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"En grève pour continuer à faire de nos élèves des citoyens"

par Marie-Paule Costantini (Professeur de lettres en lycée ZEP)

lundi 24 mars 2008, par Laurence

Sur le site de Rue89, la tribune d’une enseignante du secondaire, après les propos de Bernard Kouchner à la suite de la journée de grève du mardi 18 mars 2008.
Pour lire l’article sur le site, avec les réactions.

"Entendu sur France-inter le 3 mars vers 8h20, dans la bouche de Bernard Kouchner :

"Les Français sont d’accord avec les réformes du gouvernement. La preuve, les syndicats ont signé les accords et aujourd’hui, d’ailleurs, il n’y a pas de grève en France."

Dans le même temps, le quotidien Les Echos daté du 4 mars titre sur l’inquiétude des DRH devant la multiplication des conflits sociaux et la créativité des salariés qui, pour faire entendre leur mécontentement, inventent des formes de protestation de plus en plus diversifiées, outre la grève, ce "rituel" suranné auquel s’obstinerait à sacrifier un petit carré d’irréductibles rétrogrades, si l’on en croit, sur la même radio, à la veille d’une grève de la fonction publique, le ministre de l’Education nationale.

Pourtant, le mammouth ne devrait pas se plaindre, pourrait continuer un brontosaure, en ce moment sur les starting-blocks pour reprendre du service. Il a si peu été dégraissé, le mammouth, et le sera si peu dans un avenir prochain !

Seul un enseignant sur trois partant à la retraite ne sera pas remplacé à la rentrée 2008… Seulement 11200 postes seront supprimés à la rentrée 2008 dans le second degré… Soit moins de 1% de ce que d’aucuns avaient appelé naguère "l’armée rouge" de près de 1,2 million de personnes.

C’est bien peu en regard de si grandes promesses faites en 2007, mais les Français ne doivent pas s’inquiéter, les réformes vont s’accélérer. Il faut absolument mieux faire et supprimer encore plus de postes de fonctionnaires, donc d’enseignants, le plus vite possible, pour alléger les déficits publics. Notre Président, notre Premier ministre, nos ministres, tout notre gouvernement nous l’ont garanti. Faisons leur confiance, ils le feront. Ce n’est qu’un début…

Leçon de calcul

Au lieu de refuser, protester, jouer encore à la vieille garde des râleurs démodés, faisons quelques comptes. Supposons un professeur agrégé hors classe, en fin de carrière, à la veille de la retraite, soit le salaire le plus élevé de la profession, il a touché en décembre 2007, 4145 euros de salaire brut tandis que la part patronale, c’est-à-dire les cotisations supportées par l’Etat-patron s’élèvent à 2768 euros. Au total ce professeur coûte donc à l’Etat-patron 82956 euros par an.

Supposons que les 11200 postes supprimés correspondent au salaire de ce bienheureux privilégié qu’est l’agrégé hors classe à la veille de sa retraite, il en coûterait à l’Etat-patron 929 millions d’euros, soit environ 2% du montant du déficit public estimé pour 2008, ou encore 6% du paquet fiscal de 15 milliards d’euros (qui représente lui-même 37% du déficit public) offert chaque année aux plus fortunés depuis juillet 2007 pour provoquer un choc de croissance, milliards auxquels on pourrait rajouter les 24 milliards d’euros annuels d’exonérations de cotisations sociales.

Comme chacun sait, ce bienheureux privilégié qu’est l’agrégé hors classe à la veille de sa retraite ne représente que 0,5% des enseignants et 0,3% des personnels de l’Education nationale. Le prof moyen, lui, reçoit 2244 euros bruts par mois soit un salaire annuel brut de 26 933 euros.

A retenir : ce bienheureux privilégié qu’est l’agrégé hors classe qui part à la retraite, c’est donc 82956 euros de moins à supporter par le budget de l’Etat. A comparer avec les parachutes dorés, les salaires des patrons, l’argent injecté pour la survie de la Société Générale après la mésaventure des subprimes, et, enfin, le petit million et demi d’indemnités versés à M. Gautier-Sauvagnac (sur quels budgets ? entreprises ? provisions pour risques ? partenaires sociaux ? Etat ?)

Si, donc, tous les professeurs étaient payés au même niveau que ce bienheureux privilégié qu’est l’agrégé, l’économie sur le budget de l’Etat serait minime, comparée à l’arsenal mis en oeuvre pour créer le choc de croissance qui doit nous mener vers un avenir radieux.

Du national au local

Après ces considérations, regardons ce que signifie pour le parent d’en bas de l’élève de tout en bas, la réalisation dans la vie de tous les jours des décisions gouvernementales : c’est la suppression de 7 postes de professeurs et la modification de la préparation des baccalauréats professionnels, dans un lycée ZEP de 1500 élèves de la proche banlieue parisienne. Disparaîtront :

- un professeur de français
- un professeur de mathématiques
- un professeur d’économie et gestion administrative
- un professeur d’économie et gestion commerciale
- un professeur d’histoire-géographie et éducation civique
- un professeur d’anglais
- un professeur d’espagnol.

La conséquence : 4 à 5 classes privées de ces enseignements, 4 à 5 classes sans français, sans mathématiques, sans économie et gestion commerciale... La solution : les heures supplémentaires, qui présenteront l’avantage de combler les trous et de satisfaire les professeurs toujours prêts à se lamenter sur le niveau de leurs salaires.

Bonne trouvaille... réalité brutale

Cette bonne trouvaille se heurte cependant à quelques réalités du terrain. Comment répartir autant d’heures sachant que, pour des raisons pédagogiques évidentes, on ne peut fragmenter entre plusieurs professeurs l’horaire d’une même classe dans une matière donnée ? Cela signifie que certains professeurs vont être gratifiés d’une, voire de plusieurs demi-journées de cours supplémentaires… heureusement désormais libres de charges sociales et fiscales.

Certes, mais alors comment préparer tous ces cours ? Corriger toutes ces copies ? Se maintenir au courant des innovations pédagogiques ? Respecter les changements de programmes ? Accroître la culture nécessaire pour maintenir un niveau d’enseignement raisonnable ? Dur… Dur…

Comment aussi, avec tant d’heures, résister au stress, à la tension induits par le calme et l’absolue maîtrise de soi, la totale disponibilité intellectuelle, que l’enseignant doit maintenir devant une classe d’adolescents aux effectifs alourdis par la pénurie ?

Tous les oeufs dans le même panier

24 ou 30 élèves par classe, ce que nous avons aujourd’hui dans notre lycée, c’est déjà très difficile. Ne croyez pas que ce soit à cause des incivilités ou de la violence ! Non, ce sont là, en ZEP comme ailleurs, des cas extrêmes, heureusement rares quand l’établissement bénéficie d’un taux d’encadrement d’adultes important.

Les professeurs ne sont pas seuls au front : les surveillants, les CPE, les assistants d’éducation, les infirmiers, l’assistante sociale, le personnel administratif, le personnel technique ouvrier et de service (TOS), chacun chez nous fait œuvre éducative non seulement par ses missions spécifiques mais aussi par sa présence et le dialogue qu’il noue avec les jeunes. Nous risquons aussi de perdre une bonne part de tous ces personnels.

La difficulté spécifique de notre lycée vient du fait que nos élèves connaissent dans leur vie des situations de grande précarité, sources d’angoisses majeures : chômage des parents, familles décomposées, pauvreté extrême, violence de la rue dans la cité, la misère et la guerre qui les ont contraints à fuir leurs pays, les menaces d’expulsion du territoire, l’expulsion de leurs maisons… Certains n’ont pas de domicile… Il faut leur trouver des places en foyer et des moyens de subsister.

Une institution en quête de légéreté

Alors, pour alléger et résoudre le problème, le ministère a trouvé une solution. Moins d’heures de cours, moins de cours, moins de sections : 134 sections de BEP supprimées, 224 baccalauréats professionnels à préparer en trois ans désormais, au lieu de quatre dès la prochaine rentrée, dans l’académie la plus difficile de France, Créteil !

Cette nouvelle organisation signifie enlever des possibilités de qualifications reconnues aux élèves les plus difficiles et les plus défavorisés. Ce sont ces derniers qui ont besoin de percevoir concrètement leur évolution en prenant un diplôme, puis de là, en prendre un autre plus qualifiant. Mais il faut du temps… Agir ainsi sur l’enseignement professionnel, cela signifie aussi sanctionner le type d’enseignement le mieux ancré dans l’entreprise, celui où l’entreprise et le service public d’éducation travaillent ensemble pour permettre aux jeunes de mieux s’insérer.

Rien ne se perd, tout ressert

Mais le déficit public commande. Les professeurs de LP libérés par ces suppressions pourront enfin enseigner dans des établissements normaux, dans les collèges où non seulement vont manquer des enseignants mais où il faudra aussi trouver de toute urgence des professeurs bivalents, c’est-à-dire capables d’enseigner deux disciplines, comme le sont les professeurs de lycées professionnels (LP). Et qu’importe si les programmes, les méthodes et les publics d’élèves ne sont pas les mêmes ! Le règlement ne dit-il pas qu’un enseignant doit remplir ses obligations de service où l’envoie sa hiérarchie ?

Service public qui n’est plus au service du public…
Aujourd’hui, les circulaires ne disent pas encore combien de professeurs vacataires seront supprimés, combien de surveillants et d’assistants d’éducation volatils seront renvoyés vers d’autres cieux. On ne parle pas là de suppressions de postes puisqu’il ne s’agit en fait que de CDD ou de temps partiels précaires. Des postes qui n’existent pas… et qui sont pourtant indispensables pour faire du soutien et assurer le bon fonctionnement de la "vie scolaire", c’est-à-dire de tout ce qui se passe hors de la classe et se situe sous la responsabilité du CPE, espèce elle aussi en voie d’extinction, puisque chaque année il en disparaît 300 exemplaires vivants sur les postes laissés vacants par les départs à la retraite.

Vers l’avenir radieux

Nos lycées ZEP accueillent tous les élèves, tous, d’où qu’ils viennent, et donnent à tous leur chance. Ils constituent la manifestation la plus évidente de l’Ecole de la République, laïque, où les différences ne viennent que du mérite et où nous aidons les élèves à découvrir leurs propres talents. Jusqu’à présent, nous avons eu les moyens humains de combattre les inégalités et les moyens matériels, aussi, lorsque la Région nous a dotés de matériels, de manuels et d’un beau lycée refait à neuf.

Aujourd’hui, nous nous battons pour continuer à mener nos élèves au baccalauréat, à faire d’eux de futurs travailleurs et de futurs citoyens responsables. Nous voulons que leurs études au lycée les amènent à se représenter cet avenir en se construisant une vraie place dans une société démocratique à réinventer, faute de quoi il n’y aura dans nos quartiers que business, violence et répression.

"Ouvrez des écoles, vous fermerez des prisons !", écrivait Victor Hugo.