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"Le manque de temps est un facteur décisif" - Olivier Beaud, Le Monde des Livres, 13 janvier 2011

jeudi 13 janvier 2011

Professeur de droit public à l’université Panthéon-Assas Paris-II, Olivier Beaud est l’un des coauteurs de Refonder l’université (avec Pierre Encrenaz, Marcel Gauchet, Alain Caillé et François Vatin, La Découverte, 2010) et il a récemment publié Les Libertés universitaires à l’abandon ? (Dalloz, 350 p., 24 €). Entretien.

Geoffroy de Lagasnerie dresse le constat d’un divorce croissant entre recherche universitaire et débat intellectuel. Qu’en pensez-vous ?

Il faut voir ce qu’est devenu le métier d’universitaire ! Dans les années 1960-1970, un professeur donnait trois heures de cours par semaine, il n’avait pas une dizaine de thèses à diriger ou à lire et ne devait pas se plier aux multiples contraintes bureaucratiques d’au-jourd’hui. En outre, la multiplication des examens a considérablement alourdi les charges de travail. Le loisir des universitaires est donc réduit à néant. Nous sommes de plus en plus rivés à notre spécialité, sans avoir la faculté de fréquenter d’autres textes et d’autres collègues. Le manque de temps est un facteur décisif. De même, la rareté des postes et la concurrence accrue obligent les chercheurs à se spécialiser toujours davantage pour avancer dans la carrière et gagner la reconnaissance de leurs pairs. Dans ces conditions, comment participer au débat public ? Ceux qui prétendent étudier les logiques de l’innovation intellectuelle devraient commencer par s’intéresser aux conditions de travail des universitaires.

Précisément, Geoffroy de Lagasnerie déplore le règne de la spécialisation disciplinaire et de l’évaluation par les pairs ; il regrette l’époque où l’université était ouverte sur la scène politique...

Mais, dans le monde savant, la spécialisation est inévitable ! Elle n’est pas toujours synonyme de médiocrité, et compétence spécialisée ne veut pas toujours dire dogmatisme ou orthodoxie... Quant à reprocher aux sciences humaines de s’être dépolitisées, c’est une critique à double tranchant. Prenons l’exemple de la cooptation par les pairs : c’est d’abord et avant tout une garantie de compétence, car, pour juger un travail d’un collègue ou d’un futur collègue, il faut connaître d’abord et avant tout le domaine dans lequel il écrit. Du point de vue de la liberté académique, le recrutement idéologique, comme il s’est jadis pratiqué dans certaines universités (comme à Vincennes, souvent citée en exemple), est une aberration, contraire à toutes les règles de sélection scientifique. Dans un ou deux cas, ça a permis des recrutements heureux, mais dans d’autres ce fut désastreux. En réalité, on voit mal par quoi l’on pourrait remplacer l’évaluation par les pairs, sauf à faire l’éloge, comme le fait Geoffroy de Lagasnerie de façon très paradoxale, du recrutement par l’autocrate éclairé (sur le modèle incarné jadis par l’historien Fernand Braudel).

En 2009, vous avez participé à la mobilisation contre la réforme de l’université. Quelles conclusions en avez-vous tiré ?

J’ai été consterné par l’incroyable méconnaissance des élites politiques et médiatiques à l’égard de ce qu’est réellement devenue l’université en France. Car celle-ci est à l’agonie. La révolte de 2009 a constitué un dernier sursaut contre une politique qui vise à faire des universités un lieu de relégation pour les étudiants qui n’ont pas pu accéder aux classes préparatoires, aux grandes écoles ou aux IUT. Si les collègues, et particulièrement les jeunes, se sont tellement mobilisés, c’est parce qu’ils sentaient que leur métier était attaqué en plein coeur. C’est-à-dire dans son indépendance intellectuelle, justement, avec l’intronisation d’un président supermanager élu, et en général faiblement légitime, qui exerce sa domination sur les universitaires de base qui tentent l’impossible : continuer à enseigner et à chercher. D’où ce phénomène souvent occulté, car tragiquement révélateur : la fuite des cerveaux à l’étranger. Ainsi, non seulement les jeunes universitaires n’ont plus la possibilité de participer à la vie intellectuelle française, mais ils tentent aussi leur chance ailleurs, là où ils ont une chance d’être respectés.


Voir en ligne : http://www.lemonde.fr/livres/articl...