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"Expertisons les experts" : Naissance d’un blog sur l’évaluation

jeudi 1er novembre 2012

Pedro Cordoba a ouvert un blog sur le site du Monde. Il est consacré à l’évaluation et à l’expertise.

Le premier billet ci-dessous est à découvrir ci-dessous.

A lire sur le site du Monde

Expertise et contrôle

Le personnage de l’expert est au cœur des modernes sociétés de contrôle.

Deleuze avait naguère opposé disciplines et contrôle. Les premières s’exerçaient à l’intérieur de milieux clos, aux frontières bien définies, juxtaposés les uns aux autres et séparés les uns des autres : famille, école, caserne, hôpital, prison, etc. Chacun de ces espaces faisait régner un ordre spécifique, pliant les corps et les âmes aux règles qui lui étaient propres. Après la seconde Guerre mondiale commence à émerger un nouveau type de société : le contrôle naît d’un « décloisonnement des disciplines ». Les anciens milieux d’enfermement s’ouvrent, les frontières tombent, toutes les limites cèdent devant l’illimitation des pratiques et des désirs, la régulation remplace le règlement. Triomphe de la « cybernétique », c’est-à-dire selon l’étymologie grecque du mot, du « gouvernement ». Mais c’est d’un type bien particulier de gouvernement qu’il s’agit, un gouvernement par la « régulation » justement, qu’on appelle aujourd’hui la « gouvernance ». Cette gouvernance, c’est tout simplement le gouvernement des choses comme tenant-lieu de la politique. Il suppose une double destitution : de la politique par la gestion et de l’humain par les machines.

Décloisonnement des disciplines donc. On aura reconnu le mot d’ordre des nouveaux pédagogues acharnés à détruire toute discipline scolaire, au deux sens du terme : ensemble de savoirs constitués et règles de conduite destinées à assurer la transmission desdits savoirs. C’est que chaque type de société repose sur un modèle privilégié. Là où règnent les disciplines, ce modèle est la prison : famille, école, caserne, hôpital fonctionnaient peu ou prou à l’image de la prison ou à son ombre. Dans les sociétés de contrôle, le modèle de référence est l’école.

Mais l’école ne peut justement plus être l’école dans le contexte d’un « décloisonnement des disciplines ». Telle est la raison fondamentale de la « crise de l’école » : les sociétés de contrôle sont des sociétés sans école. C’est pourquoi le vieux débat entre « éducation » et « instruction », qui remonte à la Révolution française et qui continue d’opposer « pédagogues » et « républicains », est depuis bien longtemps obsolète. Il n’y a plus dans ce qu’on continue d’appeler « école », mais qui n’en est plus une, ni « éducation » ni « instruction » : elles ont l’une et l’autre disparu au profit d’une omniprésente « formation ». Formation elle-même interminable ou, comme on dit, « permanente » puisqu’il n’y a pas davantage un temps pour l’école qu’il n’y a pour elle un espace propre. Depuis que l’école est devenue un « lieu de vie », elle implique une « formation tout au long de la vie ».

Il en résulte une contamination de toutes les institutions par cette école qui n’est plus l’école. D’où le régime d’infantilisation générale dans lequel sont plongés les ci-devant citoyens. D’où aussi le mot d’ordre qui retentit lorsque les peuples se cabrent devant les immenses souffrances qu’induit la politique des choses : les gestionnaires du présent ont fait ce qu’il fallait puisque, en tout état de cause, ce sont les choses qui gouvernent, mais ils ont « manqué de… pédagogie ». L’illimitation de la pédagogie est au centre des sociétés de contrôle. C’est que le mot « pédagogie » ne renvoie plus à l’art de transmettre des connaissances mais à un ensemble de procédures destinées à assurer la robotisation des esprits. Les élèves en sont les premières victimes dans cette école qui a désormais pour mission de calomnier les savoirs. Mais du fait même de la dilution des anciennes frontières entre les différents « âges de la vie », c’est de proche en proche toute la population qui en est affectée.

Emiettés en grilles préétablies de « compétences » de façon à permettre un traitement informatique des données, les savoirs doivent être « évaluables » par des machines. Acquérir ainsi une liste déterminée de compétences, c’est recevoir une « formation » et l’ensemble des formations reçues définit l’employabilité des personnes à tel ou tel moment de leur existence de choses. On comprend dès lors que l’école ne soit qu’une première étape, destinée non pas à apprendre un certain nombre de savoirs mais à « apprendre à apprendre », c’est-à-dire à pouvoir aller de formation en formation jusqu’à la formation ultime, l’une de ces formations à la mort qui commencent à se mettre en place ici ou là pour que le passage des vivants à l’état de cadavre ne gêne pas trop la bonne gestion économique des marchés.

Car la détermination en dernière instance est, bien entendu, économique. L’illimitation du social, propre aux procédures de contrôle, n’est que l’autre face de l’illimitation du marché mondialisé. Et la distribution des savoirs selon les cases d’une grille de compétences est inséparable de ce qu’on appelle leur « marchandisation ». Telle est la raison profonde de la prévalence du modèle pédagogique dans nos sociétés de contrôle : il s’agit en réalité d’assurer la formation de « capital humain » et celui-ci repose sur l’éducation. Conformément à la prédiction de Marx, mais d’une façon que ce dernier aurait sans doute récusée, le savoir est devenu une « force productive directe ». En découle la transformation des hommes en choses.

Dans un tel dispositif, une place centrale revient à la figure de l’expert. C’est en lui que s’opère la jointure du savoir et du pouvoir, il incarne mieux que quiconque ce que Foucault avait appelé un savoir-pouvoir. C’est l’expert qui, au nom de ses compétences, souffle au politique ce que « veulent » les choses. Et c’est un autre expert, en « communication » cette fois, qui lui fournit les « éléments de langage » grâce auxquels il pourra « faire de la pédagogie » sur cette volonté des choses qui s’impose à tous sans que personne puisse y résister.

Dans son cours du 8 janvier 1975, Foucault avait proposé de définir l’expertise comme la manifestation la plus évidente du « grotesque contemporain » (cf. Les anormaux, p. 3-27). Le mot « grotesque » n’est pas employé, dit-il, comme une forme d’injure. Il désigne une catégorie précise, « le fait pour un discours ou individu de détenir des effets de pouvoir dont leur qualité intrinsèque devrait les priver ». La maximisation des effets de pouvoir correspond à la nullité la plus absolue en termes de savoir. Il peut arriver, même si ce n’est pas toujours le cas, que l’expert en question soit par ailleurs un savant. Mais dès qu’il assume le rôle d’expert, il devient un « clown », un « pitre », l’héritier des empereurs fous de la Rome antique de Néron à Héliogabale, une sorte d’histrion ou de bouffon comme il en existait autrefois à la cour des princes, un « Ubu rond-de-cuir » à la fois ridicule et effrayant. C’est pourquoi le mot « grotesque » va comme un gant au personnage de l’expert : est grotesque ce qui est de façon inséparable comique et monstrueux. On prendra ici le parti de rire des experts comme Chaplin ou Lubitsch ont su nous faire rire du plus abominable des dictateurs.

Résister à la politique des choses, c’est d’abord taper joyeusement sur les experts de tout poil. A grands coups de bâton sur la tête comme au Guignol.

Une première série de billets sera consacrée à la gigantesque expertise mondiale de l’éducation connue sous le nom de PISA. Puis on passera à d’autres experts, au gré des humeurs et de l’actualité.