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Analyse du cahier des charges de la loi

par Bernard Gensane, université de Poitiers

mardi 4 décembre 2007, par Laurence

"Si vous croyez que la clé de la liberté se trouve derrière une loi injuste
qu’il suffit d’abolir, dites-vous que cette loi a été inscrite de votre propre
main sur votre propre front". (Khalil Gibran)

Je voudrais m’arrêter un instant sur un document que tous les collègues n’ont pas encore lu, un document plus important, à mes yeux, que le texte de la loi
car il permet de nous imprégner de l’esprit même de la contre-réforme et,
concrètement, de savoir de quoi l’avenir sera fait.
On trouve le Cahier des charges à l’adresse suivante. Lire.
Ce texte est signé conjointement par des hauts fonctionnaires de l’inspection
générale des finances et par des hauts fonctionnaires de l’inspection générale
de l’administration de l’éducation nationale et de la recherche.

Ces éminences, dont le statut est, pour le moment, en béton, ont donc rédigé un
document qui vise à privatiser, à financiariser l’université. Je peux vous
assurer que ces huit personnes ont mis, non seulement tout leur zèle dans la
rédaction de ces pages, mais encore toute leur jouissance.
Ce qui est très frappant, au premier abord, c’est que ce document ne parle
jamais d’enseignement, mais de « gestion budgétaire et financière », de gestion des ressources humaines (l’expression " ressources humaines " vient de l’entreprise privée et n’avait pas cours il y a trente ans dans
l’administration publique), de « gestion immobilière » (les universités vont
devenir des agences immobilières stricto sensu et certains de nos collègues -
contre primes sonnantes et trébuchantes - ont déjà enfilé l’habit d’agent
immobilier), et enfin de « pilotage et de relation avec la tutelle ».

Alors que Madame Pécresse, et les médias qui la relaient, parlent d’« autonomie » des universités, ce document prouve que d’autonomie, il n’y en aura jamais plus. Tous les établissements seront en effet surveillés, en temps réel, par le
panopticon du ministère, dans un constant mouvement d’action et de rétroaction.

Le Cahier des charges permettra « d’apprécier la capacité des universités à
assumer les nouvelles compétences prévues par la loi et à en tirer le plus
grand parti ». Chaque université devra donc s’auto-évaluer en permanence,
s’évaluer par rapport aux autres, tandis qu’elle sera, comme toutes les autres, évaluée par l’administration centrale en fonction de critères qui seront, on va le voir, de moins en moins universitaires. Toute décision du conseil d’administration sera « approuvée par arrêté conjoint du ministre chargé du budget et du ministre chargé de l’enseignement supérieur ». Les personnels universitaires (enseignants, administratifs et techniques) ne seront plus rétribués par l’État, mais par les établissements eux-mêmes. Le document présente ce changement comme une « liberté » puisque le fléchage central des crédits diminuera. Le hic, c’est que la « fongibilité » des crédits sera « asymétrique » (il faut être au moins inspecteur général des finances pour inventer une expression aussi naturaliste qu’opaque). En aucun cas, en effet, l’enveloppe accordée aux personnels ne pourra être majorée. Elle pourra, en
revanche, être diminuée au profit des crédits de fonctionnement et
d’investissement. Vous pouvez faire toute confiance aux trois-quarts des
présidents de la CPU, qui réclamaient cette loi depuis des années, et qui l’ont
largement inspirée (ils ont donc toute l’objectivité nécessaire pour en
parler), pour faire des économies « inévitables » (aucune ironie de ma part :
elles seront inévitables) aux dépens de la rétribution des personnels. En
clair, les personnels en place risqueront d’être moins payés, tandis que les
personnels à recruter, dans la mesure où l’emploi sera « librement déterminé » par les établissements, se verront offrir des contrats (ce sera le cas, dès l’année prochaine, pour les personnels BIATOSS de rang B voulant passer rang A) " personnalisés ", globalement à la baisse dans la mesure où les avancements de carrière ne seront plus du tout garantis. Si cette catégorie de personnel a tout de suite fait l’objet d’un traitement de faveur, c’est parce qu’elle sera au centre de la "gouvernance" (autre vocable de l’entreprise privée), et doncd’une nécessaire docilité. Les universités devront recruter - aux dépens du personnel enseignant, par exemple - de nombreux personnels de gestion.

En effet, la « fonction financière » des établissements sera tellement importante et délicate que des cadres nombreux et de bon niveau seront nécessaires. Ce n’est pas dans le texte, mais je vous fiche mon billet que ces personnels
auront pris le pouvoir dans les universités avant dix ans. La tâche de ces
experts sera ardue. Il leur faudra prendre en compte l’exécution budgétaire
passée et la répartition des crédits entre unités budgétaires. Ils devront
suivre pas à pas le déroulement de l’exécution budgétaire, effectuer un bilan
annuel, maîtriser l’exécution budgétaire, optimiser celle-ci en réorientant les
crédits en cours d’année et en limitant les reports de crédits. Les universités
disposant, en principe, d’une masse budgétaire double de celle actuellement à
leur disposition, elles devront éviter de voter des budgets en déséquilibre,
négocier sur des bases objectives le volet financier de leurs contrats
pluriannuels, et « apprécier si elles sont capables de supporter dans la durée
le coût de leurs décisions de gestion, notamment en matière de ressources
humaines ou en matière immobilières ». Ces deux ressources figurant dans la
même phrase, on sent bien que, dans l’esprit de nos éminences, les cerveaux ne
compteront pas plus que les briques. C’est pourquoi les universités devront
réaliser chaque année des « analyses financières rétrospectives et
prospectives », en évaluant « le coût à court et moyen terme » de leurs
décisions importantes. La comptabilité des établissements aura été « remise à
plat ». Le diagnostic des comptes devra être « de qualité », en particulier
dans le domaine patrimonial. Pour « tirer le plus grand bénéfice de la réforme
 » (on ne parle toujours ni d’étudiants, ni d’enseignants, ni de recherche), les
établissements devront limiter au maximum la part des crédits considérés comme
fléchés, c’est-à-dire (à noter que les auteurs n’utilisent jamais "
c’est-à-dire ", mais " i.e. ") dont l’emploi « n’est pas fixé par l’université
mais par le financeur ». Une part des crédits sera évaluée en fonction « d’une
appréciation de la performance des composantes », et pas seulement en fonction
« du nombre d’étudiants ». Ouf ! Nous sommes à la page 6 du Cahier. Nos hauts
fonctionnaires se souviennent brutalement qu’il existe des étudiants, mais ils
en parlent à regret, de manière négative. Qu’en sera-t-il, dans les faits, de
la gestion des ressources humaines ? Trois articles du « nouveau Code de
l’éducation » (954 1, 2 et 3) sont capitaux. Le conseil d’administration
définira la répartition de service des personnels enseignants et de recherche.
Le conseil d’administration pourra créer des « dispositifs d’intéressements
permettant d’améliorer la rémunération des personnels ». Le Président de
l’Université (lui seul) pourra recruter « pour une durée déterminée, des agents
contractuels pour occuper des fonctions techniques ou administratives de
catégorie A » ou « pour assurer par dérogation [Š] des fonctions d’enseignement
et de recherche ». Les articles que je viens de citer ont été pensés pour faire
disparaître la fonction publique de l’enseignement supérieur, comme c’est le
cas dans de nombreux pays d’Europe et d’ailleurs. Tout président pourra, dans
le secret de sa conscience, récompenser « le mérite et l’implication des
personnels ». Chaque fin de mois, les personnels seront rétribués par un
établissement qui devra « sécuriser le processus de paye ». Le payement pourra
faire l’objet d’une « procédure de paye à façon », « prestation payante proposée
par le Trésor Public », ou d’une « paye interne », qui serait une « solution
prudente ». Comme pour toute entreprise privée, le « pilotage » de la masse
salariale va « devenir un enjeu essentiel pour les universités ». Les
universités devront se doter d’un « logiciel de pilotage » (avec un pilote pour
piloter, j’imagine), elles devront analyser finement les « effets volume » (?),
les « effets prix » (?). Les auteurs du Cahier sachant pertinemment que les
universités risquent de n’avoir ni les compétences financières ni les
compétences techniques pour accomplir ce travail, ils suggèrent qu’elles « 
mutualisent » cet effort, car « il serait dommage que les universités se
préparent en ordre dispersé à affronter un défi (je suis déçu : j’attendais "
challenge ") qui se présentera partout dans les mêmes termes. Il existe
d’ailleurs un Guide pratique du pilotage de la masse salariale (voir le site
performance-publique.gouv).

Il faut attendre la page 10 pour que les auteurs du Cahier abordent la
dimension « qualitative » de la réforme. Pour les inspecteurs, qualité signifie
avant toute chose « redéploiement ». En fonction des « besoins », bien sûr, en
recrutant largement, à l’extérieur, des personnels enseignants titulaires (tant
qu’il en restera, il suffit d’aller voir ce qui s’est passé à France Télécom, à
La Poste ou à EDF), ainsi que des personnels non enseignants non titulaires,
chaque université pouvant jouer « sur les modalités et les volumes de
recrutement, sur les modalités de rémunération, de promotion et de carrière, de
représentation, de régime horaire et de congés ».
Tiens, tiens, pourra-t-on nous expliquer ce que les congés (de maternité, par
exemple) ont à voir avec la rémunération et la promotion des personnels ?

Les présidents pourront récompenser les plus méritants. Ils pourront « 
concentrer les primes sur un nombre raisonnable [sic] de bénéficiaires ». Ce
qui permettra d’« élever » le montant des primes. Les primes pourront être
modulées « en fonction de la manière de servir ». Vous avez bien lu : " servir
". Oui, il conviendra d’être les fidèles serviteurs de l’Université
rénovée.Concernant la gestion immobilière, les universités pourront « aliéner
tout ou partie de leur patrimoine ». Elles seront forcément conduites à le
faire. Elles auront besoin de cache-flot (je m’initie au langage de
l’Inspection Générale). Elles se retrouveront dans la situation, par exemple,
de France Télécom qui vend ses bâtiments pour avoir du cache-flot et qui,
l’instant d’après, les loue car il faut bien se loger. Avant de vendre, les
universités pourront faire appel à des expertises privées pour évaluer leurs
biens. Pour les universités, connaître en temps réel leur valeur patrimoniale
impliquera un suivi de tous les instants, et l’obligation d’entrer dans une
logique capitalistique et marchande afin de faire fructifier leurs biens. Mais
il est clair que, dans l’esprit des rédacteurs du Cahier des charges, les
établissements finiront, à terme, par vendre leur immobilier (« traduire dans
les comptes la diminution progressive de la valeur des biens de ’université »).
Ils vendront, simplement parce que l’université française possède un formidable
patrimoine que le privé convoite depuis longtemps (mais il y a loin de la
poubelle de Toulouse le Mirail - invendable en l’état - à l’ancienne faculté de
droit de Poitiers), et qu’elle ne pourra pas garder éternellement parce que les
établissements devront désormais « supporter les charges budgétaires liées aux
amortissements », jusqu’à présent à la charge de la collectivité nationale.

Restent le pilotage et les relations avec la tutelle. On a beau être autonome,
on n’en est pas moins tenu de fournir une « information régulière », après
s’être doté « d’instruments d’audit interne et de pilotage financier et
patrimonial selon des modalités fixées par décret ». Pour être efficace, il
conviendra d’élaborer « un schéma directeur des systèmes d’information »,
accompagné d’un « renforcement des fonctions techniques et politiques dédiées
[sic] au système d’information ». Dans la mesure où les
établissements seront surveillés en temps réel, il sera possible « d’adapter
les objectifs et le programme de travail de l’Agence de mutualisation des
universités et établissements ». Comme on sait, par ailleurs, que la recherche
sera elle aussi pilotée par Paris, les conséquences de la nouvelle loi seront
la disparition d’un grand nombre d’établissements ou, à tout le moins, de
parties d’entre eux, le regroupement autoritaire d’universités qui auront
réussi à préserver provisoirement leur intégrité, et la constitution d’énormes
pôles, non pas d’excellence, mais de rentabilité. Cette masse considérable
d’informations à fournir (nos hauts fonctionnaires, nourris de culture
française, utilisent le terme reporting, trouvé, j’imagine, dans leur lecture
du Financial Times) au ministère impliquera, je l’ai dit, le recrutement d’une
armée de clercs, des contractuels, cela va sans dire. Les universités joueront
leur existence dans une sorte de Bourse (aussi rationnelle que les "Stock
Exchanges" que nous connaissons déjà). Elles ne s’en sortiront que si elles
offrent une « sécurisation juridique et financière » de leur fonctionnement.

Il aurait suffi, il y a quelques mois, qu’une poignée de conseils
d’administration se sabordent
et boycottent la Loi Pécresse (un seul vient de le faire tout récemment).
L’histoire aurait basculé en faveur des défenseurs du service public, de la
vraie mission de l’Université qui n’est pas de faire des affaires, de coller au
train du patronat en fournissant, loin de tout projet humaniste, des
compétences sans aucune réflexion critique, de marchandiser le savoir et de
précariser tous ses personnels. Nos présidents ne pouvaient prendre cette
initiative. Ils veulent être réélus. Un coup de pied dans la fourmilière, et
ils auraient dû faire une croix sur des lendemains qu’ils croient enchanteurs
et qui ne le seront pas. Maîtres en leur demeure, recevant des émoluments
assurément plus élevés qu’aujourd’hui, ils devront cependant filer doux devant les vrais détenteurs du pouvoir.

Il y a beaucoup plus préoccupant que les calculs tactiques des présidents
d’université. Les universités européennes sont entrées dans un processus d’« 
économie de la connaissance », pour reprendre une expression officielle de
Bruxelles. Qui dit économie dit compétition, raréfaction, renchérissement de
ces connaissances. Le premier chapitre du Cahier des charges, celui qui
commande le reste, s’intitule, je le rappelle, « la gestion budgétaire et
financière ». Ce qui sous-entend clairement que les universités vont devenir
des entreprises, mais non des entreprises industrielles vendant (ou achetant)
des brevets ou des diplômes, ce qui serait déjà un pur scandale : elles seront
des entreprises financières, ce qui est une horreur. À très court terme, les
droits d’inscription des étudiants vont exploser. Lorsque la loi était encore
en discussion, les responsables des syndicats étudiants s’étaient polarisés sur
ces droits, sans regarder plus loin que le bout de leur nez. Madame Pécresse
leur avait donné momentanément satisfaction pour obtenir leur neutralité
bienveillante. Que ces responsables aillent observer ce qui se passe
actuellement aux Etats-Unis : comme leurs parents victimes des taux de crédit
immobiliers, des milliers d’étudiants ne peuvent plus rembourser les sommes
considérables empruntées pour financer leurs études.

Concluons : l’objectif de cette loi et de son Cahier des charges est de
détruire l’université française en tant qu’outil de formation et d’émancipation
afin de la soumettre - classement de Shanghai oblige - aux desiderata du CAC
40. Pour faire entrer en application un projet, une loi aussi réactionnaires,
il fallait interdire tout espace de contestation en réduisant le poids du
conseil d’administration, en introduisant des chefs d’entreprise en tant que
tels dans les instances dirigeantes, en réduisant l’influence des personnels et
des étudiants. Ce déni de démocratie coupera à jamais l’Université de la
citoyenneté, du politique au sens noble du terme. Les marchés apprécient déjà.