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L’université comme l’hôpital – tribune de SLU, 10 février 2020

lundi 10 février 2020

Nous publions ici notre texte avec son titre original (sans les intertitres et avec les signataires).

L’hôpital public est en crise absolue, le grand public en a désormais pleinement conscience. Ce qu’il sait moins, c’est que la recherche et l’enseignement supérieur le sont aussi. Si leurs « usagers » ne sont pas dans la même urgence vitale que les malades des hôpitaux – encore que la pauvreté d’un jeune étudiant lyonnais l’ait poussé à s’immoler par le feu le 8 novembre –, leur formation intellectuelle est plus que jamais en péril, leur avenir professionnel plus que jamais compromis. Si la détérioration des conditions d’exercice des personnels de la recherche et de l’enseignement supérieur reste sans comparaison possible avec celle des hospitaliers, c’est la même destruction du service public qui est à l’œuvre ici et là.

Comme à l’hôpital, les professionnels de l’enseignement supérieur travaillent désormais au sein d’une institution totalement désorganisée, épuisée par quinze années de réformes successives. Répondant à l’injonction de se hisser dans des classements internationaux aux critères absurdes, des laboratoires d’excellence, des équipements d’excellence, des formations d’excellence ont surgi dans le paysage universitaire. Tel un rat de laboratoire, le chercheur erre dans un labyrinthe de guichets à la recherche de financements. Il rédige des projets, des rapports de projets en cours, des évaluations de projets, des bilans de projets. Il recommence quand il a terminé. Vissé derrière son ordinateur, sur lequel il cherche dans quelle fenêtre « innovante » il pourrait s’inscrire, il réduit de jour en jour le temps consacré à la recherche et à ses étudiants.

Comme à l’hôpital où, à côté de plateaux techniques coûteux, on manque de simples compresses, ces nouvelles structures concentrent l’essentiel des moyens financiers, au détriment de la plupart des unités de recherche et d’enseignement dont les dotations ont diminué, dont les locaux sont délabrés, dont les fournitures les plus élémentaires se tarissent. Comme à l’hôpital, la destruction des collectifs de travail est à l’œuvre dans la mise en concurrence généralisée des personnes et des équipes, dans la course au projet innovant, dans une réorganisation institutionnelle incessante.

Comme à l’hôpital, l’introduction de « mesures de qualité  », de « critères d’excellence  » et « d’indicateurs de réussite  » a fait redoubler le travail et a introduit l’esprit du marketing dans des activités qui n’ont pourtant rien à voir avec la vente et la concurrence. On s’est mis à reporter sur des tableurs des unités de mesure soi-disant pertinentes – nombre d’articles publiés ou nombre de mois consacrés à telle activité – en perdant totalement de vue le caractère intangible des activités humaines dont il est question. L’évaluation généralisée n’est plus destinée à établir la vérité scientifique mais tend à devenir une mesure de « performance ».

Comme à l’hôpital, la notion même de service public est en recul constant tandis que les pratiques managériales progressent. Les universités sont les plus grands employeurs de contractuels de toutes les institutions étatiques au point que, dans certaines d’entre elles, ce sont des enseignants sous contrat qui assurent l’essentiel des enseignements des trois premières années de licence. Dans l’administration coexistent des fonctionnaires sous-payés et jamais promus, des contractuels précaires et quelques agents bien rémunérés, là où le marché privé est trop concurrentiel pour qu’on puisse les recruter au tarif de la fonction publique. Comme à l’hôpital, l’université connaît turnovers, démissions, surmenage et désaffection.

Cette situation se répercute depuis longtemps déjà sur les jeunes générations : le nombre de doctorants baisse du fait des conditions financières qu’ils connaissent s’ils ont la chance d’être allocataires (1 300 euros net), des faibles salaires d’entrée qu’on leur promet s’ils sont recrutés un jour à l’âge de 35 ans, du recul important des postes mis aux concours toutes disciplines confondues, de la perte de sens qui a gagné le métier.

Comme l’hôpital, le monde de la recherche et de l’enseignement supérieur tend désormais à être gouverné par une caste d’administrateurs qui se recrutent parmi les anciens présidents d’université et gouvernent les regroupements d’établissements, les agences d’évaluation et de moyens, et même le CNRS, en se versant des primes conséquentes (27 000 euros annuels pour un président d’université).

Comme le font les administrateurs des hôpitaux, cette bureaucratie issue de la libéralisation de l’enseignement supérieur et de la recherche se targue d’être mieux à même que les personnels d’analyser les difficultés et d’imposer des réformes. Il fut un temps où les ministères demandaient des rapports à de véritables chercheurs, indépendants vis-à-vis des intérêts privés et soucieux de la liberté de pensée. Cette époque est révolue.

Comme les professionnels de santé, nous sommes capables de dresser le constat accablant qui précède. Nous savons à l’avance que les remèdes annoncés cette année (la loi sur les retraites et la loi de programmation pluriannuelle de la recherche) risquent d’achever de détruire le service public de la recherche et de l’enseignement supérieur : elles sont dans la droite ligne des réformes menées dans la fonction publique d’Etat et à l’université depuis quinze ans.

Les premiers perdants de ces réformes seraient alors bel et bien les étudiants, qui verraient la qualité de leur formation encore diminuer, leurs familles, dont la mise à contribution financière va déjà croissant, et les futurs chercheurs et enseignants-chercheurs que nous hésitons désormais à engager dans cette voie. Au-delà, c’est toute la société française qui perdrait à une telle démolition.

Mariannick Dagois (musique, université de Paris 8), Jean-Louis Fournel (études italiennes, université de Paris 8), Laurence Giavarini (lettres, université de Bourgogne), Elie Haddad (histoire, CNRS), Jean-Marie Maillard (physique, CNRS), Vincent Meyzie (histoire, université de Paris 10 Nanterre), Christine Noille (lettres, Sorbonne université), Yann Philippe (études américaines, université de Reims), Antoine Roullet (histoire, CNRS), Nicolas Schapira (histoire, université de Paris 10 Nanterre) et Sylvie Steinberg (histoire, EHESS)