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Payer pour travailler : le business des marchands de stage continue - Jean-Christophe Catalon, Les Inrocks, 7 juin 2015

samedi 13 juin 2015, par Mr Croche

Avec un marché de l’emploi atrophié en ces temps de crise, de jeunes diplômés n’ont d’autre choix que de recourir à des stages. Certains l’ont bien compris et proposent de fournir des conventions dans des délais records, contre 500 €. Malgré une nouvelle loi entrée en vigueur en novembre 2014, les abus persistent.

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La loi d’encadrement des stages aurait-elle du mal à être appliquée ? Entrée en vigueur en novembre dernier, son but est de conjurer les abus que se permettent certaines entreprises. En France, le chômage des jeunes culmine à 25 %, alors certains sont prêts à faire des concessions pour trouver un travail.

De plus en plus de diplômés se font embaucher sous le statut… de stagiaire. Une solution légalement interdite, car les stages sont réservés aux étudiants depuis un décret d’août 2010. Des instituts d’enseignement privé ont trouvé le moyen de contourner la législation. Ces “marchands de stage”, selon la formule de Laurent Wauquiez, alors ministre de l’Enseignement supérieur, délivrent en un temps record des conventions contre 500 €.

“Vous avez trouvé un stage en entreprise de 1 à 6 mois ? CBLE vous délivre votre convention de stage dans votre secteur d’activité en 48 heures”, peut-on lire en caractères gras sur le site du Central business language education (CBLE). Cet établissement d’enseignement supérieur privé libre délivre des conventions de stage pour 580 €. “J’ai cliqué sur ‘inscription express’, et en effet ça a été très rapide”, raconte Lionel*, 24 ans.

En novembre dernier, il obtient son master en management des administrations locales. Après plusieurs mois de recherche d’emploi infructueuse, il tombe sur une offre de stage publiée par un ministère. “J’ai demandé à mon école s’ils pouvaient me faire une convention, mais ils ont refusé parce que je n’y suivais plus de cursus”, précise-t-il. En effet, la loi interdit aux établissements de délivrer des conventions de stage, si l’élève n’est pas inscrit dans un cursus comptant au moins 200 heures de formation.

Des cours en ligne pour contourner la loi

Cette contrainte, les marchands de stage ont trouvé le moyen de la contourner. En plus d’une convention de stage, l’inscription donne accès à des cours. “Lorsqu’on remplit la fiche d’inscription, il y a tout un tas de formations proposées, et il faut sélectionner celle qui correspond à notre domaine de stage”, décrit Sarah, 24 ans, également passée par CLBE. En théorie, l’établissement semble respecter la législation, mais en pratique la présence n’est absolument pas obligatoire. Sarah comme Lionel n’ont assisté à aucun cours. “Avant de m’inscrire je me méfiais un peu. J’avais lu un article sur Rue89 et je savais très bien que je n’aurais jamais besoin d’aller en cours”, confie Sarah. Lionel le confirme : “Certains sont allés en cours je crois, c’était libre. Personnellement, je n’ai assisté à aucun et je n’ai jamais eu de problème.”

D’autres établissements proposent des cours par correspondance. Be Student Again offre la possibilité, comme son nom l’indique, de redevenir étudiant. Comment ? Le site inscrit l’élève dans une université étrangère, pour seulement 480 €. Il peut désormais demander une convention de stage et reçoit même une carte d’étudiant internationale. “J’étais inscrit dans une université chilienne”, raconte Hugo. “On m’a donné l’adresse du site internet et des identifiants pour accéder aux cours en ligne, mais je n’y suis jamais allé”. Cela ne l’a pas empêché de réaliser un stage de six mois dans un grand groupe français de l’énergie.

Autre organisme, Fac for pro propose de recevoir une convention de stage sous 24 heures pour 550 €. Sur son site internet, l’établissement offre un ensemble de formations dans divers domaines : commerce international, RH, etc. Habilité par le rectorat de Paris, l’établissement est en droit de donner le statut d’étudiant à ceux qui s’y inscrivent.

Au téléphone, un conseiller pédagogique explique la procédure. En plus de la convention de stage, l’étudiant doit s’inscrire à des “cours en ligne”. A l’issue de la formation, il doit remettre “une fiche de synthèse pour chaque matière, un rapport de stage et un mémoire de recherche”. Bref une lourde charge de travail s’annonce… enfin si on veut. Plus tard dans la conversation, le conseiller modifie un peu son discours. “Après les cours c’est comme à la fac, vous êtes grand, si vous ne voulez pas y aller ça ne dépend que de vous, vous êtes libre”, précise-t-il.

“Au ministère, je n’ai pas eu de problème avec ma convention”

Du côté des entreprises d’accueil, la plupart ne sont pas très regardantes sur l’établissement scolaire des stagiaires. “Lors de mon stage ministère, je n’ai pas eu de problème avec ma convention”, confie Lionel. D’autres se montrent plus méfiants. Sarah se souvient qu’au départ, son entreprise avait eu “des doutes, mais malgré ça ils ont accepté”. Pour Hugo, même son de cloche : “Mon tuteur dans l’entreprise était au courant, et les RH avaient compris que c’était du bidon, mais ça ne m’a pas empêché de faire mon stage.”

Il faut dire qu’embaucher des stagiaires est très avantageux, d’autant plus s’ils sont diplômés d’un master 2. Ces derniers “représentent 90 % de nos inscrits”, détaille Fac for pro. Si le stage dépasse les deux mois, l’organisme d’accueil est obligé de verser, non pas un salaire, mais une gratification. Le montant minimum s’élève à 508 € depuis le 1er janvier dernier. Bien moins élevée qu’un SMIC, la gratification a aussi l’avantage d’être exonérée de cotisations sociales et patronales, sauf si l’employeur propose une meilleure rémunération au stagiaire. Dans ce cas, seule la part supérieure au montant minimum sera soumise au paiement de cotisations.

“On habitue les entreprises à payer les salariés moins cher”

Sarah, Hugo et Lionel reconnaissent l’effet néfaste de ces marchands de stage. Pourtant, aucun ne regrette d’y avoir eu recours. “Ils m’ont sauvé, sinon j’étais mal, il me la fallait tout de suite cette convention”, souligne Sarah. Au vu de la situation du marché de l’emploi, Lionel considère que faire appel à ces instituts est “un mal nécessaire”.

Julien Bayou, porte-parole d’EELV, est cofondateur de Génération précaire, un collectif de défense des droits des stagiaires. Il comprend les réactions de ces jeunes diplômés. “A titre personnel c’est sûr que ça dépanne, mais à titre collectif c’est délétère”, juge-t-il. Selon lui, cette augmentation du nombre de stagiaires diplômés crée une “concurrence” entre les travailleurs.

“On est quand même dans une situation où des jeunes sont prêts à payer pour travailler, souligne Julien Bayou. Non seulement les étudiants tuent leur insertion en faisant appel à ces établissements, mais en plus, on habitue les entreprises à payer moins cher leurs salariés.”

Les contrôles sont à la charge de l’inspection du travail. Celle-ci “n’a pas les moyens de faire appliquer la loi”, estime Julien Bayou. Contacté, le ministère de l’Enseignement supérieur n’a pas donné suite à notre demande.

“La loi est mal faite”

Victime de ce système, un jeune homme décide de proposer une alternative. Interviewé par Vice, il assume délivrer des conventions de stage, mais à prix cassé. “On est sur la même filière, mais ils dépassent les bornes au niveau du prix”, se justifie-t-il. Selon lui, les abus subsistent parce que “la loi est mal faite” et accuse les entreprises de “ne pas jouer le jeu”, en ne proposant que des offres de stage à des jeunes très diplômés. “Au final, on habitue les gens à la précarité”.

*Le prénom a été modifié