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Des Chinois à Toulon : comment l’information vient aux journalistes, par Gilles Suchey. Cuverville, 19 avril 2009

lundi 20 avril 2009


Une seule journée aura suffi pour qu’une petite fac de province accède à la gloire médiatique. À faire saliver les plus prestigieuses universités de l’Hexagone, dont certaines restent mobilisées depuis plus de 11 semaines contre les réformes Pécresse/Darcos dans l’indifférence générale, ou presque.
Quel talent ! Y aurait-il une "méthode toulonnaise" ?
Non : juste des pratiques journalistiques.

Dix-neuf mars, jour de manif nationale, une rumeur circule. La police serait venue sur le campus de la Garde, des personnels administratifs et des profs auraient été entendus à propos de diplômes attribués abusivement à des étudiants chinois qui ne comprennent pas le français. En ligne de mire : L’Institut d’Administration des Entreprises (IAE). On chuchote le mot corruption.

En 10 jours, la presse locale convertit le potin malveillant en information fréquentable. Mardi 31 mars, Var matin titre à la Une : « Les Chinois trichent-ils pour entrer à la fac de Toulon ? »

La rédaction de France3 Méditerranée, dont le travail quotidien passe par la lecture minutieuse de Var matin, envoie une caméra sur les lieux du drame et diffuse un reportage mardi 7 avril.
Parcours classique de l’info locale. Quatre-vingt dix neuf fois sur cent, ça s’arrête là.

Mais une brèche s’ouvre le lendemain, mercredi 8 avril. Le 13 heures de France2 fait du cas toulonnais son neuvième titre.
Et une semaine plus tard, mercredi 15 avril, c’est l’explosion : un article dans Le Monde ; une dépêche Associated Press reprend l’article ; les rédactions s’emparent de la dépêche ; l’Agence France Presse pond la sienne ; France Inter en parle dans le journal de 19 heures et utilisera les chinoiseries comme fil conducteur des éditions suivantes. Consécration ultime, le dossier est au sommaire du 20 heures de TF1.

Que s’est-il passé entre le 8 et le 15 ?
Du point de vue de l’information, pas grand chose. Quelques cartons embarqués. La brigade financière du SRPJ de Marseille mène l’enquête après un dépôt de plainte, aucune révélation supplémentaire.
Du point de vue journalistique, branle-bas de combat. Les envoyés spéciaux se succèdent au bâtiment de la Présidence de l’USTV. Le vice-président du Conseil d’administration de l’université toulonnaise Pierre Sanz de Alba, et le directeur de l’IAE Pierre Gensse, répètent ad libitum la même chose. Pour sa part, le président Laroussi Oueslati fuit les appareils photo qui d’ordinaire font son délice.

Une hystérie pour rappeler l’endroit où le journaliste va trop souvent chercher sa matière : en première page du journal d’à côté. Quand une rédaction nationale s’aventure en région, les collègues doivent aussi y aller. Dans le reportage consacré par TF1 au « scandale du moment dans l’Éducation » (20 heures du 15 avril), on voit le correspondant feuilleter les pages du Var matin daté du 7 avril. Ahurissante mise en abyme.

Le gouvernement suit le mouvement. Comités de rédaction et cabinets ministériels, même combat. Consommateurs et producteurs d’info, élevant la "réactivité à l’actu" au rang de ligne éditoriale pour les uns, et d’action politique pour les autres.
Le 15 avril, jour de la tempête médiatique, Pécresse diligente une enquête administrative à Toulon. La « ministre chargée de l’Enseignement supérieur n’a pas attendu pour tenter de faire toute la lumière sur le délicat dossier des soupçons de fraude aux diplômes, dénoncée à l’université du Sud-Toulon Var », explique Var matin (samedi 18 avril). Elle aura quand même attendu que l’information fasse la Une de la presse nationale...

2Coup dur et LRU2

Un autre aspect de l’habitus médiatique justifie le succès précis de cette affaire, car l’observation réciproque, si elle est nécessaire, ne saurait être suffisante pour expliquer un tel déferlement. L’odeur du soufre et l’hypothétique scandale poussent les rédactions parisiennes vers les guichets SNCF. Pensez : la possible subornation de quelques enseignants chercheurs ou, mieux encore, une corruption érigée en système !

Le traitement médiatique serait-il le même, s’il s’agissait uniquement de déplorer l’attribution systématique de diplômes à des jeunes gens qui ne le méritent pas ? On peut en douter.

Aucun média, à l’exception notable de Marianne, ne met l’affaire des Chinois et la mobilisation universitaire en perspective, sauf à regretter, selon l’angle de communication choisi par la ministre, « le préjudice apporté au rayonnement international de l’enseignement supérieur français ».

Il faut lire l’article que les Echos consacrent le 17 avril au scandale présumé, sous le titre « Etudiants chinois : nouveau coup dur pour l’image des universités » :

« C’est une contre-publicité dont se seraient bien passées les universités, déjà à la peine pour tenter de sauver leurs diplômes et leur notoriété en cette année mouvementée. Selon une information dévoilée par le quotidien "Le Monde" et confirmée par un magistrat marseillais, plusieurs campus hexagonaux (Toulon, La Rochelle, Poitiers, Pau et un autre en région parisienne selon "Le Monde"), essentiellement des filières d’économie, pourraient être concernés par un trafic de diplômes au profit d’étudiants étrangers. [...] Une fraude a été constatée au printemps au sein des centres d’études en France, rattachés à l’ambassade, qui sont chargés de vérifier le niveau de langue des candidats chinois aux départs. [...] Les universités ne sont pas totalement exemptes de responsabilités non plus. Elles ont massivement ouvert leurs portes aux Chinois ces dernières années (22.452 en 2007, contre 2.000 en 1999). Et certaines se sont montrées peu regardantes pour compenser leurs baisses d’effectifs. Jusqu’à cette année, les dotations ministérielles étaient, en effet, allouées en fonction du nombre d’étudiants et non de leur taux de réussite. La réforme menée cet automne par Valérie Pécresse est censée atténuer cet effet pervers ».

Le propos de l’avant-dernière phrase est franchement approximatif, mais il a le mérite d’amener une conclusion glorifiant l’action ministérielle.
Oui, la Rochelle, Pau et Toulon entre autres, ont besoin d’augmenter leurs effectifs. Parce que ces petites universités se savent condamnées par la loi dite "Libertés et responsabilités des Universités" si elles n’y arrivent pas ! Et les dotations ministérielles, contrairement à ce qu’affirment les Echos, restent bien relatives au nombre d’étudiants — à condition qu’ils soient présents aux examens.
« L’effet pervers » a donc de l’avenir. Avec la LRU, la tentation sera de plus en plus grande d’inscrire des étudiants et de les diplômer même s’ils ne le méritent pas. Comme aurait pu le formuler la journaliste des Echos : « Valérie Pécresse n’est pas totalement exempte de responsabilité »... Mais bon, c’est vrai qu’il s’agit du fond du problème, on n’est donc plus dans le sujet.

Depuis plusieurs semaines, un membre de la coordination universitaire toulonnaise envoyait quotidiennement des courriels et fax relatifs à la mobilisation anti LRU, en regrettant « l’autisme » des médias. Destinataires : AFP, BFM, Le Figaro, Le Point, Le Monde, L’Express, L’Humanité, Libération, France2, France3, LCI, Le Canard enchaîné, France soir, Le Nouvel observateur, TF1, France info, France inter. Lassées, certaines rédactions ont débranché leur fax. Le médiateur de France2 s’est même indigné qu’on mette « ainsi en cause les autistes ».
L’affaire chinoise, une aubaine ? Même pas. Bien qu’ils soient enfin présents sur le campus, pas moyen de choper les envoyés spéciaux pour leur parler de la marchandisation du service public : à peine achevée l’interview d’une jolie Chinoise, ils sont déjà repartis vers de nouvelles investigations. L’actu, coco.


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