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Les soutiers de l’université - Catherine Rollot, Le Monde, 5 octobre 2009

lundi 5 octobre 2009

En dix minutes, son sort a été scellé. Michelle (le prénom a été modifié) ne fera pas sa rentrée à l’université de province où elle enseignait depuis deux ans. L’affaire s’est réglée entre deux portes, fin juin. "Vos heures ne seront pas renouvelées, en septembre", lui a asséné le responsable du département de langues. On ne s’embarrasse pas d’explications avec les enseignants "non permanents" comme elle.

Avec sa mise élégante, son doctorat et ses publications, Michelle faisait illusion dans les colloques. "On me présentait comme Madame X, de l’université Y", se rappelle-t-elle. Pourquoi dévoiler ce que "la civilité universitaire" ne veut pas voir ? A quoi bon faire resurgir "la honte d’avoir décroché tous les diplômes et de ne pas avoir un vrai poste" ? Pendant une bonne dizaine d’années, Michelle n’a rien dit : les cinq ou six universités qui l’ont employée, les horaires "bouche-trous", "les cours que les titulaires ne veulent pas faire" et les 1 500 euros net par mois.

La mobilisation des enseignants-chercheurs au printemps a été le déclic. "Je comprends qu’ils défendent leurs statuts, mais je regrette qu’il ne nous ait pas associés au mouvement", explique-t-elle. Alors elle a voulu parler et puis, très vite, la peur l’a fait renoncer à avouer son ras-le-bol au grand jour.

A côté des 57 500 enseignants-chercheurs qui bénéficient du statut de fonctionnaires, combien sont-elles, ces petites mains de l’université qui, comme Michelle, cohabitent dans l’ombre des maîtres de conférence et professeurs d’université titulaires ? Personne ne le sait vraiment. Le ministère de l’enseignement supérieur recensait en 2007-2008, près de 23 000 enseignants "non permanents", soit 26 % des personnels enseignants (hors disciplines médicales et odontologiques).

Cette catégorie regroupe des situations de précarité très différentes. A côté des professeurs associés ou invités, le gros des troupes est constitué de moniteurs et d’attachés temporaires d’enseignement et de recherche (ATER), souvent des doctorants en fin de thèse. "Il n’y a rien de commun entre un enseignant-chercheur associé recruté pour ses compétences professionnelles, qui donne quelques heures de cours en plus de son activité principale, et un étudiant qui fait des heures de vacations pour subvenir à ses besoins", explique Noël Bernard, responsable du secteur personnel au Snesup, le syndicat majoritaire chez les enseignants-chercheurs.

De catégorie en sous-catégorie, tout en bas de l’échelle de la précarité se trouvent les vacataires, qui enchaînent pendant des années les embauches de courte durée. Recrutés directement par les universités, ces personnels ne figurent dans aucune statistique ministérielle. Niés ou presque. Selon les syndicats, ils seraient des milliers, quelques centaines pour le ministère de l’enseignement supérieur. En imposant l’obligation pour chaque université de publier un bilan social, la loi sur l’autonomie des universités, votée en 2007, devrait permettre enfin de les comptabiliser. Un premier chiffrage est attendu.

A 36 ans, William Charton a longtemps fait partie de cette armée de l’ombre. Aujourd’hui "protégé" par un contrat à durée indéterminée (CDI), il est l’un des rares à parler ouvertement. Avant d’en arriver là, il a multiplié, pendant six ans, les contrats à durée déterminée (CDD) dans des centres universitaires qui dispensent des formations en langue et culture française pour les étudiants étrangers. Les enseignants "FLE" (français langue étrangère), à l’inverse de leurs collègues des autres disciplines, n’ont pas à passer un concours spécifique. Un diplôme universitaire leur suffit pour enseigner.

Sans statut, leur parcours professionnel est souvent chaotique, rythmé par les besoins de l’université. "J’ai commencé comme "faux vacataire", payé à l’heure", explique William Charton. Puis il obtient un premier CDD ; d’autres suivront. Pour boucler ses fins de mois, en plus de ses 400 heures de cours par an, il cumule les heures "complémentaires" dans plusieurs universités. "Parfois jusqu’à 800 heures", dit-il. Salaire moyen : 1 500 euros net. Il y a deux ans, il a obtenu un CDI à l’université Nancy-II. "Le salaire est le même, pour un peu moins d’heures et plus de sécurité." Après son master, "enseigner en FLE a été un choix". Mais beaucoup de ses collègues ont décroché. "Il y en a un qui est devenu coiffeur, un autre qui est parti à l’étranger, je suis l’un des seuls à avoir tenu le coup pendant si longtemps."

Le déséquilibre entre le nombre de postes et le nombre de postulants laisse du monde sur le carreau. Certains s’accrochent et viennent grossir le nombre de précaires, d’autres se retrouvent souvent démunis avec leur bac + 8.

Anne est de ceux-là. A 30 ans, en dépit d’un "départ parfait", elle "galère". Après trois ans de monitorat, elle postule comme chargée de cours, le temps de finir sa thèse de sociologie dans une université du sud de la France. Pour éviter de payer les charges sociales, l’établissement lui demande de justifier d’un autre emploi. Une incitation ouverte aux combines. Elle se "débrouille" et arrive à vivoter entre petits boulots et cours à la fac. Une fois sa thèse en poche, elle postule comme maître de conférence. Las, dans sa spécialité, les places sont rares : une petite quinzaine pour toute la France. "Si vous n’avez pas les bons réseaux, ce n’est même pas la peine car les procédures de recrutement sont pipées", estime-t-elle. Aujourd’hui au chômage, elle est sur le point de partir à l’étranger. Dégoûtée.

Thésarde en lettres et actuellement vacataire dans une université bretonne, Camille, elle, y croit encore tout en étant consciente de la fragilité de sa situation. "Si trois ans après votre thèse, vous n’avez pas trouvé de poste, une université ne vous recrutera plus car elle pensera que vous êtes une mauvaise."

Dans ce contexte de pénurie, l’université est souvent le théâtre d’une compétition, même entre les plus faibles. "Les contractuels s’entre-tuent pour récolter les miettes laissées par les enseignants-chercheurs", affirme Michelle. La dépendance des doctorants et des enseignants précaires aux titulaires engendre une multitude d’abus. Mais l’omerta est totale. "Les précaires subissent en se disant que, pour eux, ce sera différent, qu’ils arriveront à avoir un poste, et que pour préserver toutes leurs chances d’être un jour titularisé, mieux vaut ne pas faire de vague", poursuit Michelle.

"Le système est pervers, critique Pierre Christophe, vacataire à l’université Nancy-II. La précarité est accentuée par la légèreté avec laquelle l’université gère les personnels non fonctionnaires. Un exemple : avant d’être payé, il faut parfois attendre un an." Les emplois du temps sont donnés à la dernière minute, les charges de service varient d’un mois à l’autre... L’accumulation de toutes ces négligences est souvent dramatique pour des personnels à la situation financière fragile. "Les enseignants-chercheurs participent à cette précarité, même s’ils la dénoncent par ailleurs. Ce sont les responsables de département qui font appel aux vacataires et gèrent les dossiers. Il suffirait qu’ils s’impliquent un peu plus et le quotidien des précaires pourrait être amélioré. Mais tout le monde se défausse en s’appuyant sur des décisions collectives", regrette Pierre Christophe.

"Normalement, ces personnes ont un employeur principal qui n’est pas l’université", répond Jean-Loup Salzmann, président de l’université Paris-XIII-Nord. "Cela ne justifie pas ces dérives, mais cela les explique en partie", poursuit l’universitaire.

Face à leurs difficultés, les précaires sont souvent très seuls, faute d’avoir réussi à s’organiser. Quelques collectifs, comme Papera (Collectif pour l’abolition de la précarité dans l’enseignement supérieur, la recherche et ailleurs) ont bien essayé de faire entendre leur voix, mais sans grand succès. Les syndicats traditionnels s’en sont longtemps désintéressés. Le Snesup s’est décidé il y a à peine un an à ouvrir une section "non-fonctionnaire". "L’université fonctionne sur un modèle de caste : en haut, les professeurs, tout en bas les non-titulaires", analyse William Charton, devenu l’un des coresponsables de cette section. "Entre ces deux situations, il y a un fossé important. Les premiers ont du temps pour réfléchir à leur carrière et à leur statut. Les seconds sont dans le court terme car leur souci est de pouvoir payer leur loyer." Même quand ils sont dans des situations difficiles, peu de précaires ont le réflexe syndical. "Quand ils se décident à venir nous voir, il est souvent trop tard, explique Noël Bertrand du Snesup. Les précaires ont alors l’impression que nous les abandonnons mais, quand leur contrat arrive à terme et n’est pas renouvelé, à part les informer sur leurs droits au chômage, nous ne pouvons pas faire grand-chose."

"Vous n’êtes pas la seule." A 45 ans, Michelle n’a pas digéré la réponse syndicale qui lui a été faite. "Pour cette année, c’est foutu, explique-t-elle. Mais je n’abandonne pas, ce serait le comble." Il y a quelques semaines, l’annonce d’une publication de ses travaux dans une revue savante lui a mis un peu de baume au coeur. Mais l’angoisse a vite repris le dessus. "En qualité de quoi vais-je me présenter ?"

Voir sur le site du Monde :

Pour lire une analyse des causes de la précarité et une réaction à l’article de C. Rollot, on peut consulter le blog de L. Bouvet


Voir en ligne : http://www.lemonde.fr/societe/artic...