la désobéissance est que l’absence de réaction – le refus de sanctionner les récalcitrants – rend l’action insignifiante (ou la cantonne dans une zone de non application tolérée des directives). Une autre limite tient à ce que les instructions données n’en soient pas vraiment, comme c’est le cas avec les nouvelles formes de droit (“soft law”) qui n’édictent pas des obligations et des instructions impératives, mais fixent des objectifs et émettent des recommandations (comme dans le cas de la Méthode Ouverte de Coordination instituée par l’Union européenne) ; ou lorsqu’une réforme s’applique sur la base du volontariat et de l’incitation financière, comme dans le cas de la restructuration en cours de l’enseignement supérieur et de la recherche. Qu’observe-t-on en effet dans notre domaine ?

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Débat

Evelyne Perrin : Ce que je trouve d’intéressant dans les deux exposés, c’est que justement ils explorent des voies peut-être complémentaires, pas du tout alternatives, par rapport aux formes classiques : manifestations, grèves, etc. ça peut être intéressant d’explorer la voie juridique, comme la voie de la désobéissance.

Je dirai que dans le dernier exposé il y a pour moi un point aveugle. Oui, il y a numérisation du politique, oui il y a évidement du politique. Mais pourquoi ? Dans quelle logique ? Dans quel but ? C’est cela que je n’ai pas vu dans l’exposé. Il y a bien une logique, très certaine, celle du néolibéralisme. Tout le monde a compris, quand même. Tout le monde sait ce que c’est que la RGPP, à quoi ça sert. Ce n’est pas que la numérisation, c’est autre chose de beaucoup plus profond dans le néolibéralisme, et qui touche le secteur public comme le secteur privé. Et ensuite, moi qui suis très branchée sur les résistances des gens, on est d’ailleurs en train de lancer un réseau qu’on appellera peut-être SSM, c’est à dire « Stop Stress Management ». Ça fait bien parce que ça fait « SS Management », et ça peut faire aussi « SM Management », comme sado-maso. Ou on l’appellera peut-être « Stop Souffrance Management ». On veut lancer par ce biais des méthodes d’action un peu offensives, ne pas déplorer, ne pas pleurer, ne pas attendre des hiérarchies qu’elles s’améliorent, mais attaquer les entreprises privées comme publiques.

Quand on dit « minoritaire », quand on dit « désarroi », quand on dit « ça ne dure pas plus de six mois », je suis très étonnée. Car, ce que je vois, c’est totalement l’inverse. Je ne veux pas mythifier les gens qui font de la désobéissance, mais ces gens le font depuis cinq ans, et ils la font tout le temps et ne vont pas arrêter. Ils n’arrêtent pas au bout de six mois. Je n’ai jamais vu personne arrêter au bout de six mois. Ensuite, « minoritaire », oui, bon, il y a des choses qui sont très minoritaires et, comme vous dites, qui ont beaucoup d’importance. Donc, des pauvres petites actions, des pauvres petits actes sauvages, oui, c’est une façon de parler. Mais les gens qui vivent ça sont en train de s’organiser. J’en rencontre beaucoup, partout, entreprise par entreprise, avec les syndicats, et parfois, entre les entreprises, par des réseaux, des réseaux sociaux, qui constituent un phénomène important. Je ne dirais pas que c’est si minoritaire que ça.

L’arme du droit, c’est une arme. On nous en a bien exposé l’intérêt, et les limites avec le gouvernement actuel puisque, effectivement, il ne cède même plus aux apparences de la démocratie. Cela pose la question du rôle que joue le pouvoir judiciaire, bien-sûr. Mais c’est une arme, qu’il faut donc explorer et dont il faut faire le bilan.

L’arme de la désobéissance, c’est aussi une arme, pour moi, qui n’est ni nouvelle, ni minoritaire, ni inconsciente. Ceux qui l’utilisent ont parfaitement compris contre quoi elle s’attaque.

Gilles Verpraet : J’interviens pour creuser les logiques. Au début, Albert, tu as présenté les premières actions dans l’éducation nationale en évoquant les actions surtout contre le fonctionnement bureaucratique de celle-ci. Mais tu as conclu à la fin plutôt sur l’aspect informatique, la numérisation de la recherche. Est-ce que c’est vraiment la même forme, la forme numérique, agence ? Le numérique ce sont des critères de valeur ajoutée, de productivité, de rendement qui vont à l’agence, qui fait ses choix, ses tris, ses classements ; ce sont donc des critères numériques liés à la logique d’entreprise, à la profitabilité et ces critères marchands viennent dans le secteur public. La numérisation rentre dans cette logique là alors qu’au début c’est la logique bureaucratique, le fonctionnement, et la désobéissance c’était le grain de sable à l’intérieur de la latitude bureaucratique. Est-ce que la numérisation est un phénomène totalement bureaucratique ou est-ce que c’est un nouveau mode de fonctionnement ?

A partir de là, j’ai encore deux remarques. La bureaucratie, tu l’as dit, c’est le bras armé de la démocratie, dans une vision III° république, c’est le moment où la bureaucratie française a été mise en place, codification du service avec les règles wébériennes. On va invoquer un principe de démocratie pour justifier la désobéissance ou pour faire le grain de sable dans une attitude bureaucratique. Mais avec la numérisation, il faut démontrer qu’elle travaille sur des principes démocratiques, donc on peut décrypter les logiques d’entreprise, mais il y a des phénomènes nouveaux. On peut dire que la numérisation rentre dans la démocratie, mais il y a le phénomène nouveau qui consiste dans le fait que l’informatisation collecte toutes les données en même temps. La transparence et la circulation de l’information ne sont pas contrôlées par les filtrages bureaucratiques. Les dossiers que vous mettez sur des fichiers circulent ainsi librement. Ce sont les problèmes de l’intelligence numérique qui sont mis en débat, même par l’entreprise privée, parce que ce système favorise les fuites, etc. Mais ce qu’il faut comprendre dans l’informatique, c’est que ça neutralise le collectif. Il y a un collectif abstrait, au sens de Sartre, qui se constitue et qui est sous la dépendance des nouveaux experts. L’arme du collectif est affaiblie ou est à trouver. Les logiques ne sont finalement pas symétriques, même d’un point de vue analytique. Du point de vue de l’action pratique, pour prendre un exemple, les syndicats anglais de l’enseignement supérieur, représentent 100 000 enseignants. L’évaluation est en place en Angleterre depuis trois à cinq ans. Leur mode d’action, c’était local et global. Global consiste à monter au niveau des critères, les contester dans un rapport de force s’il le faut ; leur masse, 100 000 personnes, les y autorise. Ils n’avaient pas encore les réductions budgétaires auxquelles ils ont affaire désormais. Et action locale : si le classement n’est pas clair au niveau de l’université, ou si une équipe assez valable est déclassée, ils interviennent localement, mais à deux niveaux, en amont du processus et en aval.

Reste que la question que je te pose, c’est que la numérisation, ce n’est pas tout à fait bureaucratique, c’est un nouveau phénomène qui est post-bureaucratique, qui est à analyser en soi et qui n’est pas une garantie en soi des principes démocratiques. Ce qui voudrait dire que se produirait alors un changement dans la physionomie classique de la désobéissance.

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[1Albert Ogien et Sandra Laugier, Pourquoi désobéir en démocratie ?, Editions de la découverte, 2010.

[2 » Tout fonctionnaire, quel que soit son rang dans la hiérarchie, est responsable de l’exécution des tâches qui lui sont confiées. Il n’est dégagé d’aucune des responsabilités qui lui incombent par la responsabilité propre de ses subordonnés. » Le fonctionnaire « doit se conformer aux instructions de son supérieur hiérarchique, sauf dans le cas où l’ordre donné est manifestement illégal et de nature à compromettre gravement un intérêt public. » Le refus d’obéissance équivaut à une faute professionnelle. La subordination hiérarchique impose également de se soumettre au contrôle hiérarchique de l’autorité supérieure compétente et de faire preuve de loyauté dans l’exercice de ses fonctions. Le devoir d’obéissance impose enfin au fonctionnaire de respecter les lois et règlements de toute nature. Les sanctions qu’encoure tout fonctionnaire réfractaire ou indiscipliné peuvent être disciplinaires ou pénales. Elles se distribuent en quatre degrés de gravité : 1) l’avertissement, le blâme, l’exclusion temporaire (3 jours maximum) ;
2) la radiation du tableau d’avancement, l’abaissement d’échelon, l’exclusion temporaire (15 jours maximum), le déplacement d’office ; 3) la rétrogradation, l’exclusion temporaire (entre 3 mois et 2 ans pour les fonctions publiques d’Etat ou hospitalière ; entre 16 jours et 6 mois pour la fonction publique territoriale) ;
4) la mise à la retraite d’office, la révocation.

[3“Tout officier public ou fonctionnaire qui, dans l’exercice de ses fonctions, acquiert la connaissance d’un crime ou d’un délit est tenu d’en donner avis sans délai au procureur de la République et de transmettre à ce magistrat tous les renseignements, procès-verbaux et actes qui y sont relatifs.”