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Avoir 20 ans en 1968 et en 2018 - entretien avec L. Bantigny et C. Peugny, ALternatives économiques, 29 mars 2018

jeudi 29 mars 2018, par Laurence

Les jeunes de 1968 sont-ils très différents de ceux d’aujourd’hui ? Avoir 20 ans de nos jours, est-ce porter les mêmes espoirs que la génération des « soixante-huitards », posséder les mêmes chances de trouver sa place dans la société et les mêmes opportunités de la faire changer ? Entretien croisé avec l’historienne Ludivine Bantigny et le sociologue Camille Peugny.

Ludivine Bantigny est maître de conférences en histoire contemporaine à l’université de Rouen. Camille Peugny est sociologue à l’université Paris 8, spécialiste des questions de jeunesse.

Qu’est-ce que cela signifiait d’être jeune en 1968 ?

Ludivine Bantigny : A cette époque-là, les conditions matérielles commencent à être réunies pour que la jeunesse existe comme une catégorie sociale à part entière. On lui accorde davantage de moyens pour exister comme telle, avec des loisirs spécifiques. Dans les espaces domestiques, par exemple, les conditions de logement s’améliorent. Le fait d’avoir une chambre à soi, de pouvoir y écouter sa musique, avec l’apparition du transistor, est quelque chose de très important pour que la jeunesse puisse se vivre comme un âge singulier. Elle commence à faire l’objet de politiques publiques spécifiques, comme le montre la création d’un secrétariat d’Etat (1963), puis d’un ministère (1966) de la Jeunesse et des Sports.

Ceci dit, elle est traversée par de nombreux clivages. Les goûts culturels restent socialement différenciés. Les étudiants sont alors une toute petite minorité, globalement très privilégiée d’un point de vue social et culturel. Les enfants d’ouvriers représentent 10 % des étudiants de cette époque, les enfants de paysans autour de 4 % à 6 %.

Et c’est loin d’être une génération dorée, comme on le pense souvent. A partir de 1966, il y a un tournant dans la conjoncture économique. La question de l’emploi commence à se poser, tout particulièrement pour les jeunes : en 1968, on estime le nombre de chômeurs à près de 500 000. Il n’est pas anodin que l’ANPE soit fondée en 1967. Apparaît aussi à ce moment-là un secrétariat d’Etat à l’Emploi, dont Jacques Chirac a la charge. Ses détracteurs l’appellent d’ailleurs « M. Chômage ». La thématique du déclassement commence également à émerger. Certains étudiants le disent : « Notre licence ne va servir à rien ! » Ils redoutent déjà de ne pas trouver d’emploi à la hauteur de leur formation.

Enfin, les jeunes subissent d’une certaine manière un « préjudice de l’âge » sur le marché du travail, à travers les abattements d’âge instaurés à la Libération. A travail égal et à qualification égale, ils sont moins rémunérés que les ouvriers adultes de plus de 21 ans et ne touchent qu’un pourcentage de ce salaire, variable selon les branches et les secteurs professionnels.

Peut-on dire de Mai 68 que c’est un mouvement de jeunes ?

L. B. : Difficile de parler d’un mouvement purement générationnel quand 10 millions de personnes s’arrêtent de travailler en France, dont plus de 7 millions de salariés en grève ! Il y a néanmoins une dynamique spécifique de la jeunesse dans le déclenchement des événements. Pas seulement à Nanterre ou au Quartier latin, mais aussi à Caen, quelques mois plus tôt, où de nombreux jeunes ouvriers issus d’un milieu rural entament une grève très dure. Les jeunes sont aussi très présents dans les mobilisations d’agriculteurs qui ont précédé Mai 68. C’est d’ailleurs à Quimper que les premiers pavés ont été lancés contre la préfecture et au Mans que les premières barricades ont été dressées, en octobre 1967.

« Dans toutes ces mobilisations, il y a bel et bien une rencontre entre des milieux sociaux qui, jusqu’à présent, dialoguaient assez peu » Twitter

Ce qui est intéressant dans toutes ces mobilisations, c’est qu’il y a bel et bien une rencontre entre des milieux sociaux qui, jusqu’à présent, dialoguaient assez peu. A Caen, des étudiants ont prêté main-forte aux jeunes ouvriers sur les piquets de grèves. Au Quartier latin même, il y a plein de jeunes ouvriers, mais aussi des postiers, des employés, des coursiers, des plongeurs de restaurant, des garçons de café. Des formes de solidarités juvéniles s’expriment dans l’affrontement avec les forces de l’ordre.

Sur cette solidarité pratique de bagarre contre la police se greffe, chez les étudiants mobilisés, un projet d’alliance sociale. Les étudiants ne veulent pas être réduits à leur statut de fils à papa ; ils ne veulent pas être, comme ils le disent, les rouages de la bourgeoisie.

Etre jeune en 2018, cela n’a plus rien à voir ?

Camille Peugny : Avoir 20 ans en 1968, c’est, quelle que soit son origine sociale, être né à un moment où la forte croissance façonne la perception de l’avenir. Les enfants nés en 1948, par exemple, ont vu la société se transformer, et même si les inégalités se maintiennent, chacun peut se projeter dans ce mouvement socialement ascendant. A l’inverse, celui ou celle qui a 20 ans en 2018 est né dans une société où, déjà, la génération de ses parents a connu la crise au cours des années 1980. L’espoir de s’élever tend à être remplacé par la crainte de chuter socialement. Evidemment, cela change tout.

Par ailleurs, être jeune en 1968, c’est être jeune dans une société où le poids démographique des jeunes s’accroît, où ces générations vont guider les transformations sociales. C’est frappant dans les écrits de certains sociologues qui, au cours des années 1970 et 1980, enterrent en quelque sorte les classes sociales pour prophétiser la « moyennisation » de la société. Chez Henri Mendras1, par exemple, cette moyennisation passe par les jeunes. Il décrit les nouveaux métiers qui émergent dans les années 1970 dans le secteur médico-social, l’éducation, la culture... Et il fait des jeunes qui les exercent les « noyaux innovateurs », autrement dit ceux qui vont tourner la page du monde ancien.

Une argumentation contestable, dans la mesure où les jeunes constituent alors, comme aujourd’hui, une catégorie socialement très hétérogène, mais qui souligne, en creux, combien les jeunes de 2018 sont dépossédés des leviers du changement social. L’Assemblée nationale sortie des urnes en 1981 compte, il faut s’en rappeler, autant de députés trentenaires que sexagénaires. Dans l’Assemblée de 2012, ces derniers sont huit fois plus nombreux. Avec, parmi eux, nombre de trentenaires de 1981... Ajoutons que, à la manière des abattements de 68, il existe toujours une barrière d’âge pour devenir un citoyen social à part entière, puisqu’il faut attendre vingt-cinq ans pour avoir droit aux minima sociaux sans restrictions.

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