Accueil > Revue de presse > Tribunes > Le chat de Schrödinger, la tour d’ivoire et la marée de merde - tribune du (...)

Le chat de Schrödinger, la tour d’ivoire et la marée de merde - tribune du groupe Jean-Pierre Vernant, Le Media, 25 janvier 2018

vendredi 26 janvier 2018, par Laurence

Le Groupe Jean-Pierre Vernant est un intellectuel collectif qui coalise des universitaires de différentes spécialités par l’usage d’un nom propre en commun destiné à casser la mécanique de réputation nombriliste qui domine le débat public.

L’ère néolibérale ébranle tous les fondements de l’Université imposant tout un cortège de régressions inquiétantes. Le Média s’associe aujourd’hui à la lutte du « Groupe Jean-Pierre Vernant », collectif d’universitaires.

«  Le poisson pourrit toujours par la tête.  » (proverbe chinois)

Ce n’est même pas une nouveauté : l’Université est morte [1]. Non pas que le secteur de l’enseignement supérieur soit délaissé – il est au contraire l’objet de tous les appétits et il n’y a jamais eu tant d’étudiants en France [2]–, mais l’idée d’Université est morte dans l’imaginaire social. Dans les rares journaux qui lui consacrent quelques colonnes, on n’en finit plus de la déclarer en crise ; on s’interroge gravement sur l’effet de la dernière saignée gouvernementale ; on recommande le recours aux gadgets pédagogiques “innovants” les plus ineptes et l’on promeut, sans y toucher, les tristes écoles privées qui louent annuellement un stand au salon de l’orientation rigoureusement inutile qui porte, surprise, le nom du journal [3]. Dans un perpétuel chantage à l’effondrement, les responsables politiques, en médecins de Molière, assurent que l’Université va au désastre s’il n’y a pas consentement à une saignée de plus.

"J’ai toujours tâché de vivre dans une tour d’ivoire, mais une marée de merde en bat les murs, à les faire crouler", écrivait Gustave Flaubert à Ivan Tourgueniev à l’automne 1872. L’Université idéelle – la tour d’ivoire [4] – a pour mission de produire, transmettre, critiquer et conserver les savoirs. Ces savoirs y sont construits dans la durée par des travaux savants soumis à la contradiction des pairs et sont articulés comme des continuités autour de grandes “grammaires” méthodologiques – les disciplines – comme autant de manières d’aborder la compréhension du monde. L’objet de l’Université est ainsi la recherche désintéressée de vérités irréductibles à toute dimension utilitaire. Elle vise à constituer des individus autonomes, émancipés de tout déterminisme, en prise sur un monde qu’ils tentent de comprendre, et propres à investir et réinventer les imaginaires sociaux. L’Université comme communauté de savants est animée par son mouvement propre de questionnement endogène, qui crée le savoir comme un commun de la connaissance qu’aucun intérêt particulier ou privé ne peut s’approprier. L’Université suppose l’interrogation illimitée, qui ne s’arrête devant rien, qui ne se propose à priori aucune fin pratique et monnayable et qui se remet elle-même constamment en cause. L’Université nécessite donc que ceux qui la constituent créent leurs propres institutions et choisissent leurs propres modalités d’organisation dans la lucidité, en connaissance de cause, après délibération collective. En un mot, l’Université ne peut être qu’“autonome”, au sens d’autonomos « qui se donne à soi-même sa loi », et suppose libertés académiques, collégialité et indépendance à l’égard de tout ce qui peut en contrarier la maturation — à commencer par la recherche de la performance monétisable.

La marée de merde néolibérale qui bat les flancs de cette tour d’ivoire est faite de vagues de réformes sans horizon ni perspective sensible qui dévitalisent l’Université par dépossession de ses acteurs – étudiants et universitaires (personnels techniciens [5]et chercheurs [6]). Par un procédé de novlangue typique du néolibéralisme, et non sans une certaine dose d’humour noir, les vagues de dépossession ont été baptisées “autonomie” et les vagues de bureaucratisation et de précarisation, “excellence”. Elles visent, d’une part, à donner aux universités la conformation d’entreprises privées [7]et s’articulent autour de quatre volets :

* l’“autonomie” administrative ; il s’agit de doter les universités d’un cadre juridique inspiré des sociétés de droit privé et d’un conseil d’administration non élu nommant des dirigeants non nécessairement universitaires.
* l’“autonomie” de recrutement, d’évaluation et de gestion des personnels ; il s’agit de laisser les recrutements à la technostructure universitaire plutôt qu’aux pairs [8], de généraliser les contrats de droit privés (sortie de la fonction publique), de déréguler les salaires et de généraliser la précarité.
* l’“autonomie” pédagogique ; il s’agit de généraliser, par la sélection à l’entrée des filières universitaires, la mise concurrence des étudiants et des formations, d’amenuiser les libertés pédagogiques des universitaires (au nom de l’attractivité, de l’employabilité et de la rentabilité des parcours) et de mettre fin au cadre national des diplômes.
* l’“autonomie” financière ; il s’agit de déréguler les frais d’inscription pour substituer le financement privé au financement par l’Etat, et au passage de généraliser le recours au crédit des étudiants comme des universités.

Elles visent, d’autre part, à généraliser la mise en concurrence des établissements d’enseignement supérieur, ce qui suppose d’accentuer leur différenciation, en produisant délibérément des inégalités. Ainsi, la politique menée depuis six ans vise à séparer des universités “de recherche” au cœur des métropoles régionales, qui conservent leur moyens, des établissements “de proximité” paupérisés des villes secondaires et des banlieues [9], et à individualiser les statuts des universitaires en conséquence.

Pour lire la suite


[1Pierre Ryckmans, alias Simon Leys, faisait déjà ce constat en 1996, sur la radio nationale australienne ABC, lors d’une “Boyer lecture”

[2Il y a environ 2,5 millions d’étudiants dont 1,6 millions à l’Université.

[3Il arrive parfois que l’école privée dont la réclame est faite appartienne à l’un des actionnaires majoritaires du journal.

[4Nous reprenons ici la métaphore de la tour d’ivoire en référence au célèbre discours prononcé à Louvain le 18 novembre 2005 par Simon Leys.

[5Nous utilisons le mot “technicien”, faute de disposer d’un mot collectif connoté plus positivement pour désigner ceux qui apportent au quotidien le soutien nécessaire à l’enseignement et la recherche. Ils sont désignés au sein de l’institution par l’acronyme “biatss” pour “bibliothèques, ingénieurs, administratifs, techniciens, de service et de santé”.

[6Cette catégorie de personnels comprend les chercheurs et les enseignant-chercheurs.

[7La convention parue au journal officiel du 31 décembre 2017 a créé le cadre juridique des “sociétés universitaires et de recherche” qui serviront de base pour les étapes de transformation à venir.

[8Le gouvernement Cazeneuve, avant de quitter piteusement ses ministères, a ainsi promulgué un décret permettant aux présidents et vice-présidents de devenir professeurs des universités sans passer par la procédure collégiale habituelle : Décret n° 2017-854 du 9 mai 2017.

[9La convention parue au journal officiel du 24 décembre 2017 officialise ce système d’Université à deux vitesses et annonce la fin des programmes d’excellence après lesquels les technocraties universitaires n’ont eu de cesse de courir.