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Sciences Po : "Il faut briser la vitrine !", tribune par des étudiant-e-s chercheur-se-s mécontent-e-s de Sciences Po, Le Monde, 7 mars 2012

jeudi 8 mars 2012

Pour lire cette tribune sur le site du Monde

Dans une tribune publiée dans l’édition du Monde datée 25 janvier, faisant suite à la série de polémiques autour de Sciences Po, des membres de la "communauté académique permanente" lèvent leurs boucliers pour prendre la défense de la politique de Richard Descoings et, à cet effet, font valoir les succès obtenus dans le domaine de la recherche académique. Non pas que ce compte-rendu soit erroné, voire mensonger. Mais, en présentant la partie comme le tout, cette tribune occulte habilement les enjeux cruciaux mais cachés qui se jouent au sein de l’établissement : peut-on vanter la politique de recherche sans évoquer la formation à celle-ci ? Contre ces manœuvres de justification sélective, nous - étudiant-e-s en recherche et doctorant-e-s à Sciences Po - tenons à révéler nos conditions quotidiennes d’études et nos luttes pour, au-delà du spectacle qui se joue par tribunes et articles interposés, donner à voir ce qui se déroule en coulisses.

Contre l’avis des étudiant-e-s et de leurs élu-e-s, la direction, au nom d’une politique de recherche "d’avenir" qui se voulait "ambitieuse", a décidé en 2009 de fusionner masters de recherche et doctorats en un parcours intégré d’une durée de cinq ans, sélectif. En contrepartie, furent promis des financements pour les étudiant-e-s, par le biais d’exonérations de frais de scolarité accompagnées de bourses d’études et de recherche. Si, à l’époque, nous avions alerté l’administration et les étudiants sur les effets potentiellement dissuasifs et fortement désincitatifs d’un parcours en cinq ans, la direction nous a opposé que ceux-ci seraient compensés par les financements. Dont acte.

Pourtant, dès la rentrée 2009, c’est la douche froide : la réalité est loin d’être à la hauteur des promesses avancées. Les masters ne bénéficient d’aucun type de financement, si ce n’est des exonérations de frais de scolarité accordées de manière non systématique et totalement opaque. Le nombre de financements de thèse est largement en-deçà de ce qui fut annoncé. Enfin, le statut de master de recherche, diplôme national, disparaît au profit d’un diplôme d’établissement de grade master. A l’automne 2010, une lettre ouverte rédigée par des étudiant-e-s en recherche de toutes disciplines fut transmise à l’administration, où il était demandé qu’un choix clair soit fait sur notre situation - nous ne pouvions accepter toutes ces contraintes sans les contreparties promises - ce qui déboucha sur un bref et unique entretien avec le directeur de l’école doctorale, qui nous opposa que notre demande de financements supplémentaires était inacceptable et déraisonnable, Sciences Po ne disposant pas des fonds nécessaires. A cet égard, quelle ne fut pas notre surprise en apprenant un an plus tard le montant des sommes distribuées en bonus ou dilapidées dans des frais de gestion dispendieux ! Les autres revendications que nous portions, telle la clarification du statut des étudiant-e-s et de leur diplôme, sont restées lettres mortes.

Ce silence assourdissant est à l’image de l’indifférence dans laquelle se détériore la formation à la recherche à Sciences Po. Par exemple, les masters de recherche de la mention "politique comparée" ont été progressivement démantelés et partiellement fusionnés avec d’autres masters professionnels, apparemment plus aptes à servir de vitrine à l’établissement : outre une logique d’offre et de demande regrettable dans le cadre d’une "politique scientifique ambitieuse", pâtit au premier chef la cohérence académique des étudiant-e-s déjà engagé-e-s dans cette voie, ainsi que les aspirations de celles et ceux qui souhaitent s’y lancer. Il n’est, par ailleurs, pas inutile de s’interroger sur l’avenir des fonds spécifiquement dédiés à la recherche dans ces domaines dans le cadre de la fusion de ceux-ci avec le budget de masters professionnels... Enfin, on peut faire remarquer que, dans l’enquête jeunes diplômés, commandée annuellement à TNS-Sofres et dont l’administration se sert pour vanter les débouchés de ses étudiant-e-s et les bienfaits de sa politique, dans la presse et en interne, les étudiant-e-s de master recherche sont systématiquement et arbitrairement écarté-e-s de la statistique : ceux et celles-ci ne méritent-ils/elles donc pas les mêmes louanges que les autres étudiant-e-s, ou la communauté de chercheur-se-s ? Ou bien l’institution préfère-t-elle ne pas s’étendre sur les difficultés pesant sur l’insertion professionnelle de ses jeunes chercheur-se-s ?

Il pourra nous être opposé l’argument que, malgré tout, les étudiant-e-s de Sciences Po, dans la recherche comme ailleurs, sont privilégié-e-s en termes de financement global et de conditions de travail par rapport à la très grande majorité du paysage universitaire français. Nous l’admettons, mais voulons principalement attirer l’attention sur le fait que, plus qu’une lutte de particularisme et de personnalité, c’est surtout de l’avenir de la recherche et de l’enseignement supérieur dont il s’agit. Quand un établissement s’autoproclame laboratoire de l’université française, et que cette ambition est sanctionnée par le gouvernement, il est important de sortir des basses polémiques pour montrer les enjeux de coulisses. Dès lors qu’une polémique touche Sciences Po, la réaction épidermique qui se produit en permanence est la fixation du débat autour de la personnalité de son directeur. Or, dans la zone hors-champ du regard médiatique, nous assistons en silence à la détérioration de la recherche, et de la formation à celle-ci. Un débat d’autant plus important qu’il est occulté, même en temps de campagne électorale.

Est-ce donc cela l’université que nous voulons, celle où, malgré un "indéniable rayonnement international", les étudiant-e-s ne bénéficient toujours pas d’un cadre qui leur permettrait de faire leurs recherches dans les meilleures conditions ?

Nathanel Amar, Timothée Arnera, Nader Beizaei, Baptiste Bloch, Kamel Boudjemil, Doris Buu-Sao, Antoine Cabon, Laura Carpentier, David Copello, Elena Diego-Marina, Mickael Durand, Guillaume Fleury, Pierre-Emmanuel Guigo, Paul-Elie Jarmache, Dora Jeridi-Raulin, Antonin Lambert, Romain Llinares, Pierre Odin, Eliza Monsonis, Alexandre Rogers, Damien Simon, Marie Talec, Pablo Thomas, Julia Vignon, Sarah Werner.