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"La valeur des diplômes a très fortement décliné en trente ans" - chat avec Louis Chauvel, sociologue, professeur à Sciences-po, Le Monde.fr, 7 octobre 2009

jeudi 8 octobre 2009

Dans un chat au Monde.fr, mercredi 7 octobre, le sociologue Louis Chauvel estime qu"une grosse moitié de la population française se sent déstabilisée, et ce n’est pas qu’un phénomène psychologique".

Rose : On parle de "déclassement social". Mais peut-on s’entendre sur la définition que l’on donne à ce terme : est-ce que l’on parle de la situation des enfants par rapport à celle de leurs parents ? Est-ce que l’on parle d’un changement d’emploi, d’une perte d’emploi ?

Louis Chauvel : En fait, "déclassement", c’est comme "classe moyenne", ce n’est pas une appellation d’origine contrôlée, donc on peut entendre beaucoup de choses très différentes sous le même nom.

Déclassement, il y a trois façons différentes de le voir.

Le cas n° 1, c’est lorsqu’on se retrouve dans une classe sociale inférieure à celle de ses parents. Camille Peugny travaille par exemple sur les gens qui étaient enfants des classes moyennes et qui se retrouvent dans les catégories populaires. C’est le déclassement social intergénérationnel.

Le deuxième cas de figure, c’est quand on perd son emploi et qu’on se retrouve dans une catégorie plus basse. C’est le déclassement intragénérationnel.

Il y a un troisième sens au déclassement, c’est le déclassement scolaire : le fait d’avoir un emploi inférieur à ce que le diplôme aurait donné quelques années plus tôt.

En 1960, le baccalauréat était la clé d’entrée dans les classes moyennes intermédiaires pour 60 % de la population des bacheliers. Aujourd’hui, c’est 75 % catégorie employés ou ouvriers, ou éventuellement chômeurs. On mesure en France un très fort déclassement scolaire, en particulier pour les diplômes bac, bac +2.

Fred : Est-ce qu’avec ce thème on n’est pas sur le même terrain qu’avec la sécurité : "le sentiment de..." ? Quelle est la réalité chiffrée de ce déclassement social ?

Louis Chauvel : En fait, la difficulté dans laquelle on est aujourd’hui, c’est qu’il y a énormément de débats.

Pour les uns, le déclassement c’est numériquement pas très important, cela terrifie tout le monde mais ne touche que 6 % de la population, donc ce n’est rien et n’a aucune existence véritable.

Pour d’autres intervenants dans le débat social sur cette question, il y a une vision très différente, le fait que les nouvelles générations depuis une vingtaine d’années font face à un déclassement structurel croissant ou avec de plus en plus de diplômes, les nouvelles générations peinent à se loger décemment.

En fait, il me semble impossible de dire que c’est comme le sentiment d’insécurité, à 90 % psychologique et 10 % réel. Je pense que les proportions seraient plutôt inverses.

RD92 : Avez-vous lu le livre de M. Maurin, La Peur du déclassement, une sociologie des récessions, et qu’en pensez-vous ?

Louis Chauvel : J’ai lu le livre d’Eric Maurin, que j’apprécie par ailleurs. En même temps, je suis très loin de partager l’essentiel de ses conclusions.

L’un des points centraux d’Eric Maurin, c’est qu’il insiste sur la peur du déclassement. Son hypothèse centrale est de dire qu’il y a beaucoup plus de psychologique que de réel dans le déclassement aujourd’hui.

Eric Maurin explique en particulier que la réalité du déclassement, qu’il mesure pour l’essentiel au risque de chômage et de perte d’emploi des gens actuellement en emploi, que ce risque de déclassement est secondaire.

Il explique aussi qu’il a peu varié dans le temps, et que la réalité du déclassement ne justifie absolument pas les peurs actuelles. C’est son propos.

D’autres auteurs, Christian Baudelot, Stéphane Beaud, Marie Duru-Bellat, et évidemment Camille Peugny, ont bien montré qu’il se passait quelque chose de beaucoup plus profond que cela.

Dans ma modeste contribution Les Classes moyennes à la dérive, en 2006, j’avais montré aussi que la valeur des diplômes a très fortement décliné par rapport à ce que ces diplômes auraient donné trente ans plus tôt.

L’ensemble de ces travaux montre que, notamment au sein des nouvelles générations de jeunes, ce n’est pas en ayant simplement des diplômes que l’on est sûr de se loger décemment. Ou de trouver une place dans la société semblable à celle de ses propres parents.

Zumain_1 : Comment peut-on estimer l’impact d’un système scolaire - qui apparaît inadapté - dans ce phénomène de déclassement social ?

Louis Chauvel : Par rapport à cette question, la comparaison internationale est très enrichissante. Dans certains pays, en particulier dans l’Europe nordique, mais aussi chez les Anglo-Saxons, le flux croissant de diplômés s’est développé au rythme de la croissance des emplois qualifiés.

Dans ces pays-là, il n’y a pas eu de déclassement par rapport aux diplômes. En revanche, en Italie, en Espagne, en Grèce, dans l’ensemble des pays de l’Europe méditerranéenne - dont la France -, les jeunes ont bénéficié d’une très forte croissance des diplômes, mais les emplois correspondants ont connu une croissance beaucoup plus lente.

La résultante en Italie, en Espagne, en Grèce, en France également, c’est que beaucoup de diplômés ne peuvent pas trouver des emplois correspondant aux qualifications scolaires qu’ils ont reçues.

En France, on a une masse de jeunes qui sont membres des classes moyennes du point de vue du diplôme, mais qui ne sont pas véritablement membres des classes moyennes du point de vue des emplois qu’ils obtiennent.

Beaucoup restent aux crochets de leurs parents jusqu’à des âges vénérables. C’est en raison d’une correspondance décroissante entre les titres et les positions réelles dans la société.

Dans les pays latins, ce phénomène est totalement structurel, il est très lourd, il donne un sentiment délétère chez leurs parents, que leurs enfants, avec deux années d’études en plus, se retrouvent plus bas qu’eux-mêmes dans la société.

nessundorma : Un père ingénieur ou professeur… Un fils plombier, ou mécanicien, ou menuisier… Est-ce, selon vous, un grave déclassement social ? est-il gravé dans le marbre que les enfants doivent avoir obligatoirement un statut social supérieur, ou au moins égal, à celui de leurs parents ?

Louis Chauvel : Si le fils plombier est à la tête d’une entreprise de cinquante salariés, ce cas-là est une forte mobilité ascendante. En tout cas d’un point de vue économique…

En revanche, dans les cas typiques de déclassement social présentés, par exemple, par Camille Peugny dans son ouvrage Le Déclassement (Grasset, 2009), la situation est plus grave. Il repère une forte proportion, croissante, d’enfants d’instituteur ou de professeur qui finissent emplois-jeunes dans le jardin municipal.

Camille Peugny mesure ces transformations, elles sont à la fois fortes et montrent la situation assez exceptionnelle que nous connaissons par rapport au XXe siècle.

Effectivement, jusqu’à présent, en période de paix, le devenir moyen de la génération suivante, c’est d’être au-dessus de la génération qui a précédé. Depuis vingt-cinq ans, on mesure une inversion de ce flux.

Est-il écrit dans le marbre que toute génération doit être au-dessus de la précédente ? Peut-être pas, mais c’est quand même le cas de figure le plus normal.

Il y a eu beaucoup de progrès au cours des cinquante dernières années, les jeunes peinent pourtant de plus en plus à en bénéficier. Cela se voit notamment à la qualité du logement, à la surface des logements, aux conditions de vie en général, aux départs en vacances.

A de nombreux points de vue, on mesure de plus en plus de jeunes dont le niveau de vie n’a pas progressé, bien au contraire, par rapport à la génération précédente.

Le problème, c’est que ces difficultés ne sont pas simplement des effets d’âge – les jeunes vont plus mal –, ce sont des effets de génération, c’est-à-dire qu’une mauvaise entrée dans la vie adulte a des conséquences sur la très longue durée.

Les jeunes qui ont connu des bas salaires, de faibles niveaux d’emploi, qui ont connu le chômage à leur entrée tardive dans la vie adulte après de longues études, peineront à trouver un niveau de retraite décent dans les prochaines décennies.

Ces phénomènes ne sont guère mesurés par Eric Maurin, par exemple.

Laurent : Les politiques ont-ils selon vous pris la mesure de cette question ? et apportent-ils des réponses appropriées ?
Bertrand : Quel bilan peut-on faire des politiques publiques mises en place pour lutter contre les déclassements ?

Louis Chauvel : En fait, la situation en termes de politique publique est d’autant plus difficile que le diagnostic est très problématique.

Il y a vingt ans, quand il était encore temps d’agir à la racine, le problème, c’était avant tout la nouvelle pauvreté qui résultait du chômage de longue durée.

Entre 1995 et 2002, on a pris conscience de la fracture sociale, cela a créé la CMU et tout un ensemble de dispositifs permettant de pallier les difficultés des 20 à 30 % de la population le plus en difficulté. C’est le cas aussi avec la prime pour l’emploi.

Le problème, c’est que les difficultés n’ont cessé d’augmenter d’un cran, et c’est au tour des catégories intermédiaires de la société de se porter de plus en plus mal.

Cela ne veut pas dire que les catégories populaires se portent bien, mais le noyau stable, central, de la société française, les catégories situées autour de 1 500 euros de salaire mensuel net, est à son tour touché par des difficultés de plus en plus palpables.

L’équation impossible, c’est tout à la fois améliorer le sort des catégories les plus en difficulté tout en ne déstabilisant pas plus encore les catégories intermédiaires de la société.

Le problème est que cette équation est extrêmement difficile à résoudre, et les politiques préfèrent d’une façon générale faire œuvre de démagogie plutôt que de traitement de fond de ces phénomènes.

Le problème, c’est que maintenant une grosse moitié de la population française se sent déstabilisée, et ce n’est pas qu’un phénomène psychologique. On le mesure aussi à des réalités tangibles.

Difficultés de logement, à trouver une école décente, à payer les factures habituelles tout en conservant un niveau de consommation de classe moyenne…

Il y a vingt ans, des politiques de lutte contre le déclassement auraient pu être mises en place sans efforts considérables, en travaillant plus sur la formation tout au long de la vie, en rendant moins douloureux les changements d’emploi, en renouvelant les qualifications d’une partie massive de la population.

Pour le dire vite, l’essentiel des politiques publiques mises en œuvre dans des pays comme le Danemark, des pays où les gens changent d’emploi sans en éprouver une souffrance considérable parce qu’il y a une vraie négociation collective et un accompagnement social qui va avec, ont eu des résultats très positifs.

En France, on a fait tout le contraire. Les entreprises en difficulté ne recrutent plus et laissent vieillir leurs travailleurs jusqu’à l’âge de la préretraite. Les entreprises dynamiques essaient d’embaucher le moins possible en augmentant de plus en plus la productivité de leurs travailleurs en place.

Et en France, changer d’emploi, c’est le risque permanent de perdre tout un ensemble de droits fondés sur l’ancienneté dans l’entreprise. Le résultat est qu’on travaille avec de moins en moins de gens, de plus en plus épuisés et stressés, jusqu’à la veille du départ à la retraite. Ce n’est pas un modèle stable de développement.

Zumain_1 : Est-il possible que les protections sociales réputées fortes en France puissent participer à aggraver le déclassement social ? Du fait que les individus s’accrochent de toutes leurs forces à leurs acquis et passent ainsi à côté d’opportunités d’évolutions ou même de changement de carrière.

Louis Chauvel : L’un des points importants du livre d’Eric Maurin, c’est effectivement le fait que l’Etat-providence à la française, de type corporatiste, qui donne beaucoup de droits, en particulier à ceux qui sont depuis longtemps dans une entreprise, produit beaucoup de déstabilisation sociale.

Gösta Esping-Andersen le dit aussi : le risque, c’est de sacrifier les plus faibles (les femmes, les immigrés, les précaires, les jeunes) pour protéger au maximum le travail du noyau central.

Ce diagnostic est fondé, mais en même temps, le noyau central, qui était très stable dans les années 1980, commence à son tour à subir des difficultés croissantes.

Il suffit de comparer par exemple le salaire moyen au prix du mètre carré au cours des vingt dernières années.

Le danger de ce diagnostic serait d’aller trop rapidement à la conclusion : cassons les dernières sécurités du noyau central et tout ira mieux. Eric Maurin ne dit pas exactement cela, mais risque d’être interprété comme cela.

Petersham : Le déclassement social en France n’est-il pas qu’un dommage colatéral de l’apparition inéluctable de classes moyennes en Chine ou en Inde : ces pays importent de la richesse et exportent de la pauvreté.

Louis Chauvel : C’est vrai, mais pas totalement. Les pays nordiques sont des petits pays, donc leur expérience n’est pas forcément généralisable à la France, mais tout de même.

La Suède, par exemple, a réussi à sauvegarder son modèle de classe moyenne, en parvenant à être toujours en avance sur le changement et le progrès des qualifications.

Certains pays aussi globalisés que le nôtre sont parvenus à sauver l’essentiel de leur modèle social, avec des réformes fortes, mais qui ont été avantageuses pour tout le monde.

Il est à craindre que sur cette voie-là, la France ait raté son changement.

De tout un ensemble de points de vue, nous risquons d’avoir tout à la fois de faibles salaires nets, comme dans les systèmes d’Etat-providence développés, et une précarité croissante et une dureté croissante dans le travail. Et dans les retraites ultérieurement.

C’est-à-dire que je crains que la France risque de cumuler les tares du capitalisme libéral et d’un modèle obsolescent d’Etat-providence qui a raté sa transition.

Les pays nordiques, une fois encore, montrent une dynamique inverse face à la globalisation.

Cedrick : Pensez-vous que le système méritocratique français a trouvé son aboutissement social ? N’est-ce pas ce modèle-là qui est en crise et qui provoque la grogne de tous ceux qui ne sont pas premiers ?

Louis Chauvel : C’est vrai que le modèle méritocratique français est très spécifique. Partout dans le monde hors de France, la méritocratie, c’est le talent plus l’effort. En France, c’est le concours réussi à l’âge de 20 ans. Evidemment, ce sont deux choses complètement différentes.

Il s’agit de plus en plus de réfléchir à retrouver une dynamique d’effort et de réussite.

En comparaison internationale, ce que je crains le plus, c’est que les Français ou les Européens manquent d’un projet collectif à l’échelon national ou européen. Nous ne savons pas où nous allons, ce que nous voulons, et c’est, me semble-t-il, très grave.

Lorsque je vais aux Etats-Unis, dans les pays nordiques ou en Chine, mes interlocuteurs, qui sont des experts nationaux de ces pays, sont en permanence associés à la question : "Où allons-nous ?"

En France et en Europe, au contraire, il y a véritablement une carence de vision d’avenir ne serait-ce qu’un peu partagée.

Nous devrions nous poser la question de quel modèle social nous voulons pour 2025, mais la vraie question des politiques aujourd’hui, c’est : "Comment préparer 2012 ?" Cette inconséquence, nous la paierons très cher en 2025 et avant.

Et cela risque de nous amener à un déclassement collectif de l’ensemble européen sur la scène mondiale. Ce n’est pas très optimiste, mais je crains que ce ne soit assez lucide.


Voir en ligne : http://www.lemonde.fr/societe/artic...