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Amis chercheurs, vous vous faites arnaquer trois fois (merci Elsevier) - Pierre-Carl Langlais, Wikipédien, Rue 89, 17 février 2014

lundi 17 février 2014, par Mariannick

Le domaine de la recherche n’échappe pas à l’austérité : en dépit de nombreux effets d’annonce, les financements diminuent constamment depuis le début de la crise, le recours aux fonds privés se généralise, et comme ailleurs, les faillites se multiplient.

Et pourtant, la France s’apprête à reconduire un accord avec le géant de l’édition scientifique, Elsevier. Coût de l’opération : près de 190 millions d’euros, versés sur cinq ans. Une somme qui n’était pas censée être révélée au grand jour.

Le budget final passé sous silence

Le consortium qui négociait pour le compte du ministère de la Recherche a bien publié [1] un communiqué annonçant sa signature prochaine avec Elsevier, mais les éléments les plus intéressants (notamment le budget final) ne figuraient pas dans le document.

Une version plus détaillée circule [PDF] depuis une dizaine de jours sur quelques listes de diffusion. Un bibliothécaire d’Angers, Daniel Bourrion, a tenté de la divulguer. Sa hiérarchie l’a sommé de le retirer, au nom du «  devoir de réserve ».

Seulement, rien ne disparaît jamais vraiment sur Internet. Sitôt retiré, le document réapparaît discrètement sur mon blog, avant d’être repris par des chercheurs, des bibliothécaires, des collectifs associatifs…

Cet impératif de confidentialité n’est pas surprenant. En décembre dernier, l’un des principaux représentants d’Elsevier, David Tempest, soulignait que le modèle économique de son entreprise nécessitait la perpétuation d’un strict secret commercial. Si l’information circulait librement, les prix ne cesseraient de baisser.

Cette situation épouvantable redoutée par Elsevier porte un nom : la libre concurrence. L’entreprise ne saurait maintenir longtemps ses marges considérables en renonçant à son monopole.

Un éditeur qui tourne grâce aux chercheurs

Elsevier n’est pas n’importe quel éditeur. Les chiffres parlent d’eux-mêmes :

  • deux milliards de chiffre d’affaires ;
  • des marges annuelles d’environ 724 millions ;
  • Elsevier est cotée dans trois Bourses (Euronext, Londres, New York) ;
  • elle emploie 7 000 personnes ;
  • et prétend fédérer 30 millions de lecteurs.

Les bonnes affaires d’Elsevier et de ses concurrents en 2010 (SVPOW.com/Mike Taylor)

L’édition en ligne ne coûte plus rien : l’écriture et l’évaluation de l’article entrent dans les attributions des chercheurs. Par conséquent, ces contenus sont payés par les institutions scientifiques (qui elles-mêmes paient les chercheurs).

La valeur d’Elsevier dépend désormais exclusivement de la notoriété de ses publications et de son corpus éditorial. Pour un chercheur, publier dans une revue reconnue a valeur de consécration et permet de décrocher postes et financement.

Une triple arnaque ?

Actuellement, plus de 1 500 revues d’Elsevier sont au moins partiellement en « libre accès ». L’éditeur vend désormais des droits à publier : les institutions scientifiques doivent débourser plusieurs milliers d’euros pour obtenir la publication d’un travail de recherche.

C’est ce qu’on appelle le modèle auteur-payeur : les revues cessent d’être de simples marchandises, elles deviennent des fétiches. Elsevier valorise un nom de revue prestigieux, tout comme Disney valorise le tracé de Mickey Mouse.

L’éditeur exploite également une nouvelle manne : les données des utilisateurs. L’attribution d’un droit à publier, d’un droit de lire et, depuis peu, d’un droit à extraire (le « data-mining »), constituent autant d’occasions d’alimenter un immense tableau de bord de la recherche mondiale. Ce profilage massif peut ensuite être cédé à des partenaires commerciaux ou servir directement la stratégie marketing d’Elsevier.

L’accord national avec la recherche française a un train de retard. Le consortium Couperin s’est félicité de plusieurs concessions : réduction des tarifs d’abonnement et extension non négligeables des institutions concernées (on passe de 140 à plus de 600). C’est une politique à court terme. Progressivement disponible en libre accès, le corpus d’Elsevier ne vaut plus grand-chose. Pour de nombreux bibliothécaires, l’abandon de l’abonnement paraissait évident.

Pour résumer, l’Etat acquiert chèrement un produit dévalorisé ; les institutions scientifiques vont le financer une seconde fois en achetant des droits à publier (évolution inévitable d’ici à cinq ans) ; et pour couronner le tout, la recherche française est elle-même le produit (via la transmission de métadonnées stratégiques). Par comparaison, Facebook a au moins la politesse de rester gratuit.

Un monopole en péril ?

La domination d’Elsevier est-elle inévitable ? Plus vraiment. Paradoxalement, en se focalisant sur son capital symbolique (la notoriété des publications), l’éditeur s’est fragilisé. Sa survie dépend directement des représentations des chercheurs. Or, par définition, les représentations sont furtives.

Les publications circulent de plus en plus indépendamment de leur contexte éditorial initial. Les versions prépubliées ont bien souvent une diffusion supérieure à la version officielle de l’éditeur. Des intermédiaires alternatifs assument le processus de dissémination et d’évaluation : réseaux peer-to-peer (lancé tout récemment, Academics Torrent rencontre un succès fulgurant), moteurs de recherche (Google Scholar et bientôt Wikidata), carnets de recherche, listes de diffusion.

Elsevier semble conscient de ces évolutions. Afin de renouveler son modèle économique, l’éditeur aimerait bien s’affranchir des lois existantes. Sa politique de data-mining va explicitement à l’encontre de plusieurs droits garantis dans le code de la propriété intellectuelle (notamment le droit de citation et le domaine public de l’information).

Elsevier a tenté de faire valider ces exceptions juridiques au niveau européen. Le processus « Licences for Europe » entérinait une forme de « balkanisation » du droit : chaque éditeur serait libre d’édicter ses propres lois. Il s’est soldé par un échec cuisant. Échaudée, la Commission européenne envisagerait désormais une refonte en profondeur du droit d’auteur.

Un électrochoc salutaire

Dans ce contexte, la non-reconduction de l’accord constituerait un électrochoc salutaire. Sans doute un peu désarçonnés au départ, les chercheurs se rendraient compte que la plupart des informations sont déjà disponibles en ligne et, bien souvent, mieux indexées (les outils d’Elsevier étant loin d’être parfaits). Les économies dégagées permettraient de financer des bases de données bibliométriques collaboratives et d’amortir la crise économique profonde des universités françaises.

Nous sommes encore loin de cette révolution des usages scientifiques. La France accuse son retard par rapport aux politiques ambitieuses d’ouverture des publications scientifiques menées en Angleterre ou en Allemagne. La marge de manœuvre du consortium Couperin (qui a sans doute fait de son mieux) était extrêmement étroite.

Pour le chercheur Jean-Michel Salaün, les intérêts particuliers des instances dirigeantes de la recherche bloquent toute initiative :

« La connivence (naïve ou lucide) entre les grands éditeurs et bien des décideurs de la recherche, via les directions de revues ou de collections, y compris dans sa dimension financière, est déjà en place depuis longtemps. C’est peut-être une des clés de l’inertie du système. »

À lire ici (encore plus de liens !)