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Crainte et vanité ? La soumission des universitaires à la gestion néolibérale - Guillaume Carbou, Mondes Sociaux, 2 novembre 2016
mercredi 31 octobre 2018, par
Republication d’un article datant d’il y a deux ans…
En 2014, Yves Dupont, socioanthropologue spécialiste du monde rural, a publié un essai qui mérite à nos yeux d’être présenté sous forme de tribune. Son questionnement essentiel est le suivant : comment se fait-il que les universitaires, disposant pourtant des outils intellectuels et de la protection statutaire pour résister aux sirènes néolibérales, acceptent presque silencieusement de se soumettre au processus de gestionnarisation de l’Université française, c’est-à-dire à une logique basée sur la productivité et la rentabilité contrôlées par des procédures normées et des indicateurs chiffrés de performance.
Autrement dit, comment se fait-il que les chercheurs consacrent de moins en moins de temps à des questions proprement scientifiques et de plus en plus à la rédaction de « projets » dont beaucoup n’aboutissent jamais ? Comment se fait-il que les assemblées générales de laboratoire s’éternisent souvent en brainstormings d’agence de communication à la recherche de la meilleure rhétorique pour s’inscrire dans des réseaux, des structures, des axes, des appels ? Comment se fait-il que ceux qui hier étaient voués à critiquer, au sens noble, les innovations rutilantes de la modernité se présentent aujourd’hui comme de simples accompagnateurs du changement social ?
On l’aura compris, L’Université en miettes est un essai qui prend pour point de départ le constat négatif de la libéralisation et de la gestionnarisation du modèle universitaire français : diminution des fonds fixes et développement du financement par projets, multiplication des instances de décision et d’évaluation, dissociation et opposition de l’enseignement et de la recherche, soumission à des impératifs chiffrables d’inscription pour les uns et de publications pour les autres… Ces restructurations sont en effet peu compatibles avec la poursuite des manières d’enseigner et de « faire de la science » telles qu’elles pouvaient exister jusqu’ici. Le recul critique ou les temporalités longues nécessaires à l’éducation ou à la recherche fondamentale sont, par exemple, directement opposés aux impératifs de rentabilité et d’utilité immédiates.
Si tout ceci est bien connu et documenté, l’originalité de l’ouvrage d’Yves Dupont repose plus particulièrement sur le parallèle entre ce processus de disparition d’une « université humaniste » au profit d’une « université néolibérale » et la destruction de la paysannerie par le modèle productiviste et l’économie capitaliste.
De cette comparaison que nous allons développer émerge une réflexion qui ne serait qu’une boutade si elle n’avait pas, dans le quotidien de l’université, une puissance explicative troublante : c’est la peur de la mort qui pousse les universitaires à une servitude volontaire face à l’idéologie néolibérale. Nous parlons bien sûr ici d’une peur de la mort symbolique, d’une insécurité névrotique qui se transforme en pulsion de puissance : désir de reconnaissance, désir de jouissance, narcissisme, admiration immature de figures mythiques (grandes revues, pontes, et aujourd’hui critères d’évaluation des publications ou labels d’excellence), et tous les avatars de l’hubris, cette ambition démesurée par laquelle les humains cherchent vainement à s’éloigner de leur propre finitude.
Universitaires et paysans armés…
Cette quête de puissance constitue le socle idéologique du néolibéralisme. Son moteur est la recherche de la performance, ou plutôt du « toujours mieux ». Il se fonde sur la croyance en la possibilité d’un progrès illimité qui nous protégerait de notre condition de mortels, insignifiants et éphémères. Le capitalisme productiviste propose ainsi à des individus angoissés par la mort et commandés par leur hubris un modèle qui leur permet de se jeter à corps perdu dans une course à l’existence. Ce modèle s’avère redoutablement efficace pour remplir des objectifs simples et précis comme la production de biens de consommation. Il consiste entre autres à rationaliser les actions, à multiplier les calculs coût/bénéfice, à centraliser les décisions, à spécialiser les éléments productifs, à rendre mobiles et flexibles les individus, à accumuler des richesses, à absorber la concurrence afin d’augmenter la taille des structures et de réduire les coûts, etc.
Décrire ainsi – et certes cavalièrement – la vision du monde proposée par le néolibéralisme laisse entrevoir les raisons de son incompatibilité avec le mode de vie paysan (que nous différencions ici de l’agriculture productiviste industrialisée).
Les spécificités de cette paysannerie sont l’indistinction entre le temps du travail et de la vie, l’enracinement dans un territoire, la solidarité locale, le soin désintéressé apporté à un écosystème et à des êtres vivants, la frugalité heureuse, l’éternel retour du même, la multi-compétence, etc. On voit ici les profondes divergences avec le calcul de rentabilité, la mobilité des individus, la compétition, la recherche permanente du développement et de l’innovation et l’hyperspécialisation caractéristiques de la logique néolibérale. Plus encore, le paysan, en tant qu’il est ancré dans la terre, est continuellement confronté aux éléments naturels, à l’impuissance, aux excréments, à la mort ; bref, à sa propre finitude qu’il ne peut qu’accepter. Or c’est justement le refus de cette limitation qui nourrit le néolibéralisme, balancé entre aseptisation du monde et technologies prométhéennes (les projets transhumanistes qui se développent dans l’on-ne-peut-plus néolibérale Silicon Valley sont explicites sur ce plan).
Et de la même manière que l’être-au-monde paysan présente de fortes incompatibilités avec la vision néolibérale, l’idéologie humaniste qui a longtemps prédominé à l’Université constitue un mode de pensée et d’action étranger au rationalisme gestionnaire.
En premier lieu, la vocation critique de l’Université devrait conduire à n’adhérer aux « innovations » permanentes de la modernité qu’avec circonspection. Elle incite également à n’accorder que peu d’importance aux petites jouissances que constituent les gains, les titres, les places. De son côté, la réflexion scientifique qui consiste à tenter de prendre en considération la complexité des choses ne peut que trouver réductrice une pensée gestionnaire qui voudrait évaluer le monde à l’aide d’indicateurs chiffrés. Le temps long et le recul que demande le travail universitaire s’opposent également aux injonctions de vitesse, d’immédiateté et d’actualité.
On retrouve par ailleurs des similitudes avec le mode de vie paysan dans l’indistinction travail/vie, diffuse chez le chercheur dont les heures ne sont pas comptées, dans le caractère désintéressé de la recherche, ou encore dans l’esprit solidariste qui, idéalement, devrait animer la communauté scientifique. Enfin, la figure du sage, typique de ce portrait de l’Université, est sans doute celle qui marque le plus la rupture avec la pensée néolibérale. Le sage est calme, mesuré, détaché, bienveillant et son rapport à la mort et aux malheurs du monde est stoïcien, ou mieux, épicurien. Il ne fuit pas mais au contraire connaît et accepte l’impermanence des choses.
… mais universitaires et paysans soumis
Dans ces circonstances et d’après ces portraits, bien évidemment idéalisés, comment expliquer la défaite ? Comment expliquer la colonisation – et la destruction – du monde paysan par le capitalisme productiviste ainsi que celle, bien avancée, du milieu universitaire par la gestion managériale ?
En ce qui concerne la paysannerie, Yves Dupont désigne deux mouvements parallèles. D’abord ce qu’il appelle la « hors-solisation », c’est-à-dire l’arrachement à la terre. En éloignant les hommes de leur sol, en détruisant les communautés locales, en privant les individus de la maîtrise complète de leurs conditions de vie, le capitalisme productiviste réintroduit la solitude, l’impuissance et la concurrence dans la vie rurale. Ensuite, la modernité qui a fait sauter le rempart contre l’hubris que constituait la sorcellerie au sein de la paysannerie. En effet, dans la société paysanne d’avant l’industrialisation de masse, celui qui faisait montre de trop d’ambitions personnelles au détriment de la communauté pouvait être frappé de malédictions. Cette sorcellerie agissait comme un système symbolique servant à contenir les pulsions, comme une morale ou une justice immanente qui rappelle aux individus qu’il y a des choses qui ne se font pas.
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