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"L’Université et la revanche des « élites » aux États-Unis" - par Christopher Newfield, Blog "Changement de société", extrait de La Revue Internationale des Livres et des Idées, 7 septembre 2010

mercredi 8 septembre 2010, par Elie

Commentaire introductif de Danielle Bleitrach

Aujourd’hui est une grande journée de lutte, tout ou presque tout a été dit sur ce qui est à l’origine de ce mouvement et sur la question des retraites. Personnellement je suis convaincue que ce qui mobilise aujourd’hui va bien au-delà des retraites. Ce à quoi, il est répondu par l’idée qu’il faut une grève générale, j’ignore si là est la solution, cela ne dépend pas de moi mais de l’état de conscience de ce qui est possible et de ce qui doit être fait. Donc j’aurais tendance à répondre plutôt qu’en terme de modalité d’action : tout ce qui peut développer la conscience de la nécessité d’une lutte anti-capitaliste et anti-impérialiste. Il y a la question des retraites, mais l’assaut est bien plus global. par exemple, il est clair que le patronat veut faire passer toutes les protections sociales dans la privatisation et que dans le même temps il veut développer son emprise directe sur l’éducation. Chacun des assauts, les « réformes » prennent sens non seulement dans le contexte géographique de l’Europe et d’un espace béant à une logique du marché et de la financiarisation, mais dans un contexte politique où l’Europe fait partie d’un système monde impérialiste dont les etats-Unis constituent l’avant poste. Il s’agit d’un fait de civilisation, de la transfomation d’un mode de production, d’où le rôle central de l’éducation à la fois comme la gare de triage de la formation d’une force de travail adaptée aux besoins à court terme d’une classe déclinante (un rôle jadis joué par la famille et par la formation sur le tas), et comme appareil idéologique d’inculcation de la transformation des individus en sujets à tous les sens du terme, la soumission, mais aussi un libre arbitre » fictif qui leur fait choisir « l’efficacité » et la « modernité »… ce qui s’avère être si on suit la démonstration de l’article ci-dessous le chemin d’une régression généralisée… Avec caricaturalement un petit groupe de « chercheurs » étroitement liée à « l’innovation » des secteurs boursiers et de « hutes technologies », infantiles et richissimes, le mytje du golden boy, nouvel avatar du sel man made… Voici encore un article qui provient de la très précieuse revue internationales des Livres et des idées.

À l’heure où l’on chante les vertus de « l’économie de la connaissance », les États-Unis viennent de produire la première génération à être moins bien éduquée que la précédente. Christopher Newfield analyse ici en historien les causes et les enjeux de ce phénomène et nous propose ainsi une petite histoire de la revanche des « élites » sur les processus de démocratisation amorcés dans le passé.

Le retour Hoover

Depuis des années, le capital financier et l’économie prise dans son ensemble sont considérés aux États-Unis comme les objets d’un savoir détenu par ceux qui ont accompli le parcours des études supérieures. Le capital financier a accueilli en son sein des décamillionnaires et des multimilliardaires désireux de rendre la pareille à l’Université, et donc à l’économie de la connaissance qui les a forgés : les empereurs du logiciel, les souveraines d’eBay, les rois de la pharmaceutique, les pharaons des fonds spéculatifs – tous si transcendentalement riches.

Il a été exigé de l’Université qu’elle trouve sa place au sein d’une forme de capitalisme qui avait temporairement fusionné deux versions d’elle-même. La première version correspond à l’industrialisme du XIXe siècle, aujourd’hui avec l’exploitation de milliards de Chinois, la plus parfaite armée de réserve de chômeurs de l’histoire. Ces « usines noires et sataniques » (« dark satanic mills ») ont permis un taux de croissance élevé du niveau de revenu national de l’ordre de 5 cents pour chaque dollar touché aux États-Unis ou dans l’Union européenne. La seconde version du capitalisme, contemporaine, est l’« économie de la connaissance » du XXe siècle, baptisée ainsi à l’occasion du boom des recherches gouvernementales militaires dans les années 1950. L’archétype est ici le laboratoire bouillonnant de talents, capable de produire un taux de croissance élevé du niveau de revenu national, bien supérieur au taux de croissance cumulé de 2,5 % par an auquel nous avaient habitué les systèmes capitalistes depuis 1750.

Il y a une sorte de tension étrange entre ces deux faces du système capitaliste supposément mondialisé. L’une est riche et l’autre est pauvre, et en trente ans, la faille séparant le Nord du Sud s’est à peine comblée (et s’est même élargie si on ne tient pas compte de la Chine). Rajoutons que, dans l’un de ces mondes, le travail est toujours resté enchaîné – quoique toujours résistant et rebelle –, les gains économiques et la mobilité sociale étant réservée, en Chine, à l’élite côtière. En revanche, on peut dire que, dans l’autre monde, le « travail de la connaissance » s’est vraiment libéré. De manière plus surprenante, la théorie de l’économie de la connaissance implique que, pour que les travailleurs de la connaissance soient capables de créer leur haute valeur ajoutée, leur travail doit être libre. L’innovation intellectuelle suppose que le travailleur de la connaissance soit autorisé à hésiter, à changer d’avis, à ressasser, à rêvasser, à fantasmer et à suivre ses impulsions personnelles et ses instincts où qu’ils le guident – quoi que puisse par ailleurs faire le business par la suite pour museler cette connaissance. La solution à cette contradiction entre travail libéré et travail paupérisé fut la finance elle-même. Grâce à la dérégulation, le capital financier est devenu bien plus mobile que le travail, les infrastructures (les usines, les bureaux, les laboratoires) ou même que les idées, qui sont rares, peu maniables, et ont plus tendance à disparaître qu’à être transportées. À travers la concentration, en grande partie aidée par une petite frange de l’élite des universités privées américaines, qui éduquent 1 % des quelque 17 millions d’étudiants aux États-Unis, les décisions financières se sont retrouvées concentrées dans les mains d’un petit groupe homogène de leaders financiers prudemment socialisés. Les travailleurs de la connaissance n’ont aucun contrôle sur l’usage qui est fait de leurs idées. L’invention et l’investissement habitent des mondes précautionneusement séparés. Dans l’industrie elle-même, les espaces d’invention institutionnels – les grands laboratoires industriels de AT&T, Xerox, IBM de l’âge d’or de l’après-guerre – ont été mis en pièces et redistribués dans différents services et sous différents contrôles hiérarchiques. Au tournant de ce siècle, le travail de connaissance sur la culture et la société a été relégué à la périphérie, tandis que le travail de connaissance sur la science s’est fait une place sur le marché. Cette connaissance est alors jugée, même si elle n’est pas encore sortie du laboratoire universitaire, sur sa capacité à trouver des partenaires industriels et à trouver des débouchés rentables.

À l’automne 2008, le pouvoir décisionnaire de la finance a été potentiellement mis en danger quand son monde d’investissements fictifs s’est écroulé. Mais les chefs du secteur financier réalisèrent alors qu’au lieu d’une défaite totale, ils étaient sur le point de remporter leur plus grande victoire. Pour gagner, il leur faudrait non seulement prendre en otage les propriétaires fonciers endettés, les retraités de l’industrie automobile ou de certaines manufactures, les gouvernements et les secteurs qui y sont liés, autrefois solides mais progressivement détruits au cours des dernières décennies. Il leur faudrait effectivement prendre en otage l’économie de toute la planète. Obliger les gouvernements des pays riches à les renflouer. Emprunter de l’argent et investir, oui, mais à la condition que la plus grande partie de l’argent vienne du public. La finance s’est concentrée sur le plus économiquement instable et le plus psychologiquement fragile de ces pays, les États-Unis. En six mois, ils ont récupéré tout l’argent du pays – soit à peu près 14 000 milliards de dollars en investissements directs, en prêts, en obligations d’assurance, c’est-à-dire l’équivalent du revenu national en un an. Pendant ce temps, les États et les régions licencièrent d’un coup des centaines d’enseignants, firent des coupes claires dans les budgets de la santé, de l’aide aux handicapés et des universités publiques. La finance a orchestré le nouvel avènement de Herbert Hoover, fils de Hoover, Hoover le second.

Pour une massification de qualité

Comparé au capitalisme financier, le communisme est la meilleure chose qui soit arrivée aux pays « occidentaux ». Non parce que les universités de l’ancien bloc communiste étaient très bonnes – bien au contraire – mais parce que le communisme a culpabilisé le bloc occidental et l’a amené, sur le long terme, à envoyer ses masses à l’Université. Aux États-Unis, les études supérieures pour tous furent le plus grand programme d’aide sociale de l’histoire du pays. Les aides publiques ont permis d’augmenter de 78 % les inscriptions à l’Université dans les années 1940 et de 120 % dans les années 1960. Dans les trois décennies qui suivirent l’après-guerre, les inscriptions dans les universités publiques sont passées de 50 à 80 % du nombre total d’inscriptions à l’Université. Les États-Unis ont pendant plusieurs années détenu le meilleur taux de réussite aux diplômes, la force de travail scientifique la plus grande et la plus compétente, les meilleurs enseignants, les meilleurs mécaniciens, les meilleurs travailleurs sociaux ou encore les meilleures infirmières. Ce qui nous a tous fait avancer ensemble. Pour une telle société, tout est possible. La pauvre Europe, dévastée par la guerre, avait d’autres priorités, mais, en France et en Allemagne par exemple, les universités appliquaient les mêmes principes d’égalité, partout, qu’elles soient grandes ou petites, qu’elles soient d’importance nationale ou régionale, qu’elles soient au centre ou à la périphérie.

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