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"Ceinturée, corsetée, flagellée : la science étouffée !"

par Michel Saint Jean, physicien, directeur de recherches au CNRS

dimanche 15 juin 2008, par Laurence

En 1988, la « Magna Charta Universitatum » signée par les recteurs des universités européennes réaffirmait «  la liberté académique et l’indépendance à l’égard de tous les pouvoirs, la liberté de recherche, d’enseignement et de formation ». Vingt ans plus tard, Nicolas Sarkozy déclarait « La recherche doit servir la société, elle doit lui permettre de s’approprier ses découvertes….pour alimenter la croissance économique ». De pratique intellectuelle de compréhension du monde, la science se voit désormais réduite à un simple outil technique de production de richesses.

On doit cette révolution à l’intense activisme des idéologues libéraux qui présentent comme une évidence leur vision utilitariste de la science et qui ont lancé avec leurs hommes de main, les managers (les « manus agere », les mains agissantes) leurs grappins sur l’idéal et la tradition humaniste de l’Université européenne pour les soumettre à la loi du marché. Pour emporter l’adhésion de l’opinion publique, ils ont mis en place une « pédagogie » de la peur : la recherche française serait sur le déclin, nos chercheurs les plus compétents fuiraient tandis que les autres se contenteraient de maigres et pâles résultats, et le danger serait d’autant plus grand que notre indépendance elle-même serait menacée par les puissances émergentes plus dynamiques que nous. Leurs preuves ? Des études « scientifiques » qu’ils diligentent, à la fois juges et parties, en utilisant des indicateurs quantitatifs (le plus connu étant celui de Shanghaï qui classe les universités) qu’ils ont eux-mêmes conceptualisés. Leur solution ? La reprise en main des scientifiques et de leurs activités.

À cet effet, de nouvelles structures ont été mises en place : l’Agence Nationale de la Recherche qui est devenue peu à peu la source prédominante de financements et l’Agence d’Evaluation de la Recherche et de l’Enseignement Supérieur qui elle, évalue toutes les structures de recherche sauf les tutelles et leurs politiques ! Au laboratoire dans lequel des chercheurs coopèrent en pleine autonomie intellectuelle pour élaborer des connaissances nouvelles doit maintenant se substituer un ensemble de scientifiques, « porteurs de projets » en concurrence, dont la tutelle pourra piloter l’activité en ne la finançant que si elle est conforme à ses «  axes stratégiques » et en évaluant leurs performances sur des critères quantitatifs mesurés par des « experts », scientifiques qu’elle choisit et qui en retour de leur fidélité auront accès aux budgets et aux postes (ce qui dans cette absurde logique est normal puisque leur expertise déclarée garantit leur excellence et justifie donc les moyens qu’elle leur accordera). Ainsi un physicien a aujourd’hui beaucoup plus de chance d’être soutenu s’il travaille sur les nanotechnologies qui relèvent des thèmes prioritaires de l’ANR que sur tout autre sujet. De même sa carrière sera sans doute plus rapide car le nombre de ses publications sera corrélativement plus important, ce qui est un élément quantitatif désormais essentiel pour l’évaluation comptable de ses « performances ».

À écouter les laudateurs de cette gestion dirigiste de la recherche publique, elle serait censée être un parangon d’efficacité. Pourtant de nombreux exemples montrent le contraire. L’autoritarisme gestionnaire n’est profitable ni à la science ni même à l’innovation.

La théorie de la dérive des continents dont le sinistre du Sichuan nous a rappelé la pertinence a été proposée en 1912 par A.Wegener sur la base d’observations croisées de géologie, de paléoclimatologie et de botanique qui prouvaient l’ancienne juxtaposition des côtes d’Afrique et d’Amérique du sud. Cette découverte s’opposait radicalement à la théorie dominante proposant une Terre inerte. Sans qu’aucune réelle critique rigoureuse n’en ait été faite et au seul prétexte de la présumée incompétence de Wegener qui était météorologiste. elle fut jugée « scientifiquement » irrecevable par les géologues établis car en fait, cette théorie nouvelle n’était pas utile aux besoins stratégiques de l’économie minière et mettait en péril leur autorité de géologues experts. Ainsi, cette formidable avancée fut-elle bannie ou ignorée jusqu’aux années 70. Ici, l’institution qui organise, dirige la science et en définit « la qualité », a explicitement nui à sa vitalité et à l’émergence de savoirs nouveaux.

Le pilotage de la science serait-il plus efficient si on se limite au seul domaine de la « science innovante », nouvel horizon des politiques utilitaristes ? Pas sûr ! C’est en effet au cours des 25 premières années du XXème siècle que l’industrie chimique française a accumulé les retards qui font qu’aujourd’hui le poids économique de nos voisins allemands dans ce domaine est deux fois plus important que le notre. Leur origine directe est le dirigisme des autorités scientifiques de l’époque. Toute entière sous l’autorité du chimiste et ministre Marcellin Berthelot qui contrôlait les enseignements et les recherches, la chimie française n’eut pas le droit d’explorer la théorie naissante de l’atome et s’est vue contrainte de continuer à utiliser celle « des équivalents » que Berthelot et ses fidèles, les experts du moment, imposaient au nom de son efficacité technique. Dans le même temps, l’industrie chimique allemande faisait fructifier les apports de cette révolution conceptuelle. Là encore, le pilotage serré et directif de la recherche montre non seulement toutes ses limites mais aussi ses méfaits qui se sont avérés scientifiquement et économiquement désastreux, et ce, alors même que dans cette discipline aux retombées industrielles certaines, ce dirigisme aurait dû, s’il était pertinent, montrer sa pleine mesure.

Le monde a changé et le pilotage par les agences modernes interdirait désormais les travers du conformisme scientifique d’hier. L’expérience commune de nombreux chercheurs montre le contraire, tout expert ayant tendance à ne financer que les projets "sûrs" et à rejeter comme non pertinents les plus novateurs …pour lesquels il perdrait sa qualité d’expert. M. R. Capecchi, Prix Nobel de Médecine raconte qu’en 1980 il avait soumis trois projets à l’agence américaine de financement NIH qui n’en avait retenu que deux et préconisait l’abandon du troisième pour lequel il finit par recevoir son prix. « J’ai poursuivi le troisième…mais pris un grand risque. Si je ne trouvais pas de résultats clairs en quatre ans, la NIH aurait stoppé brutalement tous mes financements ». L’incertitude de la découverte est maintenant non plus assumée par l’institution mais par les chercheurs eux-mêmes qui doivent dès lors choisir entre le risque de perdre tout financement et celui d’abandonner des projets incertains auxquels ils croient. Le dernier prix Nobel de Physique, Albert Fert, dont la découverte fondamentale permis de multiplier par 100 la capacité des ordinateurs ne disait rien d’autre au journal Le Monde qui lui demandait s’il aurait eu ce prix s’il n’y avait eu qu’un financement sur projets «  Non car, au départ, c’était un projet à risque dont personne ne pouvait savoir s’il allait aboutir. Une agence de financement sur projet, elle, ne l’aurait jamais retenu : c’était à l’époque un sujet trop marginal et loin des thèmes à la mode ».

Le pilotage de la recherche voulu par les pouvoirs publics et imposé aux scientifiques aura l’effet inverse de celui qu’il prétend obtenir. Ses contraintes et ses modalités de fonctionnement vont conduire en effet les scientifiques à respecter des normes et des usages qui créent structurellement du conformisme scientifique et à terme la stérilisation de la créativité scientifique. Si le financement sur projets peut être utile ponctuellement pour impulser certaines recherches, il devient désastreux dès lors qu’il est prédominant car il entrave les initiatives et l’exploration de domaines originaux pour ne renforcer que des axes prioritaires devenus thèmes routiniers. L’évaluation quantitative est néfaste car elle détruit la coopération entre chercheurs pour ne favoriser qu’une recherche cloisonnée pour être identifiable et menée par des scientifiques en concurrence. Alors même que la recherche fondamentale réclame stabilité et mémoire collective, le financement sur contrat transforme un nombre de plus en plus grand de chercheurs en rouages interchangeables une fois le contrat terminé.

Chaque organisation de la recherche découle de la représentation de la science qu’elle entend incarner. En retour, l’adaptation des scientifiques à cette institution forge leurs pratiques et le type de science qu’ils produisent. La recherche publique réclame la liberté intellectuelle, la confiance mutuelle, des laboratoires permettant des échanges fructueux entre chercheurs et l’évaluation de leurs idées basée sur la confrontation intellectuelle et des organismes capables de dialoguer et de les accompagner. Au lieu de les favoriser, le pouvoir actuel a choisi de surveiller et punir. Alors que les potentialités sont immenses, il est à craindre que sous ces contraintes la science française ne s’étiole par épuisement, passivité ou soumission. Les pouvoirs publics seraient alors comptables de ce désastre qu’ils auraient programmé par aveuglement idéologique sans aucune réelle concertation ni avec la communauté des scientifiques ni avec la nation elle-même.