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Jean-Loup Salzmann : « La Loi Fioraso n’est pas celle que nous aurions rêvée » - Acteurs de l’économie (La Tribune), 15 mai 2014

vendredi 16 mai 2014, par Jean-François Trans

Le président de la CPU Jean-Loup Salzmann répond aux questions d’Acteurs de l’économie. Du 21 au 23 mai, Lyon accueillera le colloque national de la Conférence des présidents d’université. Une communauté que les lourdes problématiques portées par la loi Fioraso mettent en ébullition. Geneviève Fioraso, secrétaire d’Etat à l’Enseignement supérieur et à la Recherche clôturera les débats. Saura-t-elle apaiser les craintes ?

Photo : Fioraso, Salzmann et Hamon.

Acteurs de l’économie : L’écosystème d’innovation constituera le thème central du colloque national de la CPU qui se tient des 21 au 23 mai à Lyon. Quel état des lieux dressez-vous de la « France de l’innovation » ?

Jean-Loup Salzmann : Elle se construit sur deux jambes : les universités et les organismes de recherche bien sûr -, premiers pourvoyeurs d’innovation et les entreprises. En effet, l’enjeu porte davantage sur le transfert de la recherche vers l’innovation que sur l’innovation elle-même. Et les professionnels de la recherche - fondamentale ou appliquée - ont besoin de cette multitude d’entreprises, très grandes comme très petites, très établies comme en germe, pour que l’innovation prospère. De la dynamique de cette logique, que nous devons animer de manière presque obsessionnelle, dépend la vigueur de l’innovation en France.

La France est un pays d’inventions fertiles, mais le taux de « transformation », qui matérialise l’innovation, est insuffisant. Sclérose administrative, empilement des dispositifs (Instituts Carnot, Idex, Plan campus, PRES, pôles de compétitivité, clusters, laboratoires mixtes), dictature de la bureaucratie, défaillance de gouvernance, culture et rivalités claniques et idéologiques : où situez-vous les principaux obstacles ?

Le degré de bureaucratie en France n’est pas supérieur à celui des autres pays développés. En France, ce qui manque le plus, c’est une culture partagée de l’innovation. Outre-Atlantique, les entreprises quelle que soit leur taille se précipitent pour adopter des innovations ; chez nous, une certaine méfiance domine, au sein des entreprises comme des établissements financeurs. L’obstacle porte donc moins sur une supposée bureaucratie que sur l’état d’esprit.

Le « Grand témoin » d’ouverture du colloque sera Alain Mérieux, président de l’Institut éponyme. Lors d’un débat organisé par Acteurs de l’économie en novembre 2013 avec le mathématicien Cédric Villani et portant sur le modèle français de l’innovation, il déclarait d’ailleurs que « la France souffre du fait qu’on ne fait pas confiance : aux équipes de recherche, aux universitaires, aux jeunes »…

La France regorge d’entreprises exceptionnelles en termes d’innovation, et bioMérieux en est un bel exemple. Malheureusement, nul n’est prophète en son pays et souvent elles rayonnent davantage hors de leur territoire natal. Peut-être souffrons-nous d’un côté... Ancien Régime, par la faute duquel nous sommes trop attachés au passé et ne sommes pas suffisamment attirés - sauf en qualité de consommateur - par l’innovation ? Tout est question de climat, et les universités ont justement pour priorité de mettre en œuvre les moyens de l’améliorer pour favoriser un esprit d’innovation et une culture entrepreneuriale partagés.

Dans ce cadre, au sein de la CPU nous oeuvrons à (re)valoriser l’image de l’enseignement supérieur et de la recherche auprès du grand public. Parmi les combats emblématiques figure la reconnaissance du doctorat.

Mais est-il possible d’encourager une culture entrepreneuriale et un climat d’innovation dans un milieu qui n’encourage guère le risque et dans un pays qui a constitutionnalisé le principe de précaution ?

Sujet complexe. On peut illustrer par l’exemple la méfiance pour le progrès. La vaccination a produit des progrès de santé colossaux dont même les plus rétifs à l’avancée scientifique doivent convenir. Elle est même devenue un acte collectif de santé publique, domaine dans lequel la France s’est toujours distingué. Mais pour être efficace, non sur un individu, mais sur une population toute entière, il faut un « taux de couverture » de la population suffisamment important pour enrayer une éventuelle épidémie. En médecine, le progrès est assujetti au principe, intangible, du bénéfice-risque, qui intègre l’existence, incompressible, de possibles effets secondaires - seuls les traitements totalement inefficaces en sont parfois exempts.

La démarche scientifique vise donc à mesurer le bénéfice face à un risque de toutes façons omniprésent et qui doit être accepté. Or ce que l’on voit poindre d’extrêmement dangereux, c’est un mouvement qui, au nom d’un refus de tout risque individuel- même s’il est considérablement plus faible que les gains - hypothèque le bénéfice pour toute une population. Et, s’il se propage, peut faire courir un danger pour ses partisans mais aussi pour la population. Ce danger-là, ce… risque-là, peut-on le prendre ? Pour un individu ? Pour toute une population ? Voilà le péril qu’une interprétation fallacieuse du principe de précaution peut provoquer.

La méfiance voire l’hostilité du monde universitaire pour la « chose privée » et l’entreprise demeurent une réalité. « Il est paradoxal qu’un gouvernement dit de gauche poursuive la fragilisation voire le démantèlement des missions de service public en appelant à reproduire le modèle de l’entreprise » : voilà ce que les 10 000 signataires du manifeste contre la politique du gouvernement dans le domaine de l’enseignement supérieur et de la recherche viennent d’écrire. Les dogmes doctrinaires ont encore la peau dure…

Permettez-moi d’abord de contester ce chiffre : comment le valider quand les auteurs signent sans aucune vérification de leur identité ? Le monde universitaire est celui de toutes les opinions. Celles qui étaient majoritaires il y a vingt ans étaient opposées à toute relation entre le savoir, alors considéré comme une « bulle », à sanctuariser hors du champ de la société, et l’entreprise.

Depuis, bien des progrès ont été accomplis. L’insertion professionnelle des étudiants fait partie intégrante des missions de l’université, et la très grande majorité du personnel travaille avec le monde de l’entreprise, qu’il s’agisse de formation, d’insertion, de recherche, de transfert des savoirs, d’évaluation et de placement des étudiants. Et souvent, dans les deux sphères. Certes, comme toute courbe asymptotique, plus on s’approche du but plus les progrès sont difficiles à atteindre. Mais le milieu universitaire achève une mutation considérable : il y a encore peu il était centré sur l’autoreproduction, il est devenu le principal fournisseur de compétences du monde économique.

Le Crédit Impôt Recherche ne manque pas de détracteurs. Doit-il être revisité ? L’un des obstacles à l’innovation ne résulte-t-il pas au contraire de l’instabilité des dispositifs fiscaux qui obstruent l’un des facteurs déterminants d’engagement : la visibilité à long terme ?

Je ne possède pas de compétences de fiscaliste pour juger. En revanche, je constate le profit, substantiel, dont les universités tirent du CIR. Prenons l’exemple des docteurs : le CIR assure aux entreprises qui les recrutent un intérêt significatif sans lequel nombre d’entre elles ne pourraient franchir le pas. Il dynamise également la recherche partenariale, et particulièrement le transfert de la connaissance et de l’innovation de l’université vers des entreprises « culturellement » plutôt enclines à produire lesdites connaissance et recherche de manière endogène. Ainsi le niveau de Not invented here (NIH) a sensiblement reculé. Il faut surement continuer à accentuer ces effets.

L’échec est intrinsèque à l’acte de recherche. Il est autant fustigé en France qu’il est reconnu aux Etats-Unis. Comment les enseignants travaillent-ils à inverser le paradigme ?

L’enjeu de formation est, dans ce domaine, vital. Mais il commence dès l’école. L’échec - au même titre que le succès - fait partie intégrante et naturelle du mécanisme de l’apprentissage. Il ne faut donc ni l’éluder ni le stigmatiser. Au contraire, il faut apprendre à le désacraliser, à en tirer les enseignements pour progresser. Voilà ce qu’il faut enseigner. Or, qui n’a pas entendu lors de son parcours au collège ou au lycée un professeur déclarer « n’avoir jamais eu de classe aussi mauvaise que celle-ci ? ». Ce type d’allégation, tout comme l’assimilation d’un exercice raté ou d’une mauvaise note à un échec, est ancré dans les réflexes et les consciences. Il faut absolument en sortir.

Et pour cela, nous préconisons de valoriser fortement le contrôle continu de connaissances au détriment des examens « couperet » ; les premiers reflètent davantage le niveau véritable des étudiants et surtout résultent d’un processus ininterrompu d’exercices tentés, réussis, échoués, retravaillés, etc. N’est-ce pas ainsi que fonctionne le cerveau humain ? Et ne sont-ce pas l’expérimentation, la volonté d’affronter un abîme d’incompréhensions et d’obstacles, qui cimentent la démarche scientifique ?

Innover constitue le principal substrat de l’acte d’entreprendre. Or là encore cette logique ne figure pas dans les gênes du monde universitaire….

Le principe de la recherche est consubstantiel à celui de l’entrepreneuriat : dans les deux cas, on bâtit. Les chercheurs sont face à un problème inédit qu’il faut résoudre, les entrepreneurs sont face à un marché nouveau qu’ils doivent conquérir : la démarche intellectuelle est donc identique. Seules diffèrent la finalité et les modalités d’exercice. L’enjeu est de les faire travailler ensemble.

L’innovation doit résulter d’une hybridation des matières. Ainsi par exemple, on innove dans les sciences du vivant que si on mobilise des compétences philosophiques, sociologiques, anthropologiques, éthiques, etc. L’université sait-elle bien mêler ces spécialités ?

L’organisation de l’université en disciplines bien distinctes ne doit pas devenir cloisonnement : nous devons toujours lutter contre ce spectre. La transdisciplinarité doit être au cœur de la manière dont on conçoit l’université. Pour autant elle ne peut pas se substituer à l’excellence dont on doit faire preuve dans chaque discipline. C’est-à-dire qu’au nom de sa mise en œuvre on ne peut pas se permettre d’agglomérer des compétences superficielles ou inabouties. Il n’y a de collaborations entre disciplines que si chacune d’elles est de haut niveau.

Le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche exhorte au rapprochement (avec les COMUE) voire à la fusion des établissements universitaires. Cette logique prévaut dans toutes les strates de l’administration, comme le démontre le programme gouvernemental de regroupement des Régions et de disparition des départements. Cette logique-là est-elle compatible avec l’écosystème de l’innovation qui réclame d’être au plus près des réalités et des opportunités du terrain ?

En matière d’accélération et de transfert de technologies, qui nécessitent des moyens élevés et rencontrent des obstacles importants (durée de maturation des projets, etc.), les établissements universitaires et les écoles aujourd’hui trop compartimentés dans leurs démarches respectives ont tout intérêt à rassembler leurs forces et, lorsque c’est possible, à faire cause commune. Le morcellement en petites structures isolées n’a plus d’efficacité. Et l’avènement de sociétés de taille importante et formatées pour l’enjeu constitue une avancée significative que nous pourrons mesurer dans une dizaine d’années. Aux Etats-Unis, les études montrent que le rapport coût-recette (en contrat futur de recherche) d’un brevet est de 1 pour 12. Pour autant, l’intervention publique volontaire ne doit pas être écartée : elle demeure déterminante pour créer les effets d’amorçage.

Arrêtons-nous sur deux thèmes majeurs traités lors du colloque : l’innovation sociale et l’innovation numérique. La première peut-elle avoir pour terrain l’université, réputée pour son immobilisme socio-managérial, la seconde est-elle appréhendée avec les moyens et l’audace suffisants alors que France université numérique, support des MOOCs français, a connu d’importantes vicissitudes ?

Avec la loi LRU, ne sommes-nous pas pleinement dans l’innovation sociale ? Le changement, l’adaptation, les remises en cause, le souci de l’efficacité sont bien notre quotidien. L’université n’est peut-être pas toujours un modèle de performance organisationnelle et managériale, mais elle est tout à fait légitime à explorer le champ d’expérimentation de l’innovation sociale. C’est d’ailleurs inscrit dans la loi, et j’en veux pour preuve également les initiatives engagées dans le domaine de l’entrepreneuriat social.

Quant au numérique, qui bouleverse notre métier, nous l’abordons avec enthousiasme.

Cette double innovation technologique et pédagogique ne va pas entraîner la disparition des universités et de l’enseignement « physique », bien évidemment. En revanche, elle oblige à revisiter la manière d’enseigner. Fini le temps où le professeur transmettait de manière verticale et descendante la connaissance à des étudiants passifs ; aux silos d’hier très identifiés a succédé l’outil internet qui démultiplie, désorganise, transforme l’accès à la connaissance.

L’enseignant désormais a une triple mission : apprendre aux étudiants, les aider à faire le tri et à organiser leurs connaissances, et enfin réaliser le transfert desdites connaissances aux compétences. Voilà la véritable révolution du numérique ; les cours en ligne ne sont qu’un outil, une manifestation de cette révolution. Et ils ne se substitueront pas à la relation humaine, capitale, entre enseignants et enseignés.

L’université s’ouvre peu à peu à l’international. Que fait-elle concrètement pour intégrer à ses logiques et à ses process ce qui singularise l’innovation dans d’autres pays ? Qu’aimeriez-vous « importer » en France des initiatives développées à l’étranger ?

Les premières innovations que je souhaite rapatrier dans mon établissement sont celles que je repère… dans d’autres universités françaises ! Vraiment, elles regorgent d’initiatives et d’expérimentations formidables. Ceci étant, c’est sans doute dans le domaine de l’instrumentation scientifique que la France est le plus en retard. Quand chez nous on se contente d’une installation de 100 000 euros, nos confrères étrangers disposent de machines d’1 million… Leurs niveaux d’équipement impressionnent. Autre distinction majeure : hors de France, sous le terme « université » sont abrités indistinctement aussi bien les universités que les écoles ou les organismes de recherche.

Depuis longtemps ces pays ont dépassé ce qui singularise encore trop l’Hexagone : le morcellement. Et c’est d’ailleurs à l’atténuation des effets de ce morcellement que la création des COMUE doit répondre. Au moins partiellement, car tant que ces trois familles de structures demeureront strictement imperméables, nous ne progresserons que trop peu.

Enfin, troisième leçon, le prestige de la science universitaire est, à l’étranger, sans commune mesure avec la France. En Allemagne, les « docteurs », quel que soit leur domaine de compétence, sont profondément reconnus et respectés ; en France, ils sont réduits à la corporation des médecins. Travailler à la revalorisation du doctorat figure d’ailleurs parmi nos priorités, nous avons d’ailleurs lancé cette année, avec le CNRS, le grand concours national « Ma thèse en 180 secondes », c’est une formidable façon de faire découvrir à un large public le travail de thèse.

Libérer l’esprit d’innovation, c’est aussi donner aux établissements universitaires les moyens de leurs ambitions. La loi Fioraso peut-elle vous satisfaire ? La situation critique de l’Université de Versailles est symptomatique de la défaillance de moyens dont souffrent les établissements pour assumer leur autonomie. La faillite n’est plus un cauchemar inaccessible…

Dans l’absolu, cette loi n’est pas celle que nous aurions rêvée. Elle va certes dans le bon sens, mais pas suffisamment loin. Tout individu doit passer de l’enfance à l’âge adulte quels que soient les moyens dont il dispose. L’université est dans la même situation : elle doit accéder à l’autonomie coûte que coûte. L’injonction de cette mutation sans les moyens rêvés ou nécessaires oblige à faire preuve d’inventivité, par exemple en matière d’organisation et de mutualisation des fonctions supports.

L’élaboration des COMUE doit résulter d’une grande liberté de manœuvre. Liberté ou, selon d’autres versions, « flou ». Leur installation pose la question de l’autonomie décisionnelle, de la gouvernance à mettre en place, du « qui décide de quoi ». Le périmètre de compétence de la tutelle ministérielle ne doit-il pas être remis en cause ?

Absolument. Les établissements autonomes d’un côté et l’État de l’autre doivent trouver des marques nouvelles, et dans ce contexte le rôle de l’Etat est appelé à évoluer. Les premiers doivent avoir la capacité de mener à bien leurs projets : c’est ce qu’on leur demande. Et ils ont des comptes à rendre à la nation qui les finance.

Le second exerce un rôle de contrôle et de régulation nationale. Il faut que s’instaure intelligemment un double dialogue : entre l’Etat et les établissements, et entre les établissements devenus autonomes afin qu’ils partagent et harmonisent leurs stratégies. Concrètement, l’Etat doit être le garant du statut de la fonction publique des salariés et de l’égalité de traitement des étudiants et des universités sur le territoire ; en revanche, il ne doit pas intervenir dans les champs de la pédagogie, de l’organisation des formations, de l’insertion professionnelle, du transfert de technologies ou de la recherche.

Et idéalement devrait vous accorder une grande liberté dans la gestion des ressources humaines… ?

La gestion du personnel ne figure pas dans nos missions, elle est seulement un moyen d’assurer nos missions. La CPU a consacré l’an dernier un colloque complet sur ce sujet et il faut le dire haut et fort : cette situation doit évoluer, car on ne peut pas envisager d’autonomie sans celle, totale, de la GRH. Des progrès sont certes réels : nous pilotons la masse salariale et sommes un peu plus libres dans le domaine du recrutement. Mais il faut aller plus loin.

Tirer les établissements vers l’excellence en matière d’innovation, c’est avoir le courage d’affronter deux problématiques, toujours tabous : celle de la sélection à l’entrée, celle du financement de la scolarité. Alors que les budgets de l’Etat et des collectivités ne pourront que décroître, comment l’université et les établissements de formation d’ingénieurs pourront-ils agir sans réévaluer le coût des scolarités ?

Nous ne sommes pas favorables à un processus de sélection, et préférons militer pour une remise à plat du dispositif post-baccalauréat. Sélectionner à l’entrée de l’université ne serait pas la solution aux problèmes d’insertion. Et l’enjeu, clé, de l’orientation et de la réussite des étudiants commence au lycée et se ponctue au baccalauréat. C’est dans ces phases que l’on peut vraiment « travailler » l’adéquation entre les profils et les filières, et réduire les risques d’échec.

Quant au financement des études, il doit intégrer un postulat : à l’avenir, les budgets dévolus à l’enseignement post-bac seront au mieux constants, au pire en recul. Cette réalité, tout gestionnaire responsable doit l’intégrer. Elle impose de mettre en œuvre une utilisation optimale des fonds, et questionne la redistribution des flux. Est-il normal que certains perçoivent pour la même mission que d’autres des financements trois fois plus élevés pour un résultat équivalent ? Non. Il faut repenser le système d’évaluation de l’efficacité des investissements.

Certaines tutelles dont dépendent des écoles d’ingénieurs ont décidé de débrider les frais de scolarité. Ainsi le ministère du Redressement productif autorise l’Institut Télécom à les augmenter de 1 000 euros cette année et de 1 000 autres l’année prochaine. Une telle manne, supportable par le plus grand nombre d’étudiants et accompagnée de dispositifs de bourse pour les plus vulnérables, jugulerait tous les problèmes financiers de l’université…

En France, le débat n’avance pas. En cause ? D’abord une contrainte constitutionnelle : l’enseignement en France doit être quasi gratuit. D’autre part, il ne m’appartient pas de distinguer ce qui doit relever de la solidarité nationale et ce qui doit résulter de la contribution directe des familles. Le coût d’un étudiant oscille entre 10 000 et 20 000 euros. A qui revient le devoir de l’assumer ? Finalement, que le financement soit ponctionné directement dans le budget des familles ou qu’il soit redistribué via l’impôt, ne change guère à ce qu’il faut payer.

Quant au modèle, en évolution, des écoles d’ingénieurs, je ne souhaite pas qu’il s’applique aux universités. Celles-ci ont le devoir et la responsabilité d’assurer l’égalité de traitement de tous, quelles que soient les origines socioculturelles ou géographiques. Contester ce dogme, ce serait anéantir un modèle universel sur lequel la société française est fondée. Imagine-t-on affecter des coûts en fonction, par exemple, des revenus espérés une fois en activité ?

Mais la quasi gratuité n’est pas un levier de lutte contre les inégalités. A qui profite-t-elle en premier lieu si ce n’est aux étudiants les mieux « nés » ? Si ces derniers contribuaient à hauteur de leur situation familiale, imagine-t-on ce qui pourrait être investi au bénéfice des plus vulnérables ?

Ce postulat ne repose sur aucun fait tangible et vérifié. Si l’on comparait la proportion de jeunes issus de CSP « très modestes » dans les business schools et à l’université, que trouverait-on ? Ce qui est incontestable en revanche, c’est que l’aggravation de la crise détourne peu à peu les étudiants des écoles privées lucratives et les réoriente vers l’université.

Idéalement, aimeriez-vous voir disparaitre le système des classes préparatoires ?

A titre exclusivement personnel : oui. Je suis favorable à une « université universelle ». Elle abriterait l’ensemble des formations post-bac et hébergerait les organismes de recherche. La sélection ne résulterait pas de concours mais de process pointus d’orientation assurant a priori une grande cohérence entre les profils candidats, leur projet professionnel, les pré-requis des formations et bien entendu les débouchés.

D’aucuns « lisent » votre nouveau ministre, Benoit Hamon, de manière duale. Certains redoutent un élément de la « gauche de la gauche » qui n’affrontera pas certains problèmes cruciaux au nom de son idéologie ou de la paix sociale, d’autres saluent sa double responsabilité de l’Education nationale et de l’Enseignement supérieur au nom, justement, de la nécessité de regarder la problématique étudiante de manière globale. D’autres encore craignent que ses priorités se portent davantage vers la première que le second. Qu’attendez-vous de lui ?

Par le passé, d’autres ministres (Lionel Jospin ou Claude Allègre) ont exercé cette double responsabilité. Le second, par sa personnalité, ses réseaux, son parcours professionnel, peut-être aussi son appétence naturelle, s’est plus « investi » dans l’enseignement supérieur que dans l’Education nationale. La leçon que nous pouvons tirer de ces expériences, c’est que la personnalité du Ministre et ses dispositions à déléguer massivement ou non à son secrétaire d’Etat ( en l’occurrence Geneviève Fioraso, ndlr )comptent davantage que l’organisation officiellement déployée. Dans ce domaine, les premiers pas de Benoit Hamon sont positifs. Comme l’attestent également les premières décisions sanctuarisant les budgets de l’enseignement supérieur et de la recherche mais aussi la création des « 1 000 emplois par an » un moment menacés.

Propos recueillis par Denis Lafay

A lire sur le site de La Tribune.