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Intersectionnalité : Blanquer joue avec le feu - Rose-Marie Lagrave (sociologue, directrice d’études à l’EHESS), Libération, 3 novembre 2020

mardi 3 novembre 2020, par Elie

En France, un ministre de l’Education peut donc profiter des horreurs du jihadisme pour s’attaquer à une « matrice intellectuelle » dont il ignore visiblement les origines historiques, les conditions de circulation et jusqu’au contenu.

En tant que sociologue féministe spécialiste des études de genre, l’offensive de Jean-Michel Blanquer contre l’intersectionnalité, dans le JDD du 25 octobre, m’a profondément choquée. Qu’un ministre de l’Education se permette de livrer ses opinions personnelles à l’emporte-pièce, surtout sur un domaine (l’enseignement supérieur) ne relevant pas de ses attributions, est déjà choquant en soi. Mais, dans le contexte international actuel, où les attaques contre les études de genre se multiplient, comme en Roumanie, au Brésil et en Hongrie, allant de leur discrédit officiel jusqu’à leur interdiction, de tels propos sont irresponsables.

Contrairement à ce que prétend le ministre, les études de genre et les approches intersectionnelles étaient déjà installées dans les universités françaises avant l’arrivée du ministre à son poste. Ayant participé à la création en 2004 du master Genre, politique et sexualités (sans équivalent à l’époque) à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), établissement peu suspect de politisation « indigéniste » où j’ai passé toute ma carrière d’enseignante-chercheuse, je peux en témoigner.

Le devoir de faire la preuve de ce que l’on avance

Mais en France, après un demi-siècle de luttes féministes, un ministre de l’Education peut donc profiter des horreurs du jihadisme pour s’attaquer à une « matrice intellectuelle » dont il ignore visiblement les origines historiques, les conditions de circulation et jusqu’au contenu, lorsqu’il déclare : « Il y a un combat à mener contre une matrice intellectuelle venue des universités américaines et des thèses intersectionnelles, qui veulent essentialiser les communautés et les identités, aux antipodes de notre modèle républicain qui, lui, postule l’égalité entre les êtres humains, indépendamment de leurs caractéristiques d’origine, de sexe, de religion. C’est le terreau d’une fragmentation de notre société et d’une vision du monde qui converge avec les intérêts des islamistes. Cette réalité a gangrené notamment une partie non négligeable des sciences sociales françaises. »

Des propos aussi peu fondés et mesurés feraient presque oublier qu’à l’origine J.-M. Blanquer était universitaire. Certes, il existe diverses manières d’incarner la profession, mais deux points au moins font consensus : l’importance de la circulation internationale des idées, et le devoir de faire la preuve de ce que l’on avance. Stigmatiser l’intersectionnalité au motif de sa genèse étasunienne est aussi ridicule que de reprocher à la philosophie d’Hegel sa matrice allemande. Si le vaccin contre la Covid-19 a une matrice américaine, va-t-on s’en passer pour autant ?

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