Accueil > Revue de presse > Sciences Po doit en finir avec le fonctionnement clanique de sa direction, (...)

Sciences Po doit en finir avec le fonctionnement clanique de sa direction, Collectif CFDT Sciences Po, Le Monde, 19 octobre 2012

lundi 22 octobre 2012

A lire sur le site du Monde

Sciences Po paye-t-elle, comme certains le suggèrent, les dérives personnelles de son défunt directeur ? Ses difficultés viennent-elles de son statut juridique singulier, comme le soutiennent d’autres ? Nous pensons que les causes de la crise sont ailleurs et que Sciences Po ne pourra s’en sortir qu’en réformant son mode de gouvernance.
La situation n’est pas sans ressemblance avec celle dont la London School of Economics and Political Science (LSE) vient de sortir. La LSE a t servi de référent aux réformes entreprises par Sciences Po. C’est une grande université de recherche en sciences sociales, histoire, droit et économie, qui a su développer un potentiel de recherche remarquable, renouveler ses enseignements et internationaliser son recrutement d’enseignants et d’étudiants. Pour mener à bien ces transformations, ses liens historiques avec l’Etat avaient été complétés par une recherche de soutiens privés.

Cependant, menée de façon débridée, celle-ci a conduit à une dégradation de la qualité des enseignements, des procédures de contrôle et des conditions d’obtention de certains diplômes. Le scandale éclata à propos du doctorat de Seif Al-Islam Kadhafi et des financements libyens. Face à la crise, sans être impliqué, le directeur démissionna. Un rapport d’experts indépendants fut commandé, ce qui permit de remettre les choses à plat et surtout d’engager une discussion collective.

La LSE se sortit par le haut d’une crise qui aurait pu l’affaiblir : elle nomma comme directeur un scientifique indiscutable doté d’une solide expérience de gestion de la recherche, le sociologue américain Greg Calhoun. Les effets se font déjà sentir sur le recrutement de professeurs et d’étudiants. La LSE semble repartie sur de meilleures bases.

A la différence de la LSE, Sciences Po n’a pas pris la mesure de la crise et n’a pas réagi à la hauteur des enjeux. En témoignent les réponses au prérapport de la Cour des comptes. Les instances de Sciences Po avancent les arguments suivants : premièrement, non, il n’y a pas eu de dérives dans les comptes de l’institution, la situation financière est saine et maîtrisée ; si dérives il y a eu, elles sont individuelles et peuvent donc être corrigées ; deuxièmement, oui, le statut de Sciences Po est la condition même de son autonomie et de son succès, il n’est donc pas question d’y toucher.

Le statut a permis l’innovation, mais cette double argumentation masque ce qui fait problème dans le fonctionnement de Sciences Po : une pratique qui privilégie l’opacité, l’entre-soi et un certain mépris pour les personnels qui font vivre l’institution. Deux exemples étayent notre propos.

Le premier concerne l’affaire des bonus : si celle-ci a pu choquer, c’est parce que au-delà des montants en jeu, elle révélait un processus de décision parallèle et opaque, validé par une commission dont tout le monde ignorait l’existence, et qui n’a jamais précisé sur la base de quels critères les sommes étaient distribuées. Aux questions soulevées cette année à la fois par les étudiants, les syndicats et les 70 enseignants-chercheurs qui signèrent séparément une lettre à la direction, il ne fut fourni aucune réponse dans les trois cas. La ligne de défense fut un mélange de mépris pour les questions soulevées en interne et d’attitude outragée devant des critiques émanant de forces extérieures.

Le second exemple concerne la procédure mise en place pour désigner le successeur de Richard Descoings. Deux commissions ont été créées : la première relevant du conseil d’administration de la Fondation nationale des sciences politiques, le second du conseil de direction de l’Institut d’études politiques de Paris qui, sur ses treize membres, ne compte qu’une seule femme. L’amateurisme et l’opacité y sont la règle : désignation précipitée d’une short list composée de quatre noms à partir des 24 candidatures reçues en juin, recul du président du CA un mois plus tard expliquant que les autres candidats étaient encore en course, organisation d’auditions plus ou moins informelles selon les cas - et, de fait, les projets des vingt candidats écartés (et leurs noms) n’ont jamais été divulgués.

Dans le cas de la distribution des primes à l’équipe de direction comme dans celui de la succession de Richard Descoings, les conseils n’ont pas pu exercer leur mission de contrôle ; on a préféré le secret à la transparence, des procédures verrouillées à l’ouverture, l’entre-soi à l’émulation. Sans parler d’une profonde misogynie et de l’étouffement de tout débat. C’est bien la preuve que le mode de gouvernance est au coeur de la crise. Disons-le clairement : les problèmes de Sciences Po ne sont pas le fait des dérives d’un homme, mais le résultat d’un fonctionnement clanique de ses instances de gouvernement.

Sortir par le haut est d’autant plus impératif qu’il importe de préserver ce qui a été accompli. Sans revenir sur le détail, on retiendra des transformations radicales qui ont donné une force de frappe intellectuelle et un élan formidable à Sciences Po : une refondation des enseignements de premier cycle, des masters et des programmes doctoraux ; une priorité donnée à la recherche ; l’internationalisation des étudiants et des enseignants ; l’ouverture sociale ; un changement d’échelle, qui permet à Sciences Po de sortir du modèle de la grande école élitiste française pour adopter celui de la grande université de recherche internationale ancrée à la fois en France, en Europe et dans le monde ; une montée en puissance des enseignants et des chercheurs dans la gouvernance de Sciences Po, dans l’innovation pédagogique, dans la définition et la gestion de nouvelles formations et la réforme des processus de recrutement, et un renforcement du dialogue social.

Ces réformes sont pourtant menacées par le développement depuis cinq ans d’une stratégie qui, à l’image de celle mise en oeuvre par la LSE, tend d’abord à privilégier le développement de la marque, la poursuite de la hausse du coût des études et une augmentation du nombre d’étudiants pour des motifs économiques, le développement de formations standardisées conçues pour le plus grand nombre afin de réduire les coûts, un risque d’affaiblissement des exigences intellectuelles.

C’est à la lumière de tous ces défis que Sciences Po doit envisager son avenir - et en premier lieu son futur directeur. Ce dernier devra tirer des leçons de la stratégie adoptée par la LSE pour sortir d’une crise qui fut aussi grave ; il devra réformer les instances de gouvernement de l’IEP ; enfin, il devra remettre un véritable projet scientifique et pédagogique au coeur de Sciences Po.

Linda Amrani, déléguée syndicale ; François Fiquemont, ex-secrétaire du CE ; Olivier Borraz et Patrick Le Galès chercheurs et enseignants (CFDT à Sciences Po)

Collectif CFDT Sciences Po