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Jeunes profs, vocations brisées, Rachida El Azzouzi, Médiapart, 22 mars 2012

mercredi 28 mars 2012

Pour lire ce reportage sur le site de Médiapart

«  Prof ». Anaïs et Christophe se voyaient faire ce métier « quarante ou quarante-deux ans ». C’était avant 2008, avant l’adoption de la réforme de la formation des maîtres et la suppression de l’année en alternance en IUFM. Aujourd’hui, le jeune couple se donne « un an grand maximum » dans l’Education nationale. Désabusés. Broyés par la machine en moins de deux années scolaires. A 26 et 28 ans.

Après avoir bûché pendant des années pour obtenir master 2 et Capes de lettres modernes, Anaïs se voit bien revenir à ses origines, le théâtre, ou enseigner à distance ; Christophe, se lancer dans la restauration ou la radio. Ils sont les «  vocations brisées » de la très contestée réforme de la masterisation des premier et second degrés. La première fournée de jeunes diplômés, jetés dans l’arène sans formation à la rentrée 2010-2011, souvent dans des établissements difficiles et à plein temps.

On les retrouve un soir, après les cours, croulant sous les manuels et la fatigue, dans le petit deux-pièces qu’ils louent au nord de Paris. Ils racontent « le gâchis », « la souffrance », comment ils essuient « jusqu’à l’écœurement » cette refonte de la formation des enseignants qui a fait passer le niveau de recrutement de bac + 3 à bac + 5 et supprimé l’année de stage. Une réforme sévèrement critiquée par la Cour des comptes dans son rapport annuel dévoilé début février. Ce qui devait être la grande mesure du quinquennat Sarkozy en matière d’éducation est un échec. Les sages de la rue Cambon dénoncent la précipitation dans laquelle elle a été conduite, son coût plus élevé que prévu, le manque de formation des enseignants débarqués dans des classes « sans aucune expérience de l’enseignement » et s’alarment devant le tarissement du vivier.

Pour Anaïs, « le gouvernement a trouvé le moyen de dégraisser le mammouth sans le dire : dégoûter la relève ». Elle en témoigne en fumant de colère cigarette sur cigarette. Parachutée en Seine-Saint-Denis, à Montreuil, dans une cité scolaire en “zone prévention violence”, « ni la pire, ni la mieux », la jeune femme garde un souvenir « assez violent » de sa première année. Elle a mis «  cinq mois avant d’avoir du silence dans ses cours ». Elle pense même ne pas avoir enseigné le français durant cette période. Dix-huit heures de cours au lieu de seize, quatre classes de vingt-cinq, trois niveaux scolaires dont des sixièmes, un des publics les plus difficiles, alors que le ministère n’en préconisait que deux... Dès le premier jour, elle s’est retrouvée surchargée et face à « des situations intenables », «  à une élève de 1,80 mètre et 80 kilos, qui l’insultait », « à des sixièmes qui ne savaient ni lire ni écrire ».

Affecté dans un collège de banlieue à Orléans, Christophe a vécu « les mêmes situations » : « C’était marche ou crève. Heureusement que nous n’étions pas sur la même académie et que nous ne vivions pas ensemble, car notre couple n’aurait pas survécu. Nous étions obnubilés par le boulot. J’ai perdu tous mes amis l’an dernier et ça continue. »

« A force d’accepter l’inacceptable, on en vient à croire que c’est la norme »

Quand on débute, « on est désemparés, on ne sait pas faire cours, on ne sait pas ce qu’est une classe », «  on ne sait pas s’il vaut mieux corriger depuis le tableau ou en passant dans la salle », « on est bien incapables de gérer des cas de dyslexie, d’hyperactivité », « les élèves voient vite si on est expérimentés ou pas, ils nous bizutent », « on a la pression mise de tous les côtés sur la titularisation, l’inspection dans l’année ».

Anaïs et Christophe auraient aimé qu’on leur « apprenne à apprendre », « des trucs tout bêtes, comme par exemple ne jamais dire à une classe, “s’il vous plaît, calmez-vous”, la phrase vaine pour ramener de l’ordre », qu’on leur dise comment « se comporter face à un élève qui jette son cartable par la fenêtre, qui vous insulte, qui est hyperactif déclaré ».

« Quand on passe le concours du CAPES, on t’interroge sur la palatalisation du “h” mouillé en début de phrase, c’est très intéressant la phonétique historique mais quand un an après, tu te retrouves face à des sixièmes qui ne comprennent rien au complément d’objet direct au bout de plusieurs heures de cours, tu te demandes bien à quoi sert la palatalisation du “h”. »

Un tuteur, un collègue chevronné, devait les épauler mais la réforme ne passant pas, beaucoup ont boycotté cette tâche et de nombreux néo-profs se sont retrouvés sans tuteur ou avec un tuteur dans un autre établissement. Christophe l’a rencontré deux jours avant la rentrée mais « quand t’es devant ta classe, t’es seul ».

Anaïs, elle, a fait sa connaissance six mois après le grand saut : « C’était trop tard. » Elle était déjà sous anxiolytiques, épuisée physiquement, nerveusement. Par les dix-huit heures de face-à-face avec les élèves et les quarante heures connexes pour préparer les cours, corriger les copies, assister aux réunions parents-profs, aux conseils de classe..., soit des semaines de 60 à 70 heures.

S’ils avaient eu « un palier », « une vraie formation », « le sentiment d’être soutenus », ou « une affectation plus tranquille avec des élèves bisounours », ils ne seraient pas si découragés. Mais hormis « la gentillesse étouffante des collègues qui te disent “oh mon (ma) pauvre, j’aimerais pas être à ta place” » et «  les forums néo-profs sur internet où tu te rends compte que tu n’es pas le seul débutant en grande détresse », ils se sont sentis « démunis dans un monde impitoyable ».

Ils sont, pourtant, parmi les plus solides. De nombreux collègues ont craqué en chemin. Anaïs a eu droit à quelques «  après-midi formation » tout au long de sa première année : « Sur vingt-cinq participants, cinq ont démissionné. C’était plus des séances de psy collective que de travail sur la pédagogie. On passait notre temps à chialer, à échanger autour de notre expérience. Je n’ai jamais entendu un jeune collègue me dire “waouh c’est génial”. Un stagiaire démissionnaire m’a dit : “A force d’accepter l’inacceptable, on en vient à croire que c’est la norme”. »

Cette deuxième année est « tout aussi difficile », avoue le couple, passé «  TZR », titulaires en zones de remplacement. Anaïs est « au maximum ». Elle avait « la chance d’avoir une “affa” », une affectation sur un bloc horaire à l’année dans le collège de ses débuts, mais on vient de lui attribuer quatre heures en plus dans un collège à une heure de Montreuil. Elle se lève à six heures tous les matins et passe quinze heures chaque semaine dans les transports. Elle est aussi professeur principal contre son gré, faute de volontaires.

Christophe, lui, a quitté Orléans. Il est TZR volant en Seine-et Marne (77). Toutes les deux semaines, tous les mois, il change d’établissement, au gré des trous à boucher. A peine le temps de dire «  bonjour » à tous les collègues en salles de profs qu’il est déjà parti au volant de sa voiture. Depuis septembre, il en est à son quatrième collège et parcourt 140 kilomètres quotidiennement.

« Avoir la tête sous l’eau et devoir continuer à nager »

S’ils en avaient le temps, ils écriraient au recteur de l’Académie, au ministre de l’Education nationale, Luc Chatel, aux présidentiables, et à l’un d’entre eux tout particulièrement, le candidat-président Nicolas Sarkozy. « Juste pour qu’ils sachent ce que c’est qu’être un jeune prof en 2012 » : « avoir la tête sous l’eau et devoir continuer à nager », « batailler contre les 15 000 réformes qui tombent toutes les deux semaines », « mendier pour obtenir des heures supplémentaires pour monter un projet original », « constater chaque jour la pénurie de moyens, de surveillants, de CPE », « être dans l’impossibilité de travailler correctement ».

A quelques semaines du premier tour de l’élection présidentielle, le couple, syndiqué depuis peu « par protection », lui SNES, elle FO, appréhende l’après 6 mai et trouve la campagne « peu enthousiasmante ». A deux, ils gagnent en moyenne 3 500 euros par mois, « un revenu pas misérable mais pas mirobolant quand on habite Paris ». Il accéderait bien à la propriété en banlieue mais en ces temps de crise, de dégringolade des classes moyennes, de baisse du pouvoir d’achat « qui fait qu’on ne peut plus faire grève, tomber malade, perdre une journée de salaire », ils ne se voient pas s’endetter sur 25 ans. Ils pourraient réclamer de gagner plus mais ils préfèrent « gagner moins et travailler dans de bonnes conditions ».

Anaïs attend du prochain président « qu’il stoppe la casse, le non-remplacement d’un fonctionnaire sur deux, qu’il remette des adultes, de l’argent dans l’école de la République ». Après avoir voté « Chirac par obligation, Royal par défaut », elle votera « François Hollande sans grande conviction » parce qu’elle a le cœur à gauche et que Nicolas Sarkozy, ce serait « la présidence de trop ». Christophe aussi, même s’il ne croit pas au « collège unique » défendu par Hollande : «  En cinq ans, Sarko a bourriné. On a eu droit à la totale, à la réforme LMD à la fac, à celle des concours, du stage, de la formation, du métier. Il est temps qu’il parte. Le bas de la pyramide ne suit plus. »

Les autres candidats ? Le couple n’y prête guère attention. A part Mélenchon qui « réussit à faire ce que Besancenot et Buffet n’ont jamais su faire » mais il s’interdit de voter pour lui. « L’heure est au vote utile, à l’unité de la gauche », dit Christophe. De par son statut de « bouche-trou volant », il a rarement le temps de se poser en salle des profs et de discuter “politique” avec ses collègues : « J’enseigne en Seine-et-Marne dans des bahuts plutôt privilégiés avec des collègues bien installés plus préoccupés par leur petite vie, la famille, les loisirs, le pouvoir d’achat. »

« Travailler plus pour gagner plus, c’est un gag ? »

Dans son collège de Montreuil, « un établissement très politisé, ancré à gauche, avec de grosses cellules syndicales », Anaïs ressent « une grande défiance à l’égard des politiques » : « Personne n’est dupe. Tout le monde sait très bien que dans le meilleur des cas, la situation ne s’améliorera pas vraiment avec un nouveau président en termes de salaires, de conditions de travail, de matériel, de reconnaissance, face à des classes sans cesse plus difficiles, désinvesties, dont le niveau est de plus en plus alarmant. »

Elle trouve le programme du candidat socialiste « intéressant » : « Même s’il axe un peu trop sur le primaire, ce qui est nécessaire car beaucoup d’enfants traînent des lacunes dès cette période, il reconnaît au moins un problème dans l’éducation nationale. Il a compris que le mal-être des profs ne se situe pas tant dans la rémunération que dans les conditions de travail. Il veut remettre des adultes dans les établissements. »

Elle voit «  bien trop d’élèves en grandes difficultés familiales, baladés de-ci de-là car tout le monde se refile le "problème". La présence des COP (conseillers d’orientation-psychologues) est plus qu’insuffisante. Au mieux, c’est une demi-journée ou deux dans la semaine ». Dans son établissement, on n’a pas eu d’infirmier scolaire pendant des mois, les surveillants manquent, les profs sont débordés. « Il n’y a clairement pas assez d’adultes. Ce qui fait qu’en cas de problème avec les jeunes, personne ne le traite en profondeur. Ça va être des exclusions, des sanctions, mais il n’y a pas d’espace réel pour tenter de savoir d’où ça vient, y remédier, quand c’est possible. »

Si la gauche marque des points en salle des profs, la droite en perd depuis la dernière proposition du chef de l’Etat : « travailler plus pour gagner plus », passer de 18 à 26 heures. « C’est un gag », veut croire Anaïs, révoltée par le cliché « prof = flemmard en vacances ou en maladie ». Si elle avait voulu gagner de l’argent, avec un bac + 5, elle n’aurait pas fait prof et si Sarkozy avait éprouvé son métier, il n’aurait jamais proposé cela. « C’est impossible de faire 26 heures de cours ou alors on fait de la merde, des dictées pendant 26 heures et on ne les corrige pas parce qu’on n’a pas le temps. » Sa mère travaille dans un centre de formation pour adultes. Elle fait 26 heures mais elle n’a pas le même public, ni des cours à préparer, des copies à corriger, des notes à rentrer, des conseils de classe, des réunions parents-profs.

« Vingt-six heures de cours, soutien ou pas, c’est 44 % d’augmentation de temps de travail, pour 25 % d’augmentation salariale. » Pour Christophe, cette proposition, « c’est de l’humiliation ». Comme lorsqu’on l’envoie au pied levé sauver des premières L qui passent le bac à la fin de l’année et qui n’ont pas cours de français depuis le début de l’arrêt maladie de leur professeur, soit un mois, et qu’on le jette, une fois la mission remplie, dans un autre établissement pour un autre remplacement. « On ne me prend pas au sérieux et on se fout des élèves. »