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"Une évaluation transparente et collégiale", point de vue dans "Le Monde" du 5 février 2009

jeudi 5 février 2009, par Elie

Nous, professeurs formés en France, vivons par choix, en Amérique du Nord, dans ce monde universitaire qui sert de modèle à la réforme. Nos universités sont "autonomes". Nous sommes évalués par des comités internes, où siègent nos pairs, qui décident, après six ans, de notre titularisation, la promotion la plus importante.

Pour prendre cette décision, nos pairs évaluent la qualité de notre recherche en fonction de critères compréhensifs, entre autres par une collecte de jugements écrits envoyés par des universitaires du même domaine - c’est la fonction qu’est censée remplir le Conseil national des universités (CNU). Ils disposent aussi des évaluations que nos étudiants donnent chaque année. Nous ne craignons pas non plus de savoir que c’est le président de notre université qui décide en dernière instance de notre embauche et de notre progression de carrière, car ses décisions avalisent celles prises par les instances collégiales.

CRITÈRES PLUS BUREAUCRATIQUES

Pourquoi, alors que la réforme actuelle se propose d’aligner la France sur ce modèle, nos collègues français craignent-ils le pire ? C’est qu’entre le modèle et son application, il peut y avoir un gouffre selon les universités. Gouffre d’autant plus grand qu’il n’est pas précisé si les universités s’inspireront du modèle qui se diffuse de la Grande-Bretagne au reste de l’Europe, ou du modèle collégial nord-américain. Il est flagrant que le gouvernement méconnaît le modèle dont il prétend s’inspirer.

Le système précédent avait certes des défauts. Certains de nos collègues travaillent dans des universités dont les procédures de décision collective sont opaques. Ils redoutent de ne pas avoir leur mot à dire sur la définition des critères d’évaluation qui seront retenus par les futurs comités de recrutement que nommeront les présidents d’université. Comment s’assurer que c’est la collégialité, la responsabilité collective, et le travail en commun qui vont l’emporter sur les anciennes pratiques d’opacité et de népotisme ? Cet écueil est évité en Amérique du Nord, car nous sommes recrutés après un vote collégial, à l’unanimité, de l’ensemble des enseignants-chercheurs du département que nous intégrons, une spécificité que le gouvernement a ignorée lorsqu’il a réformé les commissions de spécialistes. La collégialité est ici la pierre de touche d’un système dans lequel les offres de recrutement, et donc le marché, sont les principaux producteurs d’une évaluation de la qualité universitaire.

Les universités disposent-elles de moyens appropriés pour évaluer leurs professeurs ? Connaissent-elles la façon dont les procédures d’évaluation sont organisées de ce côté-ci de l’Atlantique ? Le gouvernement s’est-il assuré qu’une concertation préalable sur les règles d’évaluation avait été menée au sein des universités avant de leur accorder leur autonomie ? Non, il semble plutôt s’être lavé les mains des conséquences concrètes de l’autonomisation. Pour que nos collègues français aient confiance dans la façon dont leur travail sera évalué, il aurait fallu que le gouvernement mette en marche leur autonomisation après une concertation.

On peut craindre le pire si les universités décident de s’inspirer des méthodes de management soi-disant rationnelles. Or le décret gouvernemental stipule que nos collègues français seront évalués par leur université tous les quatre ans. C’est le signe que l’évaluation sera organisée selon des critères plus bureaucratiques que collégiaux. En Amérique du Nord, notre université ne nous évalue que deux fois au cours de notre carrière : après six ans pour la titularisation, puis lorsque nous sommes prêts pour devenir full professor.

Pourquoi ? Parce qu’une évaluation selon des critères académiques, qui ne se réduisent pas à la simple réputation mesurée en nombre de publications et de citations, mais aussi en termes d’inventivité, demande une évaluation compréhensive, collégiale, qui oblige nos pairs à lire nos publications afin de les évaluer à leur juste valeur. Un tel effort ne peut être répété tous les quatre ans, à moins de ne devenir qu’une formalité. Sinon, l’évaluation des universitaires s’assimile dès lors à un "bilan de compétences", et la fréquence fixe de ce bilan non seulement rigidifie les possibilités de moduler les services, mais retire aussi aux enseignants-chercheurs la maîtrise du temps de l’évaluation.

UN ESPRIT COMPTABLE

Quel rôle ces évaluations bureaucratiques vont-elles jouer dans la mobilité des enseignants ? Elles devraient leur servir à négocier un meilleur statut. Mais la possibilité d’avoir des statuts différenciés crée un marché des enseignants-chercheurs, et ces derniers iront chercher ailleurs de meilleures conditions de travail. L’évaluation interne et bureaucratique est donc rendue caduque et inutile dès lors que le marché produit sa propre évaluation. Car pour garder un chercheur qui obtient une offre alléchante, une université devra lui accorder les conditions qu’il exige.

On peut donc craindre que ce soit un esprit comptable, bureaucratique qui anime l’application de la réforme. Ceux d’entre nous qui travaillent aux Etats-Unis ont connu le mépris d’un gouvernement, même si c’est un universitaire qui dirige le pays. En France, il est temps d’organiser une concertation transparente dans chaque université pour éviter la mise en place de procédures de décision inadéquates qui pèseront sur les générations futures.

Martial Foucault, professeur adjoint d’économie politique, université de Montréal ;
Eléonore Lépinard, professeure adjointe de sciences politiques, université de Montréal ;
Vincent Lepinay, professeur-assistant au MIT ;
Grégoire Mallard, professeur-assistant de sociologie, Northwestern University.