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Mètres du monde - Robert Maggiori, Libération, 19 novembre 2014

lundi 24 novembre 2014, par Victoria Serge

Comment, d’après le philosophe Olivier Rey, la taille excessive, l’exagération ou l’excroissance, mènent la société à la catastrophe.

On ne sait si l’auteur pensait aux Pres, Comue et autres avatars du gigantisme universitaire mais la réflexion ne nous paraît pas tout à fait hors de propos.

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Qui pourrait sérieusement soutenir que la taille importe peu ? Small is not beautiful. Mais big non plus. C’est la taille moyenne, ni trop petite ni trop grosse, qui serait la bonne. Avec ses 33 barres de 11 étages et ses 2 870 appartements, la cité est invivable. Avec ses quelques maisons et sa place déserte, le village est un cimetière. Vive la ville moyenne. La témérité, c’est trop. La lâcheté, pas assez. Le courage est la juste mesure. Quel est le souverain bien, le plaisir ou la sagesse ? Aucun des deux, répond Platon dans le Philèbe : le premier bien est la mesure (metron), ce qui est mesuré (to metrion) et opportun (to kairion), puis viennent le proportionné (to summetrion), le beau, l’accompli, le suffisant, l’adéquat, et, seulement après, l’intelligence (noûs) et la sage prudence (phronesis). Qu’on s’essaie à parler d’architecture ou de politique, de morale ou d’urbanisme, d’économie ou de pédagogie, de technique, de médecine ou d’écologie, en prenant pour paramètre, c’est le cas de le dire, les notions de petitesse et de grandeur : les résultats sont étonnants ! C’est ce que fait Olivier Rey, mathématicien et philosophe, dans Une question de taille.

Drapeaux. L’ouvrage est en réalité une explication, une illustration, une intelligente « utilisation » de la pensée d’Ivan Illich (1926-2002). Le penseur autrichien naturalisé américain - prêtre catholique jusqu’en 1967 - n’a plus l’aura qu’il avait dans les années 70, quand ses livres - Une société sans école, la Convivialité, Énergie et équité, Nemesis médicale, le Chômage créateur, etc. - défrayaient la chronique et étaient brandis comme des drapeaux (plutôt rouges), et quand sa pensée radicale mettait à jour les liens entre les formes d’intégration de matrice néocapitaliste et les rapports de domination ou de soumission culturelle qu’ils sous-tendent ou imposent, détruisait les modèles dominants de scolarisation, révisait la notion de « santé » ou montrait comment la croissance industrielle produit de nouvelles formes de pauvreté. Pour Olivier Rey, cette pensée est encore tout à fait opératoire et garde ses facultés heuristiques. Mais il ne fait pas que la « reprendre » : il s’en nourrit pour identifier et penser à son tour les « métastases » des sociétés actuelles, en utilisant le critère de la taille.

La citation qu’Olivier Rey extrait de The Breakdown of Nations (1957), l’ouvrage majeur (et inconnu) de Leopold Kohr, par lequel Illich restera marqué, résume le propos : « Il semble qu’il n’y ait qu’une seule cause derrière toutes les formes de misère sociale : la taille excessive (bigness). La taille excessive apparaît comme le seul et unique problème imprégnant toute la création. Partout où quelque chose ne va pas, quelque chose est trop gros. »

« Productivité ». On s’en convainc aisément si cette sorte de « principe » est appliqué à la taille des sociétés. Certains économistes considèrent qu’une société a toujours avantage à « grossir », à devenir plus nombreuse, car « plus elle est nombreuse, plus la division du travail est susceptible d’y être poussée, et plus finement divisé est le travail, plus élevée est sa productivité ». En réalité, dans une société qui « enfle » hypertrophiquement, les problèmes « croissent plus vite que les moyens humains qui seraient nécessaires pour les traiter », formant ainsi un système qui, « aussi productif soit-il », frustre les instincts sociaux et les intérêts des individus particuliers : « Sans une certaine commensurabilité entre l’expérience personnelle et l’échelle sociale, une existence humaine s’abîme dans le non-sens. »

Contrairement à l’« idée répandue qui associe le petit nombre au primitif », note Rey, « le plus haut degré de civilisation s’accommode de tailles modestes ». Que l’on songe, dans l’Antiquité, à Athènes, à la Florence de la Renaissance (40 000 habitants au XVe siècle, le temps de sa plus grande splendeur) ou à… l’archevêché de Salzbourg, qui a donné naissance « à de magnifiques églises, à une université, à plusieurs écoles d’enseignement supérieur, à une demi-douzaine de théâtres dans sa seule petite capitale ».

Le même propos pourrait être tenu à propos de la délinquance, laquelle, « à une époque donnée et à des stades de développement comparables », est « beaucoup plus élevée dans les grandes sociétés que dans les petites », car en même temps que la taille de la société augmente « décroît le sens de l’interdépendance, de l’appartenance et d’un intérêt commun », qui sont les meilleures garanties contre elle. Les grandes villes ne comptent pas, proportionnellement, « plus de gens méchants que les petites », mais, « passé un certain point, la taille de la société devient elle-même la principale source de criminalité ».

Mais ce n’est qu’un exemple, car Olivier Rey étend son discours à une foule de domaines, dans lesquels l’altération ou les dysfonctionnements sont provoqués par la « majoration », l’expansion, l’excroissance, la boursouflure, l’exagération, l’hybris, le dépassement de la mesure : de l’ultralibéralisme, dont l’extension sans limite a fait qu’il a « étendu son emprise sur tous les aspects de la vie humaine », aux rapports entre science et philosophie, l’une allant dans le sens d’une mathématisation croissante de toute chose, l’autre se faisant « gardienne de l’esprit de finesse » et abandonnant peu à peu le « quantifiable », de l’« intoxication médicale » aux transports, à l’« assistance internationale », à l’école, au sexe, de la biologie à la technique, de l’« oubli de l’échelle dans la réflexion éthique » à l’oubli similaire dans la réflexion politique.

Pervers. Le constat est clair : la modernité occidentale produit ses effets les plus pervers parce qu’elle s’est laissé emporter par la démesure et est incapable de « déflation ». Et bien pessimiste : « En vérité, le "développement" est une impasse et, étant donné notre incapacité à rebrousser chemin quand il en était encore temps, nous ne ferons pas l’économie d’une catastrophe de grande ampleur. » Mais au fond, La Fontaine, au XVIIe siècle, n’avait prévu aucun avenir radieux à la pauvre grenouille qui voulait enfler, enfler, et se faire aussi grosse qu’un bœuf.
Robert MAGGIORI

Olivier Rey Une question de taille Stock, 278 pp., 20 €.